«L’énergie, cette puissance impalpable, que nous ne pouvons pas voir mais dont nous ne pouvons plus nous passer, est en voie de devenir un produit de luxe.» C’est parfois le tort des journalistes – et d’Alter Échos en particulier – d’avoir raison trop tôt. Ces mots datent de 2014 et, autant le dire, nous pourrions les utiliser encore et toujours tant ils sont d’une criante actualité. Nous ajoutions alors: «Si le pétrole explose à 300 dollars le baril en 2050, les 10% des Bruxellois les plus pauvres devront consacrer la moitié de leurs revenus pour l’énergie liée au logement et au transport! Lapalisse ne l’aurait pas mieux dit, les ménages en situation précaire sont les plus touchés par cette flambée des prix. Parce que les logements dont ils sont locataires sont souvent de véritables passoires. Parce que l’énergie est ce qu’on appelle, de façon un peu barbare, une dépense incompressible. Que ce soit par idéal écologique ou par souci économique, ou les deux, même le plus motivé des décroissants ne pourra se passer d’un minimum d’énergie pour vivre décemment» (Alter Échos n°371-372).
Aujourd’hui, alors que la Belgique se demande toujours si elle va se passer du nucléaire – malgré une loi de sortie du nucléaire votée en 2003 – et que les prix du gaz ne cessent d’augmenter, les citoyens risquent de connaître des années difficiles pour payer leur facture, et ce, dans un pays déjà champion d’Europe du coût de l’énergie. La Creg, la Commission de régulation de l’électricité et du gaz prévoit une augmentation de plus de 700 euros pour certaines factures. Avec un conseil clair de la part du régulateur fédéral: essayer de réduire sa consommation d’énergie autant que possible.
On pourra toujours se dire qu’il existe le tarif social, instauré en 2003, mais lui aussi suit la tendance du reste des prix et augmente particulièrement depuis ces derniers mois alors que plus d’un ménage sur cinq en bénéficie en Belgique – en particulier, les personnes avec de faibles revenus ou sans emploi, les familles monoparentales et les femmes isolées de plus de 65 ans. En un an, le prix a quasiment doublé passant de 1,6 cent du kilowattheure pour le gaz, à 2,7 cents. Une augmentation qui fait évidemment la différence, d’autant plus que bénéficier de ce tarif social est loin d’être une «sinécure». Dans ses recommandations, la Plateforme de lutte contre la précarité énergétique souligne l’importance de ce dispositif et a émis une série de recommandations pour l’optimaliser, notamment en renforçant l’accès à l’information, en mentionnant par exemple sur la facture si l’usager bénéficie de ce tarif. «Actuellement, l’usager ne peut pas vérifier si son fournisseur a été informé de son statut de client protégé et que ce dernier a pu lui appliquer le tarif social. Cette situation engendre des questionnements et des incertitudes pour le ménage, qui doit dès lors contacter le fournisseur ou une institution pour avoir confirmation de son statut. Par ailleurs, un changement (perte ou acquisition) du statut de client protégé entraîne un impact sur la facture du consommateur. Si celui-ci n’adapte pas le montant de ses acomptes, cela peut lui être préjudiciable.»
C’est que même au-delà de ce statut, déchiffrer sa facture d’énergie relève de la gageure pour le commun des mortels. C’est loin d’être une spécificité belge, puisque 41% des consommateurs européens estiment leur facture d’électricité difficile à comprendre. Pourtant, «une facture claire permettrait, pour les ménages les plus précarisés, de mesurer l’état de la dette, de comparer les prix des différents fournisseurs d’énergie», écrivions-nous en 2017 (AÉ n°443). Bref, être concise pour rester lisible. Il faut également permettre au consommateur de savoir à qui s’adresser en cas de problèmes, qu’ils soient administratifs, techniques ou financiers. Mais là aussi, c’est la croix et la bannière surtout quand on sait que, dès le départ, les conditions générales des contrats d’énergie peuvent contenir des clauses abusives comme nous le relevions dans nos pages (AÉ n°452). Sans parler de ces fournisseurs qui abusent aussi de consommateurs (AÉ n°392)… «Dans de très nombreux cas, certains vendeurs n’informaient pas, voire désinformaient les consommateurs», relevait l’inspection économique du SPF Économie. Et une assistante sociale d’appuyer ce constat: «Tous font le forcing sur le prix» et «transmettent une information incomplète».
Puis, à côté de ces (dys-)fonctionnements, il y a l’offre énergétique elle-même. Car à regarder les offres des fournisseurs d’énergie, il semblerait que tous proposent aujourd’hui une option «verte» à leurs clients. Mais comme le montre régulièrement Greenpeace, leur engagement réel vis-à-vis des sources d’énergie renouvelable résiste mal à un examen détaillé. Reste alors à passer par des coopératives? (AÉ n°412.) Là aussi, prudence. Parallèlement à cette forme de greenwashing se développe un «citoyenswashing»: non contents de proposer de l’énergie «verte», nombre de ces fournisseurs ont également mis sur pied leur propre «coopérative» pour concurrencer les coopératives citoyennes. Un moyen détourné pour ces fournisseurs privés de mettre notamment la main sur les éoliennes avant que les «vraies» coopératives citoyennes ne s’en mêlent. «Les coopératives citoyennes proposent en revanche aux coopérateurs de devenir copropriétaires des éoliennes et des panneaux photovoltaïques, mais aussi d’avoir un véritable droit de codécision en matière de politique menée», nous précisait Dirk Knapen, facilitateur au sein de Rescoop.be, qui rassemble les coopératives mais aussi tous les groupes de citoyens actifs dans le domaine des énergies renouvelables. Cela dit, si elles travaillent dans un esprit de pérennité, non seulement au niveau de l’énergie mais aussi de l’emploi, ces coopératives citoyennes ne peuvent pas garantir le prix le plus bas du marché…
Reste alors l’Europe? Là aussi, le vieux cabri peine à réagir (AÉ n°498). Les décisions se prennent à l’échelon national, tandis que les propositions de l’Union sont loin de convaincre l’Allemagne ou les Pays-Bas. Pourtant, l’intention est bonne. Partant du constat que «les entreprises et les ménages sont confrontés à la perspective d’une hausse des factures énergétiques à un moment où bon nombre d’entre eux ont été fragilisés par une perte de revenus consécutive à la pandémie», l’exécutif européen recommande notamment aux capitales du Vieux Continent l’introduction d’une «aide au revenu d’urgence et des efforts visant à prévenir les coupures du réseau». Ces aides sociales viendraient aider les «personnes les plus à risque». La Commission européenne rappelle ainsi que rien n’empêche les États d’accepter des reports temporaires de paiement des factures ou d’accorder des aides aux entreprises. À plus long terme, l’institution entend «proposer un cadre réglementaire pour le marché du gaz et de l’hydrogène» et envisage de «réviser le règlement sur la sécurité de l’approvisionnement afin de garantir un meilleur fonctionnement du stockage de gaz dans l’ensemble du marché unique». En outre, la Commission insiste largement sur la nécessité de miser autant que possible, à l’avenir, sur les énergies renouvelables. Ursula von der Leyen n’a de cesse de le clamer: «Il faut investir dans les renouvelables pour que les prix de l’énergie soient plus stables.» Ce n’est pas un hasard: cette crise des prix de l’énergie risque de mettre en péril les ambitions «vertes» de l’UE… Le chaos dans le chaos, en somme.