Quand Galicia Méndez traverse un épisode de douleur, une douleur qu’elle connaît bien, sa priorité est que celle-ci cesse. En 2009, les médecins lui diagnostiquent des ovaires polykystiques, une affliction qu’elle décrit «comme si l’on vous enfonçait un poignard de l’intérieur». Quelques années plus tard, le diagnostic se reprécise: il s’agit cette fois de l’endométriose. À peine la loi protégeant les femmes était-elle adoptée en Espagne en 2023 que Galicia, programmeuse d’applications numériques, fut l’une des premières à bénéficier du congé menstruel, qui garantit 60% de son salaire, soit le même pourcentage que pour toute autre maladie courante.
L’une des premières, et l’une des rares surtout. Quinze mois après l’entrée en vigueur de cette loi, la première en Europe, seuls 2.444 congés menstruels ont été recensés, à peine cinq par jour. Une adoption dérisoire pour une mesure avant tout économique, car jusqu’alors, un congé sans solde s’appliquait aux trois premiers jours, la durée habituelle du pic de douleur menstruelle. Le congé menstruel est, pour sa part, pris en charge par la Sécurité sociale. Le registre officiel comptabilise le nombre de fois où ce congé a été accordé, sans distinguer le nombre de bénéficiaires. Un nombre peu élevé, principalement lié à une limitation de l’accès à ce congé.
En effet, seule une pathologie liée à des douleurs menstruelles octroie l’accès à cette protection. Le vocabulaire médical distingue deux types de douleurs pendant les règles: celles dont l’origine est identifiée, comme l’endométriose, les myomes ou les ovaires polykystiques, et celles dont la cause reste inconnue. Seules les personnes qui éprouvent la première catégorie peuvent bénéficier de ce congé.
Malgré ce cadre législatif, un calcul rapide souligne le caractère marginal du recours à ce congé. Par exemple, l’endométriose, une maladie qui stimule la prolifération anormale de tissu endométrial en dehors de l’utérus, touche environ une femme sur dix en âge de procréer, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). D’après le ministère espagnol de l’Égalité, six millions de travailleuses sont susceptibles de menstruer. Or, en théorie, plus d’un demi-million de femmes pourrait bénéficier de cette protection économique, mais moins de 1% l’ont fait jusqu’à présent.
D’après le ministère espagnol de l’Égalité, six millions de travailleuses sont susceptibles de menstruer. Or, en théorie, plus d’un demi-million de femmes pourrait bénéficier de cette protection économique, mais moins de 1% l’ont fait jusqu’à présent.
De son côté, le personnel médical constate lui aussi l’écart «disproportionné» entre le grand nombre de femmes qui demandent des prescriptions d’analgésiques et d’anti-inflammatoires et le très faible nombre de celles qui recourent au congé pour règles douloureuses. Un constat relayé d’ailleurs dans une analyse récente de la confédération syndicale Comisiones Obreras (CO). Il ne s’agit pourtant pas d’une douleur passagère: une enquête de la Société espagnole de contraception, publiée en septembre, révélait que 40% des femmes éprouvent des difficultés à mener une vie normale à cause de la douleur et des saignements menstruels.
Entre le stigmate et l’absence de diagnostic
Pourquoi tant de personnes, bien qu’elles en aient la possibilité, n’exercent-elles pas ce droit? «Certaines femmes n’ont pas de diagnostic et ne sont pas conscientes de ce qui leur arrive. Elles s’arrangent pour coexister avec cette douleur, très médicalisée, explique Galicia. D’autres, diagnostiquées, ont des emplois précaires et ne l’invoquent pas par crainte de représailles. Enfin, il y a cette normalisation du fait de vivre avec la douleur menstruelle.»
Galicia n’a rencontré aucun problème avec son employeur en raison de ce congé. Au nord de l’Espagne, dans la région de Navarre, Edurne Ventura, éducatrice, connaît des douleurs menstruelles depuis l’adolescence. «Je devais quitter la classe et rentrer chez moi», se souvient-elle. Comme Galicia, au sein de son emploi, elle a toujours pu compter sur le soutien de ses responsables. Pourtant, la seule fois où elle a eu recours au congé pour règles douloureuses, elle n’en a parlé qu’à quelques collègues proches.
D’après le syndicat CO, la crainte du stigmate et de la discrimination au travail demeure la principale raison pour laquelle les femmes hésitent à solliciter ces congés protégés. D’autant que l’employeur peut apprendre le motif de l’arrêt, contrairement aux congés maladie classiques.
«Il y a des femmes qui ont des règles comme si elles étaient malades. Elles ne le sont pourtant pas, mais elles le vivent ainsi, témoigne Edurne. Les médecins devraient approfondir davantage les causes des douleurs de leurs patientes et les traitements, au-delà des anti-inflammatoires et des contraceptifs.»
