Le rêve américain. Depuis des siècles, ce narratif puissant a incité des millions de migrants à quitter leurs foyers pour les États-Unis, afin d’y trouver une vie meilleure. Pendant longtemps, c’est par la façade atlantique du pays que ceux-ci y ont pénétré, accueillis à New York par la statue de la Liberté, symbole de ce songe qui veut que chaque personne vivant aux USA puisse, par son travail, accéder à la dignité.
Pour Rudy, le rêve américain n’a cependant pas pris la forme d’un voyage outre-Atlantique, pas plus qu’il ne l’a amené dans les rues de la Grande Pomme. Il s’est au contraire matérialisé sous la forme d’une entreprise située à Bruxelles, à Neder-over-Heembeek, là où la capitale belge prend déjà des allures de campagne. Sur les hauteurs de «Neder», la vue sur la ville est imprenable et, à la place des gratte-ciel, ce sont des champs et des espaces verts qui s’étendent à perte de vue. C’est là que la Ferme Nos Pilifs s’est installée il y a plus de trente ans. Active dans la création et l’entretien d’espaces verts (parcs et jardins), «Nos Pilifs» s’incarne aussi par ses installations magnifiques composées d’un estaminet, d’une «éco-jardinerie», ou encore d’un parc peuplé d’animaux qui font la joie des enfants et de leurs parents. Enfin, cerise sur le gâteau, Nos Pilifs est une entreprise de travail adapté (ETA), ce qui veut dire qu’elle emploie des personnes en situation de handicap, 135 pour être précis. Le nombre total des travailleuses et travailleurs handicapés occupés au sein des 12 ETA bruxelloises se chiffre quant à lui à 1.450.
Créées en 1995, les ETA ont pour objectif d’offrir aux personnes porteuses de handicap un travail stable, rémunéré, adapté à leur(s) fragilité(s). Aussi, quand Rudy a eu l’occasion d’entrer à la Ferme Nos Pilifs, il a eu l’impression qu’on lui «vendait le rêve américain». «Je me disais que j’allais y être plus facilement accepté en tant que handicapé», explique cet homme affable, délégué FGTB au sein de l’entreprise, et qui travaille à l’estaminet de la ferme. Aujourd’hui, son constat est plus nuancé. Certes, il salue la création de «Nos Pilifs». «Avant, c’était un champ de chicons ici», sourit-il. Il souligne aussi que, grâce à cela, il dispose d’un travail. Mais Rudy pose un constat: «Le plus important dans une ETA, c’est la valorisation de la personne handicapée, le bien-être. Or la réalité est tout autre. Aujourd’hui, dans les ETA, on ne parle plus de questions sociales», assène-t-il, avant de lister les problèmes qu’il affirme observer sur le terrain.
«On n’adapte plus le travail aux personnes handicapées, mais aux besoins du client. On nous demande de faire du rendement, du chiffre.» Rudy, délégué syndical à La Ferme Nos Pilifs.
Il y a tout d’abord le rythme de travail. «On n’adapte plus le travail aux personnes handicapées, mais aux besoins du client. On nous demande de faire du rendement, du chiffre», souffle-t-il. Viennent ensuite les conditions salariales en vigueur dans le secteur à Bruxelles, «pas folichonnes», et qui cantonnent la majorité des travailleurs handicapés à des barèmes n’évoluant pas avec l’ancienneté. «Il y a des collègues qui sont ici depuis 20 ans et qui sont toujours au barème 24 (le barème le plus bas, qui correspond au revenu minimum mensuel garanti, soit 1.806,16 euros mensuels pour un temps plein, NDLR)», continue Rudy. Enfin, il y a aussi «le matos, qui n’est pas en super forme». «À un moment, on doit dire ‘stop’, s’agite le délégué syndical. On veut bien faire du rendement, mais donnez-nous les moyens et la reconnaissance.»
