Des associations dénoncent le retour de pratiques irrégulières de démarchage dans le domaine de l’énergie. Certains fournisseurs se concentreraient sur des populations fragilisées. À Bruxelles comme en Wallonie, Luminus est pointé du doigt.
Luminus serait-il passé à l’offensive? Quitte à abuser de la crédulité de consommateurs précaires?
La guerre de position qui se joue entre fournisseurs d’énergie fait rage depuis que le marché a été libéralisé. Chaque entreprise cherche à séduire de nouveaux clients. Pour ce faire, certains auraient recours à des méthodes plus que limites. À commencer par la pratique d’un démarchage agressif, qui, dans de nombreux cas, ne respecterait pas les règles en vigueur.
On sait que le porte-à-porte fut utilisé à large échelle au moment de l’ouverture du marché de l’énergie à la concurrence (en 2007 à Bruxelles et en Wallonie, pour les particuliers). «Dans de très nombreux cas, certains vendeurs n’informaient pas, voire désinformaient les consommateurs», peut-on lire dans le rapport annuel de la direction générale de l’inspection économique du SPF Économie.
Selon l’inspection, les fournisseurs ont depuis lors mis le holà sur le démarchage sauvage. Chantal De Pauwe, la porte-parole, estime que ces derniers mois, ses services n’ont pas été «particulièrement alarmés» par des pratiques irrégulières de démarchage.
Le démarchage fait son grand retour
Pourtant, sur le terrain, on s’alarme d’une recrudescence du démarchage à domicile. Un démarchage qui ne serait pas des plus honnêtes. Exemple au service social Entr’aide des Marolles. Ingrid Gabriels y est assistante sociale. Comme ses quatre collègues, elle a reçu plusieurs personnes qui s’estimaient flouées par des démarcheurs. «Entre cinq et dix personnes se sont adressées à moi pour se plaindre de ces pratiques. Et encore, on ne voit que les personnes qui réagissent.»
Les exemples qu’elle énumère sont édifiants: «Un démarcheur a pu faire signer un contrat en garantissant que le changement de fournisseur d’énergie permettrait d’obtenir le tarif social. Ce qui était un mensonge.» Elle constate que «tous font le forcing sur le prix» et «transmettent une information incomplète».
Une autre belle arnaque revient en mémoire à Ingrid Gabriels: «Une dame n’avait pas voulu signer le contrat que lui présentait le démarcheur, car elle était illettrée. Le vendeur lui a dit de simplement signer ‘l’avis de passage’, car son employeur le réclamait. En fait c’était un contrat qu’il lui faisait signer.»
Et puis il y a la façon de se présenter, pas toujours très claire: «Les personnes ne se rendent pas forcément compte que le démarcheur parle au nom d’un autre fournisseur.» Ce n’est souvent que plus tard qu’ils réalisent que leur fournisseur a changé. «Ils viennent nous voir car ce n’est pas ce qu’ils souhaitaient», ajoute l’assistante sociale des Marolles. Cette dernière constate que ces vendeurs visent «les habitants de logements sociaux» et travaillent pour un fournisseur identifié: Luminus.
Ces échos marolliens ne sont pas isolés. Plusieurs associations tirent la sonnette d’alarme. Exemple avec Infor Gaz Élec, centre d’information non commercial, et Nicolas Poncin, son coordinateur: «Des personnes viennent nous voir et se sont fait démarcher. Elles sont inquiètes car elles ont changé de fournisseur.»
En Belgique, le démarchage à domicile est encadré par un «code de conduite sur les ventes en dehors de l’entreprise», qui complète l’accord «Le consommateur dans le marché libéralisé de l’électricité et du gaz», ainsi que par le Livre VI, «Pratiques du marché et protection du consommateur». Les règles qui y sont édictées semblent évidentes: le démarcheur doit être bien identifiable et expliquer clairement au nom de quelle entreprise il se présente. Il doit toujours détailler les raisons de sa visite, donner des informations exactes et doit être particulièrement réservé avec les personnes handicapées, âgées ou défavorisées.
Mais dans les nombreux cas récoltés par les associations, ces codes de conduite ne sont pas respectés. «Des vendeurs donnent de fausses informations, témoigne Nicolas Poncin. Il arrive que le démarcheur affirme que le tarif social sera moins cher chez eux. Certains disent même qu’en changeant de fournisseur, les clients seront épargnés par le black-out.»
Une inflation du démarchage qui n’épargne pas la Wallonie. Au Réseau wallon pour l’accès durable à l’énergie, on a aussi rassemblé des témoignages. Aurélie Ciuti, la coordinatrice du réseau, donne le détail: «Nous avons aussi beaucoup de situations problématiques pour l’instant. Des pratiques frauduleuses. Des cas où le vendeur se fait passer pour le gestionnaire de réseau afin d’entrer plus facilement chez les gens.» Des ventes agressives qui seraient pratiquées par Luminus, mais pas seulement. ENI aurait aussi été mis en cause, et même Electrabel, mais dans de moindres proportions.
