Ils seraient environ trente mille, garçons et filles confondus, à avoir été enrôlés dans les troupes armées en République démocratiquedu Congo et plus particulièrement dans les régions de l’Est du pays. Ici, on les appelle les « EAFGA », « les enfants associés aux forces et groupesarmés ». Ils sont la cible de toutes les attentions, politiques et humanitaires. Comme à la Caritas de Goma où l’on se félicite d’avoir sorti de la guerre 3 010enfants depuis 2004.
C’est dans une rue boueuse et caillouteuse à souhait, à quelques centaines de mètres de l’artère principale de Goma, que la Caritas a bâti sesquartiers. Le vaste bâtiment héberge également une série d’associations sœurs et d’ONG… comme le reste de la rue. Les bureaux de la Caritas sont au premierétage. Direction salle DDR : Désarmement, Démobilisation, Réinsertion. Le QG des animateurs sociaux et des travailleurs de terrain venus faire rapport de leursactivités. C’est ici que se pense, se soupèse, se perfectionne la politique de sauvetage des enfants coincés dans les milices. Juvénal Munubo Mubi, responsable de lacellule arbore un tee-shirt estampillé « Plus jamais d’enfants soldats dans les forces et groupes armés ». Les affiches sur les murs sont du même tonneau. Mais letravail de ce juriste de formation, à la fois animateur social et expert en Commission Justice et Paix, est bien plus complexe que le simple slogan le laisse supposer.
Le programme DDR, ce n’est pas lui qui l’a inventé : il s’agit d’un programme gouvernemental pour répondre à la démobilisation des quelque 30 000 enfantsà travers tout le pays et leur permettre de retrouver leur famille. Le DDR est pratiqué par Caritas, comme par d’autres ONG sur place, et soutenu par les grands bailleurs de fonds. L’undes effets les plus pervers des guerres et rebellions qui ont secoué la RDC, c’est d’avoir fait éclater les familles et envoyé des milliers de mômes dans les rangsarmés plutôt que sur les bancs de l’école. Si tous les enfants soldats ne portent pas d’arme, tous ont subi des traumatismes difficilement imaginables. « Des enfants onttué, violé, volé. Ils ont vu leurs camarades mourir sous leurs yeux », énumère Juvénal. Impensable de démobiliser un gosse avec un tel passif etde le renvoyer sans transition de l’armée à sa famille, des pillages à l’école… « Certains parents ne veulent pas récupérer leur enfant quand parexemple il s’est enfui tout seul et est revenu piller les voisins et violer leur fille en tant que soldat. »
Sensibiliser les militaires
Une « transition » donc. Nécessaire et complexe. Elle est élaborée comme un programme de décontamination de l’idéologie guerrière, sur troismois. Les enfants dont s’occupe la Caritas sont envoyés dans quatre CTO (Centres de Transit et d’Orientation) établis à Masisi, Kanyabawonga, Nyanzale et Muesso1. Cescentres sont placés dans les zones où les milices ont opéré, il s’agit donc véritablement d’aller sur leur terrain pour leur arracher les gosses2. Par lavoie de la sagesse et de la persuasion plutôt que par celle des armes. « C’est le premier volet de notre travail, la prévention », confirme Juvénal. « Nousallons à la rencontre des communautés militaires pour faire de la sensibilisation, leur dire qu’employer des jeunes de moins de 18 ans dans les forces armées, c’est un crime deguerre, que le pays a ratifié plusieurs conventions relatives à la protection de l’enfance et que selon l’OIT, il s’agit de la pire forme de travail des enfants. Pour ceux qui nepeuvent pas venir à nos campagnes de sensibilisation, nous avons aussi des programmes diffusés dans les radios de proximité. »
Ça marche ? En tout cas pour ce qui concerne les garçons enrôlés de force : peu à peu, ils arrivent dans les centres. Soit parce qu’ils en ont entenduparler au sein de leur propre armée, soit parce que leur commandant a été sensible aux arguments des animateurs. Mais pour les filles, c’est plus compliqué. « Onsait qu’il y en a, ne fût-ce que parce que les enfants nous le disent, mais les militaires refusent de les relâcher ». Une soixantaine de fillettes seulement ont doncété arrachées des forces armées depuis le début de la campagne, pour ce qui concerne le bilan de Caritas en tout cas. Porteuses de bagages, cuisinières,esclaves sexuelles, leur sort n’est pas plus enviable que celui des garçons.
