Il est afghan et il a été chargé de passer de la drogue en échange d’un voyage vers l’Europe. Elle est roumaine et a été contrainte de seprostituer. Elle est marocaine et était réduite en esclavage. Tous trois sont encore des enfants. Créé en 2002 pour répondre au besoin de sécuritéspécifique des mineurs parmi les plus vulnérables, ceux victimes de la traite des êtres humains, le centre Esperanto propose un cadre rassurant et familial.
Esperanto est un centre caché. Loin des villes, dans une bourgade pleine de charme, cernée de campagnes brumeuses, il accueille les mineurs présumés victimes de latraite. Il a été créé il y a sept ans lorsqu’il est apparu que certains Mena disparaissaient des centres d’accueil à la suite de leur premièreaudition à l’Office des étrangers. « On a supposé qu’ils étaient récupérés par des réseaux de traite. Il était doncprimordial d’avoir un lieu d’hébergement tenu secret où les enfants puissent se sentir en sécurité », explique le directeur du centre1.
Il s’agit donc d’une grande maison avec un jardin, semblable à celles du voisinage. Elle peut abriter une famille (très) nombreuse, soit une quinzaine d’enfants etle personnel encadrant. À côté des chambres individuelles, des petits studios permettent aux jeunes de s’initier à l’autonomie. On trouve également unesalle à manger conviviale, des salles de classe et de loisirs. Bref, une maison chaleureuse où les enfants peuvent poser leurs angoisses, se déconnecter de la violence tout engardant un minimum de liens avec la vie sociale et scolaire.
À son arrivée dans le centre, l’enfant passe trois mois en « observation ». Cela permet de lui apporter un sentiment de sécurité maximum – lessorties et appels téléphoniques sont limités et strictement encadrés –, de faire un bilan médical complet, d’établir un récit de vie et derevoir les bases scolaires avec une formatrice du centre. Avec l’aide de la psychologue et de la criminologue, on explore également les éléments de traite. Ensuite vient lapériode d’« intégration » qui dure trois mois. L’enfant est inscrit dans une école du village voisin et réapprend une certaine autonomie.C’est aussi durant cette période qu’il peut décider de rentrer chez lui avec le programme de retour volontaire de l’Organisation internationale des migrations (OIM).« En moyenne, trois enfants par an sont demandeurs d’un retour. Systématiquement, il s’agit d’enfants venant des pays de l’Est », poursuit le directeur.
Au terme de ces deux premières périodes, l’équipe encadrante a fait une évaluation et une synthèse de l’évolution du jeune dans la structure,et des risques éventuels. L’enfant entre alors dans une phase d’« orientation » où l’on cherche avec lui une solution durable. Il est pris en charge par un autreservice de l’Aide à la jeunesse. En moyenne, ils restent donc six mois à Esperanto, rarement plus d’un an et, parfois, seulement quinze jours. Tout dépend du parcoursdu jeune, de ses envies et de sa situation de danger.
De moins en moins de victimes « officielles »
En cette fin d’année, la maison affiche complet, même s’il n’y a qu’un seul jeune qui a introduit une demande de régularisation sur la base du statut devictime. « Il y a clairement une tendance à la baisse. Au début, nous avions sept ou huit jeunes qui rentraient dans la procédure ; cette année, un seulement. Etpour les adultes, on ne dépasse pas quatre personnes pour l’année 2009. Il y a clairement un problème », poursuit le directeur2.