Les pauvres dans la ligne de mire?
Ces entreprises visent-elles sciemment des personnes fragilisées, les alléchant avec des offres pas toujours très transparentes? C’est en tout cas l’impression d’Aurélie Ciuti. «Nous avons l’impression qu’ils prospectent surtout dans des quartiers plus populaires, dans des cités sociales, pour avoir de meilleurs résultats.» Impression confirmée par Julie Frère, porte-parole de Test-Achats: «Le démarchage concerne davantage de personnes qui ont moins l’occasion de comparer les offres, qui ont moins d’accès à l’information. Donc oui, cela concerne davantage de gens dans une situation précaire.»
Attention, le fait de s’adresser en premier lieu à des personnes en difficulté, ou en situation de précarité, n’est pas forcément une intention des fournisseurs d’énergie. C’est ce que mentionne Philippe Devuyst, le médiateur fédéral: «Les démarcheurs font du porte-à-porte. Ils s’arrêtent chez une série de personnes qui n’ont pas d’activités professionnelles, chez des personnes qui sont chez elles la journée.»
Il n’empêche, le résultat est le même. Ces personnes se retrouvent embarquées dans des changements qu’elles ne souhaitaient pas. Des changements dont l’impact peut être important. Car des vendeurs mettent en avant des prix bien plus bas que leurs concurrents. Des prix annoncés qui ne sont souvent que les acomptes, les factures intermédiaires; celles qui ne sont qu’une avance et qui ne correspondent pas à la consommation réelle. Plus leur prix est bas, plus le contrecoup sera fort lorsqu’il faudra payer la note annuelle. «Cela peut même entraîner des procédures de défaut de paiement», témoigne Aurélie Ciuti.
Dans la plupart des cas, les fournisseurs d’énergie sous-traitent à des entreprises spécialisées dans le démarchage la tâche de recruter de nouveaux clients. Des démarcheurs sous pression, dont la rémunération varie en fonction des contrats grignotés sur la concurrence.
À l’épreuve de la preuve
Le principal problème auquel se confrontent les associations est qu’il n’est pas franchement facile de prouver qu’un démarchage a été abusif. Les échanges sont principalement oraux. «La loi existante, en Belgique, protège assez bien le consommateur de ces pratiques de démarchage, explique Nicolas Poncin. Mais elle n’est pas respectée. Et dans les faits, c’est la parole de l’un contre celle de l’autre. Rien n’est vérifiable.» Pas évident de faire cesser ces pratiques sur la base de simples témoignages. Et, quand bien même, les clients ne souhaitent pas forcément se lancer dans de grandes démarches juridiques alors même que la charge de la preuve leur incombe en partie.
Ce qu’ils souhaitent, la plupart du temps, c’est récupérer leur ancien contrat. Ce qu’ils parviennent à faire sans trop de problème. D’abord parce qu’ils ont 14 jours pour se rétracter. Ensuite parce que les fournisseurs jouent le jeu: «En général, ils annulent les contrats, car les fournisseurs craignent la mauvaise publicité», affirme Philippe Devuyst.
Des fournisseurs qui se veulent rassurants
Côté fournisseurs, évidemment, on ne l’entend pas de la même oreille. Nico De Bie, porte-parole de Luminus, se veut catégorique: «Nous n’acceptons pas de telles pratiques.» Concrètement, il nous informe que les vendeurs sont «très sérieusement formés. Tous doivent se présenter clairement et sont identifiables car ils portent un logo de l’entreprise». Mais surtout, le porte-parole ne voit «pas d’intérêt à faire signer à quelqu’un un contrat dont il ne veut pas. Nous tenons à notre réputation, car la satisfaction du client est au cœur de notre démarche.»
Bien sûr, il peut arriver que des vendeurs s’égarent et fassent un peu de forcing. Auquel cas l’entreprise peut «prendre des mesures». Comme un surcroît de formation, voire l’écartement du mauvais vendeur.
C’est un peu le même discours qu’on entend à la Fédération belge des entreprises électriques et gazières (Febeg). Pour Stéphane Bocqué, le porte-parole, «dans la majorité silencieuse des cas, tout se passe très bien. La vente à distance est cadrée par des normes déontologiques très strictes». Lorsque des infractions à ces codes sont constatées, le fournisseur peut agir, «notamment en rompant le contrat avec l’entreprise sous-traitante, si le problème est plus structurel. Mais les cas sont peu nombreux».
Lorsqu’on demande au représentant de la Febeg ce qu’il pense des affirmations selon lesquelles le démarchage serait ciblé sur des populations précaires, il s’inscrit en faux: «Les personnes précaires posent généralement des problèmes pour le paiement des factures. C’est un gros problème pour les fournisseurs. L’idée de les ‘cibler’ me laisse un peu perplexe.»
