La proposition a été déposée en catimini. C’était en février dernier. Deux députés fédéraux flamands, John Crombez (sp.a) et Valerie Van Peel (N-VA), s’étaient unis pour déposer ce texte «modifiant le code civil en vue d’instaurer une protection juridique prénatale». Au fil des mois, la proposition de loi a circulé dans tous les cénacles qui s’y connaissent un peu en aide à la jeunesse, en accompagnement de l’enfance, en addictions et, plus généralement, en aide sociale. La réaction de rejet, en tout cas du côté francophone, a été immédiate et unanime. Cette proposition, n’était-ce pas un «pas de plus vers l’eugénisme social?», interpellait Jacques Fierens, professeur émérite à l’Université de Namur, à l’UCL et avocat siégeant par ailleurs à la Commission nationale pour les droits de l’enfant. «Une telle proposition va encore pointer du doigt une catégorie de personnes déjà précarisées. Mais, surtout, nous ne sommes pas d’accord pour que le fœtus devienne un sujet de droit», nous glisse-t-on du côté du délégué général aux Droits de l’enfant.
Petit retour en arrière. Si cette proposition crée tant de remous, c’est qu’elle propose quelque chose d’inédit. Du moins en Belgique. Car elle s’inspire directement d’une loi néerlandaise. L’idée est simple d’apparence. Les deux députés voudraient que le Parlement modifie le code civil pour que l’enfant «à naître» soit considéré comme déjà né à chaque fois que son intérêt l’exige. Mais, attention, préviennent les deux auteurs du texte, anticipant les critiques. L’idée que cette règle induise «une limitation du droit à l’interruption volontaire de grossesse» est totalement infondée, écrivent-ils dans l’exposé des motifs.
«Qu’une maman soit forcée d’accoucher dans une situation d’internement, c’est très grave.» Jacques Fierens, UCL et Université de Namur
Mais alors, que veulent nos deux élus flamands? Une telle modification du code civil permettrait, selon John Crombez et Valerie Van Peel, de prendre des mesures pour mieux protéger les enfants, au nom de leur propre intérêt. «Un petit nombre de femmes n’arrivent pas à protéger suffisamment les enfants qu’elles portent contre les risques pour leur développement», écrivent-ils. Et de citer en exemple la toxicomanie et l’alcoolisme qui, en effet, peuvent nuire gravement à l’enfant à naître. Une telle loi ouvrirait de nouvelles perspectives de «protection» de l’enfant. La première que mentionnent les députés est la plus spectaculaire. Il s’agirait «dans certains cas extrêmes de placer la femme enceinte dans une institution fermée», par exemple lorsqu’une femme enceinte est gravement dépendante à l’héroïne et que cette consommation représente un danger mortel pour le futur enfant. La deuxième possibilité qu’offrirait cette loi, pour ses initiateurs, serait de «mettre sous tutelle» certaines femmes enceintes confrontées à des problèmes d’assuétudes. Une idée qui ne sort pas du chapeau de nos deux députés, mais qui figure d’ores et déjà à l’accord de gouvernement flamand. À partir de cette mise sous tutelle, et «grâce» à la nouvelle loi, il deviendrait possible de décider le placement – en institution d’hébergement – de l’enfant avant même sa naissance. Voilà pour le programme.
Une proposition illégale?
Une telle proposition trouvera difficilement les chemins d’une majorité. Mais le fait qu’elle existe et séduise une partie de l’opinion et des élus flamands inquiète le tissu associatif. Car au nord du pays, une partie de ce tissu trouve que, malgré ses excès, la proposition a du bon, car elle placerait l’intérêt de l’enfant au centre de la réflexion et couvrirait une sorte d’angle mort en termes de protection. Cette différence d’approche expliquerait pourquoi la Commission nationale pour les droits de l’enfant (CNDE) tarde à émettre un avis.
Pour Jacques Fierens, il est nécessaire que la CNDE se prononce, car l’enjeu est loin d’être anodin. «Que l’on envisage de placer un enfant avant sa naissance, de le faire venir au monde dans le placement ou qu’une maman soit forcée d’accoucher dans une situation d’internement, c’est très grave.» Selon lui, on vise avant tout, avec cette proposition, «les enfants qui vivent dans une situation de grande pauvreté».
«Va-t-on accepter qu’une violence institutionnelle se substitue à une violence intrafamiliale?» Virginie Plennevaux, SOS-Enfants, Charleroi
Parmi les institutions qui se sont exprimées sur le sujet, il y a les équipes SOS-Enfants, régulièrement confrontées à ce type de situations dramatiques – femmes enceintes toxicomanes, par exemple. Pour Virginie Plennevaux, de l’équipe SOS-Enfants de Charleroi, «c’est un leurre d’opposer l’intérêt de la future mère à celui du bébé. Le risque d’une telle loi, c’est que les femmes cachent leur grossesse, alors qu’il faut justement intervenir au plus tôt dans ce genre de situations. Va-t-on accepter qu’une violence institutionnelle se substitue à une violence intrafamiliale?» «Les futures mères vont s’éloigner des services sociaux si elles savent qu’une possibilité d’être enfermées existe», abonde Jacques Fierens. Et puis dans ce tableau catastrophique présenté par les deux députés, les pères, les grands-parents, les soutiens extérieurs ne sont jamais mentionnés.
Quant à l’intérêt supérieur du futur enfant, il faut de l’imagination pour croire qu’il sera privilégié dans un contexte de restriction de liberté. «Le stress que cela pourrait causer sur les mamans aura aussi un effet néfaste», confirme Virginie Plennevaux. Et si ces mères sont en effet toxicomanes ou alcooliques, «des cures de désintoxication aux barbituriques ou à la méthadone restent très dangereuses pour les enfants à naître», rappelle-t-on chez le délégué aux Droits de l’enfant.
Pour Jacques Fierens, la légalité d’une telle proposition est en soi contestable. «Elle pourrait être contraire à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme [qui consacre le droit à la vie privée et familiale, NDLR] ou à l’article 22 de la Constitution.» Mais, au-delà des batailles juridiques, les professionnels rappellent qu’il existe un éventail de possibilités d’accompagnement qui sont insuffisamment soutenues par les pouvoirs publics, à l’instar des unités mères-enfants, que l’on trouve dans de trop rares hôpitaux. «Pour les situations à haut risque, il faut travailler au plus tôt dans la grossesse afin d’évaluer les capacités parentales», explique Virginie Plennevaux. Mais lorsque des parents sont trop «abîmés» et que l’enfant est en grave danger, il peut arriver, dans de rares cas, que des placements soient décidés peu après la naissance. «Cette possibilité existe déjà. Alors quel est l’intérêt de proposer une telle loi?», s’interroge Jacques Fierens.
En savoir plus
«Grossesse et toxicomanie: un couple impossible?», Alter Echos n°361, mai 2013.