Si Edurne estime que ce congé est une réelle avancée, elle ne se contente pas de cette seule réforme. Pour cause, après des années à consulter différents gynécologues, aussi bien dans le public que dans le privé, elle a toujours des lacunes dans son diagnostic. «De manière générale, il faudrait investiguer plus sur les maladies qui affectent les femmes», insiste-t-elle.
D’après le syndicat CO, la crainte du stigmate et de la discrimination au travail demeure la principale raison pour laquelle les femmes hésitent à solliciter ces congés protégés. D’autant que l’employeur peut apprendre le motif de l’arrêt, contrairement aux congés maladie classiques.
Selon la confédération syndicale CO, le sous-diagnostic de ces maladies féminines est la principale raison du faible nombre de congés accordés. Sans bilan médical, les femmes concernées ne peuvent pas faire valoir ce droit. Pourtant, l’obtention des examens concluants reste un défi. En Espagne, les femmes souffrant d’endométriose attendent, par exemple, en moyenne 8,3 ans avant d’être diagnostiquées, selon une étude dirigée par des médecins de l’hôpital Clínic de Barcelone.
«Les maladies qui touchent exclusivement ou de manière très majoritaire les femmes ont suscité moins d’intérêt dans les sciences de la santé exercées pendant des siècles par des hommes», rappelle CO.
À cela s’ajoute un potentiel manque de sensibilisation du personnel médical. Des membres d’Adaena, l’association des personnes atteintes d’endométriose en Aragón, l’une des régions où les demandes de congé sont les plus nombreuses, ont témoigné de la méconnaissance chez certains médecins généralistes de la procédure à suivre pour accorder ces arrêts.
Tensions et réticences
En 2022, un an avant l’entrée en vigueur de la réforme instaurant le congé menstruel, les discussions qu’il suscitait révélaient une fracture au sein du paysage politique espagnol. Alors qu’Irene Montero, à l’époque ministre de l’Égalité et aujourd’hui députée européenne pour la Gauche alternative, célébrait l’avant-projet de loi visant à «mettre fin à la stigmatisation, à la gêne et au silence autour des règles», dans l’opposition, Borja Sémper, l’actuel porte-parole du parti conservateur, dénonçait une «victimisation» des femmes.
La réforme trouvait aussi des réticences au sein du gouvernement de coalition. Nadia Calviño, ministre de l’Économie sous l’étiquette socialiste et aujourd’hui à la tête de la Banque européenne d’investissement, considérait ce congé comme stigmatisant, en déclarant à l’époque que «le gouvernement ne prendra pas de mesures qui stigmatisent les femmes». Certains employeurs redoutaient encore un usage abusif du congé menstruel. «Il y aura des femmes qui prendront le congé sans en avoir besoin», affirmait en septembre 2024 un chef d’entreprise de Ciudad Real dans une émission télévisée.
Des membres d’Adaena, l’association des personnes atteintes d’endométriose en Aragón, l’une des régions où les demandes de congé sont les plus nombreuses, ont témoigné de la méconnaissance chez certains médecins généralistes de la procédure à suivre pour accorder ces arrêts.
Les chiffres ne valident pas ces inquiétudes, qui, pour leur part, confirment l’évaluation des experts juridiques. Comme celui de l’avocat Ricardo de Lorenzo qui, dans le magazine spécialisé Redacción Médica, relevait en 2023 un risque de frein à l’évolution professionnelle pour les salariées concernées, les employeurs pouvant anticiper qu’une collaboratrice recourant à ce congé en aura potentiellement besoin à plusieurs reprises au fil des années.
«Quand tu vas avoir tes règles, tu ne sais pas si ça va te faire très mal, témoigne Galicia. Maintenant j’ai la tranquillité de pouvoir faire une pause sans dommage économique. C’est un enjeu de santé mentale aussi. Je travaille plus sereinement, avec moins de pression.» Galicia, qui participait aussi à l’émission télévisée, l’a rappelé à l’entrepreneur pendant l’émission: «Un arrêt maladie ne se prend pas, c’est le médecin qui l’accorde.»
Outre l’Espagne, six autres pays proposent le congé menstruel. Le Japon, quatrième économie mondiale en termes de PIB nominal, a été pionnier en 1947. En Belgique, après le vote en Espagne, la réflexion politique en est encore à ses débuts.
«Les douleurs menstruelles sont banalisées, coïncide Edurne. Les femmes doivent être des super-femmes, capables de tout gérer. Nous avons nos règles, mais il ne faut surtout pas le montrer. Si ça fait mal, prenez un médicament; soyez productives. Les choses évoluent, mais l’invisibilisation de la souffrance liée aux règles reste encore largement le cas.»