Mais même lorsque les enfants sont sortis des forces armées, ces dernières poursuivent parfois leurs recrutements. « Dans ces cas-là, ou bien lorsqu’ils veulentréintégrer de force des enfants qui ont été démobilisés, on fait des conciliations avec des juristes, des autorités locales et des responsables de laMonuc3 pour convaincre les militaires. Mais ce n’est pas facile : certains enfants sont tentés de rester aussi. Ils sont manipulés, entraînés aux pillages.Les militaires leur disent que l’armée peut leur donner tout ce qu’ils veulent par le vol. »
Une démobilisation qui ne va pas de soi
En outre, tous les enfants n’ont pas été enrôlés de force. Pour beaucoup d’entre eux, cela a représenté l’occasion de fuir un foyer très pauvre,pour d’autres, d’éviter les massacres du camp adverse. Des enfants congolais se sont ainsi retrouvés dans les rangs des FDLR (Forces de libération du Rwanda). De toutefaçon, toutes les forces armées, sans exception, ont employé des mineurs d’âge.
Par son travail de recherches, la Cellule DDR peut avoir une vision assez précise du profil des enfants car tous doivent remplir un petit questionnaire à l’arrivée dans unCTO : leur âge, la fonction occupée dans l’armée, le type de recrutement, volontaire ou forcé, le nom de leur commandant, etc. Le plus jeune qui soit arrivéavait à peine neuf ans ! Après cette première étape d’interrogatoire, la transition peut réellement commencer. Les enfants vont d’abord changer de peau :ils reçoivent de nouveaux habits, du savon, et un cadre de vie familial, un lit et des couvertures. Ils ont trois mois pour apprendre à redevenir des enfants avant d’êtreconsidérés comme officiellement démobilisés. L’objectif ultime est de replacer l’enfant dans sa famille.
« Ils jouent, mais il faut leur donner des activités initiatiques utiles pour leur vie future, afin qu’ils soient intégrés et acceptés. On leur donnedes bases en agriculture, on les initie à l’élevage de lapins aussi. Ainsi, quand l’enfant quitte le CTO pour rejoindre sa famille, il peut emporter des lapins, poursuit Juvénal.On essaie de leur donner quelques bases scolaires, mais pour des jeunes qui ne sont parfois jamais allés à l’école, difficile d’apprendre beaucoup en trois mois.N&eacut
e;anmoins, parmi les 3 010 enfants démobilisés, nous avons réussi à en scolariser 1 200. »
Mais ce bilan plutôt positif ne doit pas cacher les cheminements qui peuvent être très durs au sein des centres. Ce ne sont pas des plaines de jeux… Une assistante sociale quivit sur place explique : « Les enfants restent très agressifs. Ce n’est pas facile de les remettre dans le chemin de l’enfance. En plus, on a mis ensemble des enfants faisant partiede groupes armés différents, qui s’affrontaient. Certains ont vu leurs parents être massacrés, d’autres ont commis des viols, des pillages et des destructions. Ils sonttraumatisés et les nuits dans les centres sont souvent agitées d’insomnies et de cauchemars. » Le personnel encadrant a donc reçu une petite formation d’un centre depsychothérapie italien, afin de mener des écoutes plus professionnelles des enfants et de les aider par une approche « confidentielle et bienveillante ».
À force de confiance et de sentiment de sécurité, les enfants arrivent peu à peu à se libérer de leur vécu. Quand ils parlent de leurs rêves,ils se voient mécaniciens, avocats, médecins ou président. Jamais généraux d’armée… Au terme des trois mois de transit, ils reçoivent un beaudiplôme attestant officiellement leur sortie des forces armées. Entre-temps, les équipes de Caritas ont mené des enquêtes pour retrouver les parents ou les membressurvivants de la famille de l’enfant et les préparer au retour.