Parmi les entreprises qui se sont fait connaître par leurs techniques douteuses de démarchage, citons Euphony. Test-Achats les avait pointées du doigt pour leurs pratiques, disons, pressantes, de vente à domicile.
Euphony était un sous-traitant de Luminus. L’entreprise n’existe plus depuis juillet 2014. Elle a été rachetée par Mobistar et a été renommée Smart. Un ancien d’Euphony, préférant rester anonyme, estime que cette entreprise a «fait du mal à Luminus. On y prenait n’importe qui pour faire n’importe quoi. Avant on rentrait des contrats, on s’en foutait un peu de la manière. Des intérimaires donnaient de fausses informations aux clients.»
Mais maintenant, avec Smart, tout serait différent. «C’est désormais un travail de qualité. Le porte-à-porte est interdit. Il faut d’abord prendre un rendez-vous avec les clients, en appelant toujours de la part de quelqu’un de l’entourage de la personne.» Cela dit, Smart n’existe que depuis le 17 octobre, ne présente pas de site Internet… et Luminus préfère ne pas trop évoquer ses contrats de sous-traitance: «C’est confidentiel», répond, énigmatique, Nico De Bie.
Faut-il interdire le démarchage?
Les services du médiateur énergie, Philippe Devuyst, alerteront bientôt la ministre en charge de ce dossier, Marie-Christine Marghem, des pratiques irrégulières de démarchage. «Nous recevons une ou deux plaintes par semaine, dit Philippe Devuyst. Nous nous demandons ce qui peut se passer derrière.»
Le médiateur a aussi contacté des entreprises pointées du doigt. «Nous avons été reçu chez des fournisseurs qui pratiquent le démarchage. Ils souhaitaient démontrer qu’ils effectuaient des contrôles de qualité. Que le personnel en charge de la vente était formé. Mais tout n’est pas parfait, car nous constatons que les démarchages continuent. Des vendeurs ne respectent pas les règlements.»
À tel point que certains souhaiteraient purement et simplement interdire le démarchage dans le domaine de l’énergie. C’est le cas de Test-Achats. «Rappelons qu’en principe, pour toute somme au-delà de 250 euros, le démarchage est interdit, rappelle Julie Frère. C’est la règle. À cette règle se sont ajoutées une série d’exceptions, dont le gaz et l’électricité. Nous ne voyons pas ce qui justifie cette exception. Car l’énergie est un poste budgétaire important pour les ménages qui nécessite du temps pour comparer les offres. La possibilité de démarcher dans le domaine de l’énergie est une revendication du lobby qui s’est concrétisée dans la loi.»
L’idée d’une interdiction du démarchage ne crée pas l’enthousiasme de la Febeg, et c’est un euphémisme. «C’est un élément relativement indispensable, rétorque Séphane Bocqué. Sinon le risque est que le marché s’endorme. C’est un élément de dynamisation. Sans cela, aujourd’hui, un nouvel entrant sur le marché n’a pas de solution.» Un porte-parole qui s’enorgueillit du «dynamisme» du marché belge avec ses forts taux de switch (changements de fournisseur d’énergie). Un marché où les consommateurs cherchent à faire jouer la concurrence et où les entreprises cherchent à gagner de nouveaux clients.
Pourtant, certains fournisseurs n’apprécient pas forcément ces combats de rue pour hameçonner le client. Xavier Riga, administrateur chez Octa plus, cité dans La Libre Belgique du 17 octobre 2013, se déclarait favorable à une «interdiction» du porte-à-porte. Il faut dire que les démarchages, surtout quand ils sont abusifs, entraînent des coûts administratifs inutiles (résiliations de contrat, courriers, etc.) et créent même une forme déloyale de concurrence.
Concrètement, l’interdiction du démarchage dans le domaine du gaz et de l’électricité n’est pas pour demain. Alors que Test-Achats s’apprêtait à sensibiliser les parlementaires fédéraux sur ce thème, un arrêt de la Cour de justice européenne est tombé le 10 juillet 2014. Il ne fait pas les affaires du monde associatif.
Cet arrêt condamne la Belgique, notamment au sujet des interdictions de «vente ambulante» dans certains secteurs. On y rappelle que la directive de 2005, «visant à une harmonisation complète» sur les pratiques commerciales déloyales, s’oppose à «l’existence de dispositions nationales plus restrictives». Explications par Julie Frère: «La directive prévoit une liste de pratiques abusives. Les États membres ne peuvent pas aller plus loin car c’est une directive d’harmonisation maximale.» En gros, le démarchage n’est pas une pratique abusive, alors il sera impossible de l’interdire.
Les associations devront donc changer leur fusil d’épaule et s’armer de patience. Elles envisagent un lobby au niveau européen. Si l’objectif est de faire changer le texte de ladite directive, cela prendra des années. À moins que d’ici là, une décision de justice ne vienne condamner certaines pratiques, permettant d’un peu mieux cadrer les excès récurrents de la vente à domicile.