Un rendement nécessaire
Le témoignage de Rudy vient raviver un débat vieux comme les ETA. Héritières des Ateliers protégés, où le travail relevait davantage de l’occupationnel, les entreprises de travail adapté sont quant à elles bien des… entreprises, qui doivent être rentables, en plus d’assurer leurs missions sociales. Certes, elles perçoivent des subsides destinés à compenser la moindre productivité de travailleurs et travailleuses en situation de handicap, mais trouver le bon équilibre entre économique et social relève souvent de la gageure, surtout à Bruxelles où la désindustrialisation du territoire pousse les ETA – historiquement actives dans la sous-traitance aux entreprises – à se diversifier en permanence et à explorer d’autres secteurs, comme les services. Un domaine d’activité moins évident pour des travailleurs handicapés, autrefois occupés à des tâches de sous-traitance «répétitives et simples», d’après Marouan Boufdan, permanent syndical CSC BIE (Bâtiment – Industrie & Énergie) pour le secteur à Bruxelles. «De mon temps cette tension entre rendement et social était déjà très présente, se souvient Véronique Gailly, qui fut à la tête du Service Phare – en charge des personnes handicapées pour la Cocof – de 2013 à 2017 après être passée par le cabinet d’Évelyne Huytebroeck (Écolo), ministre en charge de la Politique d’aide aux personnes handicapées à la Cocof entre 2004 et 2014. En donnant un statut d’entreprise aux ETA, on s’est inscrit dans une vision reconnaissant à la personne handicapée un droit à un statut de travailleur, une rémunération. Mais cela a entraîné un rendement nécessaire.»
Résultat, la tension entre rendement et missions sociales semble aujourd’hui structurelle au sein du secteur. En plus de Rudy, Alter Échos a rencontré trois autres délégués, issus de deux autres ETA bruxelloises: La Serre outil, active dans l’entretien des parcs et jardins, et Groupe Foes, dont l’activité est centrée sur le conditionnement, la distribution toutes-boîtes, le montage mécanique, etc. Leurs constats sont les mêmes que ceux effectués par le délégué de Nos Pilifs.
Cerise sur le gâteau, en octobre 2021, une analyse menée par le Centre international de recherches et d’information sur l’économie (Ciriec), montrait que la proportion de travailleurs handicapés classés «E» et «F» – soit les catégories de travailleurs les plus «faibles» sur une échelle allant de A à F – au sein des ETA bruxelloises était passée de 35,52% en 2016 à 31,14% en juin 2019. Un signe qui pourrait indiquer que les ETA auraient tendance à privilégier des travailleurs moins handicapés, et donc plus rentables, même si le secteur reste largement au-dessus du quota de 20% de travailleurs E et F imposé à chaque entreprise par l’arrêté régissant le secteur.
Émerge donc une question: obligées de se repositionner économiquement, affectées par la crise du Covid, puis par celle de la guerre en Ukraine, les ETA bruxelloises sont-elles en train de basculer complètement du côté économique de la force?
Ras-le-bol
Mardi 16 mars 2021, place de la Vaillance à Anderlecht. Ce jour-là, les travailleurs et travailleuses du Groupe FOES se tiennent debout, le poing levé, sur les pavés de ce haut lieu du folklore anderlechtois, situé à quelques mètres de la fameuse église des Saints-Pierre-et-Guidon. À compter de ce jour, ils ont décidé de se mettre en grève, encadrés en cela par la FGTB et la CSC. Un tract dénonce «la situation sociale désastreuse» au sein de l’entreprise.
«La baignoire des entreprises se vide plus vite qu’elle ne se remplit.» Marie Dedobbeleer, Secrétaire générale de la Febrap
Pour les syndicats, cette action ne va pas de soi. D’après Luca Baldan, secrétaire fédéral CSC BIE et responsable sectoriel pour les ETA bruxelloises, wallonnes et germanophones, les syndicats, soucieux de ménager le secteur, ont longtemps été «frileux». «Si vous mettez à mal une ETA, c’est tout le secteur qui est par terre. Cela risque de briser le vernis vis-à-vis des gens qui achètent pour encourager l’utilité sociale», analyse-t-il. Mais aujourd’hui, à Bruxelles, Marouan Boufdan et Abdel Slimani (FGTB), les deux délégués permanents fraîchement en charge des ETA, en ont «déjà ras le bol. On ne va pas pouvoir continuer à ne pas éclabousser le secteur», explique Marouan Boufdan.
Certes, le cas du Groupe Foes constitue un point de crispation particulier, la situation serait bonne dans d’autres entreprises, mais, pour les deux syndicalistes, une chose est claire: «Toutes les ETA ne gardent pas en tête qu’elles ont un public moins valide et qu’elles doivent donner des conditions de travail valables. Je m’occupe d’autres secteurs, et celui des ETA est le plus chronophage. On doit rappeler des fondamentaux, alors qu’il s’agit d’un secteur subsidié», résume Marouan Boufdan. «Je reçois 15 appels par jour de travailleurs, de représentants des travailleurs. Ils me disent tous la même chose: on nous demande d’en faire toujours plus», renchérit Abdel Slimani.