Happy end ? Pas toujours, hélas. D’abord, parce qu’il n’y a pas vraiment de budget pour une réinsertion durable. « Aucun bailleur n’a accepté de financer ce volet», regrette Eugène Ndwanyi, animateur social et chargé de la supervision des bases de données. « Nous devons nous limiter à la sensibilisation et à ladémobilisation, car nous n’avons pas les moyens de mener une réelle politique d’insertion de ces enfants dans leur famille et la société. Parfois, ça se passe bien.Mais souvent, l’enfant rentre dans une famille pauvre. Les raisons qui lui ont fait la quitter n’ont pas disparu. » Au CTO, l’enfant recevait trois repas par jour, dormait sur un matelas avecune couverture, à la maison, il ne mange qu’une seule fois, voire un jour sur deux, dort à même le sol. « Au bout d’un moment, certains enfants décident de rejoindreles rangs armés où ils pourront de nouveau piller pour se nourrir. Et s’ils ont atteint presque 18 ans, nous ne pouvons dès lors plus rien faire pour eux. »
PAROLES D’ENFANTS SOLDATS
« Moi, je veux être médecin et voyager, mais d’abord, je veux rentrer chez moi. Je n’ai plus vu ma famille depuis deux ans et elle me manque. Je n’ai pas choisi derentrer dans l’armée, on m’a pris de force pour être dans l’escorte du commandant. On m’a attrapé après des attaques de mon village alors que je tentais de m’enfuir. Maisavec deux autres enfants, on a entendu qu’on pouvait être aidés pour sortir de l’armée. Alors on s’est enfuis. » Merci, 15 ans.
« Au départ, j’avais été enrôlé de force au FDLR et puis, je me suis enfui et j’ai rejoint les Maï-Maï de moi-même. J’ai commencé ily a deux ans, j’étais soldat de rang. Je suis allé à l’école jusqu’en 3e primaire, mais ici, au centre, je n’étudie pas. Je joue au foot. Je suis icidepuis trois mois et maintenant, j’aimerais rentrer chez moi. Mon village, c’est Pinga, dans le Walikale [à 250 km de Goma (NDLR)]. J’aimerais aussi retourner à l’école,apprendre. Ce que je serai plus tard ? Ce n’est pas moi qui décide de ça, c’est Dieu seul qui décide de l’avenir de chacun. Mais je ne veux plus rester ici. Nous n’avons pasd’habits, pas de chaussures, pas d’école ici. Je veux rentrer chez moi, maintenant ». Kissuba, 14 ans
« Je viens du Sud-Kivu. Je suis arrivé ici avec des gens de la Monuc. Il y a aussi eu des attaques du FDLR dans mon village et c’est comme ça que je suis rentré dansl’armée. Je m’ennuie un peu ici, on n’a pas grand-chose à faire. On nous avait promis des cours de couture, mais ça n’a toujours pas commencé. Je sais que mes parents sontvivants et j’ai hâte de les revoir. Quand je serai rentré chez moi, j’aimerais commencer des cours de mécanique. C’est ça qui me plairait : réparer des groscamions, des motos. J’attends qu’on me donne mon diplôme (d’ex-enfant soldat, ndlr) et puis je pars. C’est important que je recommence des études parce que les enfants qui ne vont pasà l’école sont emmenés par les soldats, dans mon village. C’est difficile de résister aux forces armées si tu n’étudies pas ou si tu n’as pas un travail.» Fidèle, 17 ans
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Photos : Agence Alter asbl, Bruxelles.
1. A la mi-novembre, le CTO de Masisi hébergeait 179 enfants, celui de Kanyabawonga, 24, celui de Nyanzale 43 et celui de Muesso, 61.
2. Les centres étant placés dans les zones de conflit, ce n’est évidemment pas totalement sans risque : en 2007 et 2008, ils ont dû être évacuésavec l’aide de la Monuc pour cause d’attaques des milices.
3. Monuc : Mission des Nations Unies pour le Congo.