Car si la procédure d’admission dans le centre est simple – elle se fait sur la base de l’état de vulnérabilité du jeune et du soupçon detraite – les démarches de régularisation TEH (traite des êtres humains) s’avèrent beaucoup plus complexes et hasardeuses. La première difficultépour les mineurs qui souhaiteraient entrer dans la procédure est l’obligation de dénoncer les adultes responsables de la traite. Or, lorsqu’il s’agit de traiteintrafamiliale, cette étape se révèle souvent impossible à franchir. De même, les enfants qui sont arrivés en Belgique grâce aux « bons offices» d’un passeur – c’est le cas de nombreux Mena afghans, notamment – ne se considèrent pas comme victimes et sont en général plutôtreconnaissants à l’égard du passeur. Et quand l’enfant est décidé à dénoncer les coupables, ce n’est pas gagné pour autant. «La procédure judiciaire est non seulement lourde et complexe, mais, si le juge décide de classer l’affaire, c’est fini ! Et puis, il arrive qu’un enfant dénonceun vaste réseau bien organisé mais que son avocat pro deo ne tienne pas la route face aux juristes chevronnés des gros bonnets. »
Ajoutons les pressions et menaces sur la famille restée au pays et les difficultés à réunir des preuves matérielles de la traite – même quandl’enfant est récupéré sur le lieu même de la traite ! Avec autant de conditionnels, on comprend que beaucoup d’enfants préfèrent éviter lavoie TEH pour obtenir une régularisation. Le directeur plaide donc pour simplifier les critères d’accès. « On pourrait considérer que le signalement, par lapolice, d’une situation de traite – une jeune fille interceptée alors qu’elle se prostitue en vitrine, par exemple – soit suffisant pour demander larégularisation. »
La criminologue du centre, chargée d’aider les jeunes à établir leur demande, confirme qu’il est souvent malaisé d’obtenir les preuvesconcrètes. « Prenons le cas des jeunes filles de l’Est qui sont emmenées de force en Belgique, séquestrées dans des appartements et droguées. Quandelles sortent de la filière, ce n’est pas facile pour elles de retrouver les lieux exacts de prostitution. De même, si le jeune témoigne et dénonce, commel’anonymat n’est pas assuré, il peut très légitimement craindre des représailles contre lui ou sa famille. » Pourtant, la dénonciation et leprocès devraient faire partie intégrante du processus de reconstruction d’un enfant victime mais, dans les faits, « lorsque les jeunes arrivent sans preuves, il vaut mieuxrenoncer au procès : l’affaire serait très vite classée. Alors que l’on sait pertinemment que le traumatisme subi provoque des pertes de mémoire chez lesvictimes : elles occultent les événements les plus pénibles3 ».
Une histoire à vendre
Autre phénomène observé par la criminologue qui pourrait expliquer la baisse du nombre de plaintes : les exploiteurs ont commencé à adoucir leur comportementà l’égard des jeunes filles prostituées. « Ils ne confisquent plus tout l’argent comme avant. Les filles peuvent garder une part pour elles, ce qui diminue lesentiment d’exploitation. »
À côté des véritables cas de traite, il existe aussi des tentatives de fraude. La possibilité de se faire régulariser en fonction de critèresprécis – persécutions, traite, etc. – a aiguisé l’imagination des spécialistes de la régularisation. « Il est possible à Bruxelles,pour 3 ou 4 000 euros, d’acheter une histoire qui permettra d’obtenir des papiers. Il existe une filière pour ça, plusieurs jeunes nous en ont parlé. On lesrepère. Il existe des histoires récurrentes. À une certaine époque, plusieurs enfants nous racontaient la même histoire : ils étaient tous venus grâceà un tonton qui s’appelait Michel. Mais ce n’est pas parce qu’ils mentent qu’ils ne sont pas victimes. C’est à nous de leur faire comprendre qu’ilest de leur intérêt de raconter la vraie histoire. »
Voir l’ensemble du dossier.
1. Afin de préserver la sécurité du centre, les noms des personnes interviewées ne sont pas mentionnés. Contact : www.esperantomena.org. Adresse postale : BP 25 – 6500 Beaumont – tél. : 078 15 38 91.
2. Notons que certains mineurs n’ont pas besoin de régularisation : soit parce qu’ils sont belges, soit parce qu’ils ont été régularisés par uneprocédure de regroupement familial, par exemple.
3. Voir à ce sujet le point de vue de l’ethnopsychiatre Philippe Woitchik, p. 43.