Si les syndicats ont donc décidé de passer la surmultipliée, les directions d’ETA aussi. Le 15 février 2022, la Febrap – la fédération patronale des ETA bruxelloises – a ainsi «joué au G.O. avec des élus du parlement francophone bruxellois», selon un message posté sur la page Facebook de la fédération. Embarqués dans un bus loué aux frais de la Febrap, les élus ont pu visiter deux entreprises de travail adapté. But de l’opération: «Alimenter la réflexion et le travail de ces députés actifs sur nos matières.» Et un mois plus tard, le 24 mars 2022, la Febrap était l’invitée des «Jeudis de l’hémicycle» du parlement francophone bruxellois. Un événement qui lui a permis de détailler les enjeux financiers du secteur. Et de faire un appel du pied aux décideurs, notamment en termes de budgets et d’aménagements du dispositif ETA que la Febrap souhaiterait voir adoptés afin de donner une bouffée d’oxygène au secteur.
C’est que pour la fédération, la situation financière des ETA est tellement compliquée que «la baignoire des entreprises se vide plus vite qu’elle ne se remplit», illustre Marie Dedobbeleer, secrétaire générale de la Febrap. Pour elle, en plus des différentes crises, c’est le mode de financement des ETA qui ne fonctionne tout simplement plus. Un exemple? Le système prévoit de financer partiellement un moniteur – afin d’encadrer les travailleurs en situation de handicap – temps plein pour dix travailleurs handicapés «alors qu’aujourd’hui, le fait de travailler davantage dans le secteur des services fait que les équipes sont plus petites, mais qu’il faut malgré tout à chaque fois un moniteur», pas toujours financé donc, affirme Marie Dedobbeleer.
Dans ces conditions financières, la Febrap admet que tout cela exerce une influence sur la tension entre rendement et missions sociales. «Il y a un équilibre à trouver, et c’est de plus en plus compliqué», déplore la secrétaire générale de la Febrap. Benoît Ceysens, président du Conseil d’administration de la Febrap et directeur de la Ferme Nos Pilifs, estime quant à lui que cette tension est «inhérente aux ETA». «Si on la supprime, on peut faire des fleurs en papier dans le bac à sable, ajoute-t-il. Mais je comprends ce sentiment de tension.» Il admet également qu’il faut «résister à la panique et éviter de basculer dans le tout économique, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, sinon nous aurions déjà procédé à des licenciements». Quant aux conditions salariales, «qu’ils – les travailleurs en situation de handicap, NDLR – soient mal payés, c’est évident. Si nous pouvions payer plus, nous le ferions, mais nous n’en avons pas les moyens», conclut le directeur de Nos Pilifs. Symbole de cette fragilité financière, le dernier rapport de Phare disponible concernant les ETA bruxelloises note qu’en 2018, six ETA avaient un résultat d’exploitation négatif.
Du côté de chez FOES et de La Serre outil
«C’est un discours un peu difficile à tenir, mais je n’ai que des ennuis depuis que les syndicats sont là.» Assis à son bureau, derrière une plaque de Plexiglas, Damien Gautier, le directeur de La Serre outil, une ETA active dans l’entretien des parcs et jardins, a le mérite de l’honnêteté. Oui, il existe une pression au sein des ETA. «C’est inhérent au secteur, je demande à tout le monde de faire son meilleur possible et de ne pas se planquer derrière un arbre.» Oui, les travailleurs porteurs de handicap restent parfois toute leur carrière au barème 24 «parce que certains d’entre eux ne sont pas rentables, et, avec l’âge, leurs capacités vont même en diminuant». Mais le directeur l’assure: son ETA, malgré les problèmes, il la tient à bout de bras, en gardant le cap social bien à l’esprit. «Je ne sais pas pourquoi je travaillerais 80 heures par semaine si je n’étais pas animé par autre chose que par l’argent», affirme-t-il. Avant de revenir aux syndicats, porteurs selon lui «de soupçons a priori et qui abordent le secteur des ETA comme un secteur traditionnel, alors qu’il ne l’est pas».
Alter Échos a pris contact avec Groupe Foes. L’entreprise nous a renvoyés vers la Febrap.
Une arme atomique
Il fait calme dans le cabinet du ministre-président bruxellois, Rudi Vervoort (PS) – chargé de la politique des personnes handicapées à la Cocof –, en cette fin de journée. La majorité du bureau est déjà rentrée. Laurence Rayane, directrice de cabinet «Personnes handicapées», et Paul Leroy, chargé de la politique de la personne handicapée, eux, sont fidèles au poste, installés côte à côte à une grande table de réunion.
