Écrivaine, Eva Kavian1 anime aussi et surtout des ateliers d’écriture depuis près de 25 ans. Si elle se revendique d’une approche« littéraire » de cette discipline bien particulière, la jeune femme n’en a pas moins la fibre sociale. Dans sa maison située à Malonne, elle parlechoix politiques, créativité, précarité, solitude.
Milieu des années 80. Eva Kavian travaille comme ergothérapeute dans un hôpital psychiatrique. Âgée d’un peu plus de vingt printemps, et parce qu’elleécrit, elle propose d’organiser des ateliers d’écriture. « Ils n’avaient pas de visée thérapeutique, juste le plaisir d’écrire et l’envie dedynamiser la créativité des patients. Pour des gens ayant eu un parcours social difficile, pour des gens déprimés, la créativité est souvent bloquée.Et lorsqu’il n’y a plus de créativité, on ne voit plus les solutions. Moi-même, lorsque je me suis retrouvée en situation difficile, j’ai dû travailler cettecréativité… »
Cette situation difficile dont Eva Kavian parle est à replacer quelque dix années plus tard, vers 1994. Après avoir quitté le milieu psychiatrique et suiviune formation à l’animation d’ateliers littéraires en France, la désormais mère de trois enfants se retrouve seule, sans statut, sans travail fixe. Des tempspénibles mais qui, peut-être pas tout à fait paradoxalement, sont également marqués par la montée en puissanced’« Aganippé »2, une asbl qu’elle a alors créée depuis peu et qui est active dans le domaine des ateliers littéraires. « Jeproposais quelque chose qui n’existait pas alors dans notre pays », déclare Eva Kavian. Aujourd’hui, Aganippé semble tourner à plein régime puisque sacréatrice affirme être « la seule animatrice d’ateliers littéraires en Belgique francophone à vivre des ateliers qu’elle suscite ». Unefélicité qui se double d’une carrière prolifique en tant qu’écrivaine : sept romans, deux recueils de poèmes et deux essais sont au palmarès de la jeunefemme.
Littéraire et social
Néanmoins, malgré ce « terreau social » sur lequel Aganippé semble avoir poussé, Eva Kavian affirme aujourd’hui que son choix à elle sesitue du côté du littéraire, pas du social. « Les ateliers d’écriture peuvent avoir plusieurs buts, nous dit-elle. Ils peuvent êtrerécréatifs, thérapeutiques, avoir une optique de travail social ou bien une optique littéraire, laquelle consiste à déployer ses compétencesstylistiques et narratives. Moi, j’ai choisi le littéraire, mais ce n’est pas forcément incompatible avec le social. Je pense qu’il faut distinguer le but et les effets. Le butartistique peut avoir des effets sociaux ou thérapeutiques. » Et en effet, à lire le curriculum vitae de notre interlocutrice, on se dit que non seulement ce n’est pas« forcément incompatible » mais qu’Eva Kavian doit être un peu menteuse sur les bords (à moins que ce ne soit un excès de modestie) lorsqu’elleaffirme ne pas se situer du côté du social.
Si notre interlocutrice organise effectivement des ateliers « de création littéraire » à Aganippé, la liste des ses expériences dans ledomaine social est longue : travail avec l’asbl Nouveau Saint-Servais (une structure qui regroupe notamment un centre de formation et une entreprise de formation par le travail), collaboration avecun home pour jeunes délinquants, une maison maternelle, des traductrices pour réfugiés, les Petits Riens ou encore « l’initiative mère » en milieupsychiatrique, les projets ne manquent pas.
C’est qu’Eva Kavian laisse notamment à penser que cette fameuse créativité déjà évoquée a son rôle à jouer dans ce secteur.« Dans l’expérience en milieu psychiatrique, cette créativité a aidé les patients. Un homme a été retrouver des textes qu’il avait écritsauparavant, ça l’a reconnecté avec ce qu’il était. D’autres ont montré leur travail à leurs médecins. Le simple fait de vivre un moment de plaisirétait déjà une réussite pour certains. On pouvait constater un effet bénéfique de la créativité, que l’asbl Nouveau Saint-Servais recherchaitégalement lorsqu’elle m’a contactée. Les gens avec qui j’ai travaillé là étaient assez instables. C’étaient des gens en formation avec un niveaud’étude assez bas et caractérisés, comme souvent, par un manque de confiance en eux », dit-elle avant d’enchaîner sur son rôle, qu’elle compare d’unecertaine manière à celui d’un… psychanalyste.
