Syndicaliste, féministe et musulmane, Eva Maria Jimenez Lamas tente d’initier des travailleuses sans papiers à la militance. Son parcours de vie témoigne de cette possibilité d’un passage de la précarité à l’action.
C’est entre une réunion et une interpellation à la Ville de Bruxelles, laquelle sera suivie d’une rencontre d’un comité local de la CSC, qu’Eva Maria Jimenez Lamas, responsable syndicale à la CSC-Bruxelles, me rencontre autour d’une tasse de thé. «Je suis fatiguée aujourd’hui», lâche-t-elle en se laissant tomber sur sa chaise. On peine à le croire tant son regard pétille, mais elle exhale enthousiasme et détermination. Il est vrai qu’entre quatre enfants, ses responsabilités à la CSC, l’organisation régulière de manifestations, les formations qu’elle a entreprises (elle s’est mise à l’apprentissage du turc), on se demande comment elle jongle avec son emploi du temps.
Son cheval de bataille? La défense des droits de ceux qui n’en ont pas, les travailleurs sans papiers, les femmes à plus forte raison, en construisant, avec eux, les ressorts de leur propre mobilisation. «Aujourd’hui on banalise la marginalisation de certains groupes dans la société. Je ne veux pas faire partie de ceux qui ferment les yeux», affirme-t-elle avec conviction.
Depuis un peu plus d’un an, elle travaille notamment avec un groupe d’une vingtaine de travailleuses domestiques sans papiers. «Même dans le comité des travailleurs sans-papiers de la CSC (dont elle est responsable, NDLR), il y a beaucoup plus d’hommes. Or la moitié des migrantes sont des femmes. Et, contrairement aux hommes qui travaillent dans le transport ou dans le bâtiment, ces travailleuses se retrouvent confinées dans les espaces clos des maisons.» Elles pouponnent les bambins, après avoir dû confier leurs propres rejetons à leur maman dans leur pays d’origine. Elles mijotent des petits plats. Elles récurent et astiquent maisons et vastes appartements de fonctionnaires européens, ambassadeurs, médecins ou même de ministres. Les Latinos travaillent pour les ressortissants espagnols, les Brésiliennes pour les Portugais, les Philippines pour des anglophones. Employées sans contrats de travail, ces femmes sont invisibles puisque éparpillées et reléguées dans les espaces privés. «Ce sont les nouveaux esclaves modernes. Elles sont victimes en même temps des dominations patriarcales, de classes et raciales. Et elles passent leur vie à raser les murs…»
Pour les mobiliser, première étape: leur faire prendre conscience des injustices qu’elles subissent. Une prise de conscience individuelle puis collective. «J’ai connu une Colombienne qui avait travaillé et vécu chez des fermiers en Hollande. Pendant neuf ans, elle a trouvé normal d’être exploitée. Elle était prisonnière d’un périmètre, d’une famille. Elle a finalement préféré partir et se retrouver sans rien, mais avoir la possibilité de la liberté.» Parfois elles sont en Belgique depuis quinze, vingt ans. Puis au gré du hasard, d’une rencontre, elles se rendent compte que leur histoire est aussi celle d’autres femmes.
«On fonctionne beaucoup sur la base du bouche-à-oreille, et on s’appuie sur la sororité entre femmes, explique Eva Maria Jimenez Lamas. Que ce soit dans la recherche de travail, dans l’apprentissage de la langue, elles s’entraident beaucoup dans leur propre communauté. À partir de rencontres informelles, on construit ensuite une identité de groupe.» Un groupe où se nouent des liens de solidarité entre femmes d’origines diverses, qui peuvent ensuite se décliner avec les hommes sans papiers, puis avec les travailleurs belges.
Pour la syndicaliste, une seule solution: la régularisation. C’est elle qui permettra à ces femmes de s’émanciper. Et si elles le veulent, s’extraire de la chaîne du «care» en suivant une formation. Pour y parvenir, rien ne vaut l’organisation et la participation aux grèves et manifestations. «En France il y a beaucoup de grèves de sans-papiers. Les syndicats sont plus dans la résistance que dans la négociation. Nous avons beaucoup travaillé avec la CGT pour voir comment organiser des piquets de grève de sans-papiers ici», précise Eva Maria Jimenez Lamas. La syndicaliste bat donc le rappel. Et quand les femmes sont aux abonnés absents – notamment parce qu’elles travaillent en journée –, on envisage d’autres actions, comme suspendre des tabliers aux balcons pour signifier «ici, une femme domestique travaille». Toutes ces opérations permettent d’engranger des petites victoires: l’accompagnement par Actiris des détenteurs d’un permis de travail B ou le fait qu’un sans-papiers puisse suivre une formation pour des métiers en pénurie. De fil en aiguille, la toile d’araignée se tisse. «On ne va rien lâcher. Ce qu’on veut, c’est l’égalité des droits, et cela passe par la régularisation.»
«Moi aussi je suis passée par là»
Rien lâcher. On la croit sur parole, Eva Maria Jimenez Lamas, car elle est combative. Mais où puise-t-elle sa ténacité? Elle hésite une seconde. Puis se lance. «Ma mère était issue d’une famille espagnole très pauvre. Dans le contexte post-franquiste, les enfants crevaient de faim. Ils ont été séparés et envoyés dans divers orphelinats où ils étaient nourris. Non qualifiée, ma mère est devenue une travailleuse du ‘care’. Mon père nous a laissés quand j’avais 4 mois. Elle m’a élevée seule.» Plus tard, sa maman se marie avec un Belge et foule, avec sa fille, le sol du plat pays.
«Moi-même je suis passée par le CPAS puis le chômage», continue Eva Maria Jimenez Lamas. La jeune fille ayant grandi, enchaîne une formation en secrétariat à l’IBFFP (Bruxelles Formation), des études d’infirmière puis un boulot à mi-temps comme secrétaire médicale. Sa fibre militante déjà bien ancrée (elle est déléguée syndicale), elle pose sa candidature dans un centre de services de la CSC. Et finit, sans trop y croire, par se présenter pour un poste de permanente syndicale. «C’est une collègue qui m’a dit: c’est un boulot pour toi ça! Je lui ai répondu: tu es dingue. Mais je n’avais rien à perdre…» Engagée comme permanente, elle reprend des études en politique économique et sociale, et boucle son mémoire sur… la mobilisation des travailleuses sans papiers du «care». Elle clôture sa dernière année son quatrième enfant nouveau-né sous le bras. En 2012, elle devient responsable du comité des travailleurs et travailleuses avec et sans papiers de la CSC Bruxelles. «Je suis musulmane, précise-t-elle aussi. Je porte le voile et j’ai éprouvé moi-même le racisme dans la rue.»
Eva Maria Jimenez Lamas jette un coup d’œil à sa montre: elle s’apprête à foncer vers la Ville de Bruxelles. Elle met donc un terme à la conversation, ses dossiers sous le bras et un grand sourire aux lèvres: «Mon parcours de vie n’a pas été classique. Quand j’interviens auprès de ces femmes, je leur dis: ‘Moi aussi je suis passée par là.’ Je leur transmets un espoir, et c’est ça qui est mobilisateur. Pour moi, rien n’est impossible…»