On parle du secteur des ETA, pour lequel «la question du bien-être des travailleurs doit rester centrale», d’après Laurence Rayane. On parle des recommandations de la Febrap, qui sont déjà examinées par l’administration et pour lesquelles «il conviendra de ne pas défavoriser les travailleurs. Ce qu’on octroie ne doit pas mettre un équilibre déjà précaire en jeu», selon Paul Leroy. Viennent finalement les conditions de travail dans les ETA. Un petit silence s’installe. Le cabinet serait-il au parfum? Paul Leroy finit par se lancer en affirmant que «les voyants rouges ne sont pas allumés». «Il n’y a pas de signe de détérioration massive des conditions de travail», renchérit Laurence Rayane. D’après eux, pas ou peu d’informations seraient remontées jusqu’au cabinet à ce sujet. Un message identique à celui de Marie Dedobbeleer, qui ne cache pas son agacement face aux syndicats, «toujours dans la critique et qui ne font pas remonter de cas problématiques en commission paritaire (regroupant syndicats et employeurs, NDLR)».
Depuis 2017, Unia a ouvert environ 25 dossiers pour des cas de discrimination liés principalement au handicap dans des ETA bruxelloises – sur 60 dossiers concernant ce secteur pour l’ensemble de la Belgique.
Alors, serait-ce un feu de paille? À la terrasse d’un café bruxellois, Spéro Houmey, secrétaire permanent FGTB, manque d’avaler son verre de vin blanc de travers quand on lui relate ces propos. «Nous avons toujours fait remonter des informations au politique», affirme-t-il. Pour lui, soit la conseillère en charge de l’emploi des personnes handicapées n’a pas fait le relais, soit le cabinet de Rudi Vervoort serait obsédé par la volonté de «ne pas lever le voile sur les problèmes actuels». «Le PS a peur que ça fritte», sourit-il nerveusement.
Néanmoins, Spéro Houmey admet que les syndicats ont souvent géré les problèmes éventuels au sein des ETA au niveau de la Commission paritaire, lors d’échanges verbaux «qui n’ont pas laissé de traces»… Une tradition syndicale qui expliquerait aussi pourquoi ils n’ont pas fait appel au SPF Emploi, en charge du contrôle du bien-être des travailleurs, pour les épauler. «Faire cela, c’est en quelque sorte un échec de la concertation sociale», admet le syndicaliste. D’après les chiffres du SPF Emploi, une plainte par an, en provenance du secteur des entreprises de travail adapté bruxellois, était arrivée en 2019 et en 2021 à la direction générale Contrôle du bien-être au travail. En 2020, ce chiffre montait à neuf.
Reste qu’il n’y a pas que le SPF Emploi qui puisse intervenir en cas de problème dans une ETA. Phare – dont le rôle est de reconnaître et subventionner les ETA – peut aussi agir. Si Etienne Lombart, gradué administratif chef dans le secteur emploi-formation, estime qu’«il n’existe pas de dérives au sein des ETA en termes de conditions de travail», Philippe Bouchat, directeur du service, admet tout de même que «sur les douze ETA bruxelloises, il y a des problèmes importants dans deux ou trois d’entre elles». «Nous ne restons jamais inactifs: s’il y a une infraction pénale, nous prenons nos responsabilités», continue-t-il, en référence à une action en cours. À l’heure actuelle, deux ETA bruxelloises sont visées par des actions au pénal. Phare a aussi d’autres cordes à son arc: une équipe d’inspecteurs sur le terrain, cependant limités au contrôle du respect des conditions d’agrément des ETA. Et la possibilité de retirer l’agrément d’une entreprise. Une «arme atomique», d’après Timour Chevalier, responsable du secteur des ETA, qui n’aurait jamais été utilisée depuis 2012.