« Je suis là pour faire advenir les gens, sourit-elle. Je ne donne ni recette ni solution. Je travaille avec ce que les personnes ne savent pas qu’elles savent faire. Il s’agitaussi de dire « Avec ce que je peux faire à mon niveau, je crée quelque chose ». C’est une démarche qui se rapproche de la vision que je me fais de l’économie sociale. Celaa un effet évident au niveau social, de la confiance que ces gens peuvent avoir en eux, même si cela reste fragile et que le doute fait aussi partie du jeu. Écrire, exposer sesécrits aux autres dans les ateliers, cela génère du doute et il faut apprendre à vivre avec. Pour les gens en difficulté, cela peut aussi êtreformateur. »
Une démarche qui ramène également à cette créativité qui lui est si chère. « Si on travaille la créativité dans undomaine, ça la « booste » dans d’autres. Cela, c’est mon « choix politique ». Quand je dis que tout le monde est capable d’écrire, d’être créatif, c’est un choix politique. Lesgens dont je me suis occupé dans ces activités « sociales » étaient des personnes que l’école avait abîmées dans leur rapport à l’écriture.Tous les enfants de cinq ou six ans ont envie d’apprendre à lire et à écrire… Mais l’enseignement est encore dans une culture de l’erreur et de laculpabilité et, quant à ce voyage en écriture que l’enfant de six ans rêve de faire, il lui est répondu qu’il faut d’abord préparer sesbagages. Mais quand peut-on dire que l’on sait vraiment écrire ? L’écriture est un outil d’expression et de création, on ne peut la réduire à desrègles de grammaire et de conjugaison. »
« J’ai une responsabilité »
Cela dit, cette « lutte pour la créativité » trouve aussi quelquefois ses limites. Comme cette fois où Eva Kavian se retrouva à animer desateliers dans une maison maternelle. Submergées par leur souffrance et leur vécu, les mères
en difficulté qui constituaient son public ne pouvaient tout simplement pas lefaire. « Quand des gens souffrent trop, ce n’est pas le moment de leur faire créer des histoires, note-t-elle. Il faut alors aller vers l’autobiographique. »
À parler de souffrance, de précarité et de « lutte pour la créativité », ceux qui officient dans ce domaine semblent aussi quelquefois enposition délicate si l’on en croit Eva Kavian qui, on l’a vu, a également mangé son pain noir. « Aganippé fonctionne également avec des animateursindépendants passant par l’asbl Smart3 pour se faire payer et qui n’ont pas le choix de faire ça d’une autre manière, déplore-t-elle. C’est un métierprécaire et un milieu [NDLR celui de l’écriture] assez solitaire, surtout en francophonie et contrairement peut-être aux pays anglo-saxons qui sont plus « collectifs ».L’écriture est aussi la seule discipline artistique dont l’enseignement n’est pas subventionné. Les animateurs devraient être aidés, subventionnés.C’est à ce prix que l’on pourra en faire un vrai métier. »
Un constat qui pousse Eva Kavian à adopter une position affirmée en ce qui concerne la gratuité des ateliers littéraires ou encore le bénévolat.« On me contacte quelquefois pour intervenir en tant que bénévole. Et je dis non. Je souhaite que ce secteur se professionnalise ; accepter des contrats sous-payés,c’est faire de la concurrence déloyale. Dans ce contexte, je pense également qu’organiser des ateliers subventionnés tout à fait gratuits ne serait pas unetrès bonne idée. Cela pourrait avoir un effet négatif sur la motivation des gens. »
Un sentiment de privilège et de fascination
Ces questions monétaires abordées, Eva Kavian enchaîne sur les ateliers qu’elle organise à Aganippé (les ateliers littéraires « nonsociaux » si l’on peut dire) : « Ce ne sont pas forcément des gens riches qui se présentent. Il est clair que dès que l’on se fixe sur l’aspectlittéraire, il y a une sélection qui s’effectue au niveau culturel, mais ça ne veut pas dire qu’ils sont dans une situation facile. Certains sont seuls et isolés. Dans cecadre, grâce aux ateliers, ils développent un réseau, cela a des répercussions sociales. Il y a quelque chose de l’ordre du « On est seuls mais on le partage avec lesautres. » »
Professionnellement certains sont également dans des situations difficiles ou moroses. Dans ce contexte, les ateliers d’écriture peuvent constituer une boufféed’oxygène. « On les voit grandir dans leur écriture et certains finissent par publier des livres, c’est une forme de reconnaissance pour eux. De mon côté, il y a unsentiment de privilège, de fascination en voyant ce que les gens peuvent faire, de voir qu’ils se posent la question « Jusqu’où je vais pouvoir réaliser mon rêve ? », de lesvoir s’y confronter. Cela fait vingt-cinq ans que j’anime des ateliers et les gens m’étonnent toujours. »
Sur un ton de confidence, Eva Kavian nous fait ensuite part de son projet avec les Petits Riens, aujourd’hui terminé. Sollicitée par la structure, qui était soucieuse dedonner une visibilité à sa partie « résidence », la jeune femme fut engagée pour produire un roman et un carnet de témoignages sur le sujet.Soucieuse d’entrer en contact avec ce public particulier, Eva Kavian leur proposa aussi des ateliers d’écriture. Mais l’expérience fit également naître d’autres envies.« C’était vraiment un monde parallèle, complètement différent, je l’ai vécu dans mes tripes, dit-elle. Depuis cette expérience, j’ai enviede développer une nouvelle « branche » à mes activités d’écriture qui permettrait aux gens en difficulté de laisser une trace, de me faire le « filtre » de leursituation, de leur histoire. Autre « branche » possible : les ateliers littéraires pourraient être bénéfiques pour les personnes s’occupant de personnes endifficulté. Écrire en atelier nous renvoie à nos fragilités, on peut alors mieux comprendre la fragile humanité des êtres que l’onaccompagne… »
1. Eva Kavian :
– adresse : rue du Ranimé, 58 à 5020 Malonne
– tél. : 081 44 61 22 ou 0473 72 68 23
– courriel : eva.kavian@belgacom.net
– site : www.aganippe.be
2. Comme on peut le lire sur son site : « « Aganippé » est le nom d’une source située en Béotie, au pied du mont Hélicon. Selon la mythologie grecque, elle jaillitsous le sabot de Pégase et fut le séjour préféré des muses… Les poètes cherchant l’inspiration venaient s’y abreuver. »
3. Une caisse sociale pour artistes.