Et puis, il y a aussi le Centre interfédéral pour l’égalité des chances (Unia), qui a parfois été sollicité via les syndicats. Depuis 2017, le Centre a ouvert environ 25 dossiers pour des cas de discrimination liés principalement au handicap dans des ETA bruxelloises – sur 60 dossiers concernant ce secteur pour l’ensemble de la Belgique – avec «un afflux de dossiers en 2018-2019, qui a fait que nous ne pouvions pas considérer le phénomène comme marginal. Cela nous a menés à un travail plus structurel avec la Febrap et les syndicats», explique le Centre en listant les mesures prises par la Febrap: engagement d’ergothérapeutes, formation des moniteurs. Depuis 2020, le nombre de dossiers serait à la baisse, même s’il est impossible de dire si cela signe une amélioration de la situation. Notons tout de même qu’en 2020 toujours, une consultation effectuée par Unia auprès de personnes handicapées sur le thème du respect de leurs droits faisait également apparaître que certaines d’entre elles ne se sentaient plus à leur place dans les ETA. En cause: la pression…
Ménage à trois
Résumons donc. Il y a d’un côté les syndicats, aujourd’hui décidés à se montrer plus offensifs, au point peut-être «de revoir tout le système des ETA», d’après Abdel Slimani. De l’autre, des ETA bruxelloises en difficulté financière et qui ont distribué une série de recommandations aux élus, en plus de demander «un ballon d’oxygène financier» au politique, d’après Benoît Ceysens. Notons que les recommandations ne comprennent pas de pistes pour améliorer les conditions salariales des travailleurs et travailleuses handicapé(e)s. «Pour cela, il faudrait que la Cocof mette des moyens», explique Marie Dedobbeleer. Car si les ETA devaient le faire sur fonds propres, vu la situation actuelle, «il faudra produire plus et on va de nouveau nous dire qu’on met la pression sur les travailleurs».
Reste le politique, qui, jusqu’ici, semble vouloir temporiser. «Aucun modèle n’est figé, mais nous n’en sommes pas là», déclare Laurence Rayane lorsqu’on évoque avec elle une éventuelle réforme du secteur permettant de prendre en compte les positions syndicales et patronales, en quelque sorte liées. De quoi repenser à cette phrase de Véronique Gailly qui affirmait, comme une évidence: «Les syndicats devraient oser [faire remonter les problèmes dont ils ont connaissance], la Febrap entendre, et le politique trouver des pistes. Mais ça n’est pas si facile à implémenter.»
Pendant ce temps, en Wallonie…
54 ETA sont aujourd’hui actives sur le territoire wallon (incluant la Communauté germanophone). Une zone différente de Bruxelles d’un point de vue économique : de nombreuses entreprises «traditionnelles» – souvent regroupées au sein de zonings – y sont encore actives, permettant aux ETA wallonnes de creuser le sillon de la sous-traitance, mis à mal à Bruxelles, même si elles doivent également se diversifier. Résultat des courses «Cela fonctionne mieux en Wallonie», affirme Luca Baldan.
Symbole de cette ambiance plus apaisée, l’accord non-marchand 2021-2024 a permis d’améliorer les conditions salariales des travailleurs et travailleuses du secteur : + 90,56 euros bruts par mois pour les temps-plein. Et à partir de 2024, les salaires des travailleurs «de production» – handicapés – devraient évoluer avec l’ancienneté.
Reste que tout n’est pas parfait non plus. En Wallonie, les ETA ne se voient pas imposer de quotas de travailleurs dit «faibles», comme à Bruxelles. Ce qui fait dire à beaucoup que le profil des travailleurs handicapés y serait moins fragile – avec donc moins d’incidence sur la rentabilité des ETA – même si l’Eweta, la fédération patronale des ETA wallonnes, n’est pas d’accord avec cette analyse. «Un peu moins de 22% de nos travailleurs et travailleuses ont entre 75 et 100% de perte de rendement», affirme Gaëtane Convent, directrice de l’Eweta. Un détail, étrange : l’Aviq, qui agréé les ETA wallonnes, n’a pas été en mesure de nous communiquer l’évolution de ce taux ces dernières années. Impossible donc de savoir si la proportion de travailleurs «faibles» dans les ETA wallonnes augmente ou diminue depuis quelques temps…
Et en ce qui concerne la tension entre rentabilité et missions sociales, pour Arnaud Levêque, secrétaire fédéral FGTB en charge des ETA wallonnes, «la législation n’est pas assez cadrante et, dans les faits, les situations problématiques sont récurrentes»… En 2021, le magazine Médor a consacré un article aux conditions de travail dans les ETA wallonnes. Son titre : «Agnès, travailleuse adaptée».
Le résumé:
– À Bruxelles, les entreprises de travail adapté emploient 1.450 personnes en situation de handicap. Elles sont censées leur offrir un emploi adapté à leurs fragilités, tout en étant rentables. Un équilibre parfois difficile à trouver.
– Aujourd’hui, les syndicats sortent d’ailleurs du bois… D’après eux, les ETA bruxelloises négligeraient leurs missions sociales, au profit de la rentabilité économique.
– Les employeurs, eux, appellent le politique à l’aide.