L’expertise psychiatrique est au fondement de la défense sociale, puisqu’elle permet de reconnaître une personne malade et pénalement irresponsable de ses actes. Depuis 2014, pour éviter certaines dérives, une réforme encadre mieux la pratique.
Une personne ayant commis un crime ou un délit et présentant des problèmes psychiatriques ne va pas en prison. Son état mental est évalué par une expertise. Cette dernière joue d’ailleurs un rôle important en défense sociale. Elle intervient d’abord à l’entrée du système, dès lors qu’il s’agit de statuer sur la responsabilité pénale et la dangerosité sociale de l’inculpé. La désignation de l’expert dépend, en général, de la nature du délit: homicide, abus sexuels, incendie volontaire, etc. Elle intervient en cours de trajectoire, avec des rapports d’expertise rédigés par les équipes psychosociales chargées de l’expertise au sein des annexes psychiatriques de prison. L’expertise joue enfin un rôle important en fin de parcours, lorsque la commission de défense sociale doit décider la libération à l’essai ou définitive de l’interné.
Comme l’explique le professeur de droit pénal Yves Cartuyvels (Université Saint-Louis Bruxelles), le rôle de l’expert-psychiatre reste déterminant dans le système actuel. «En effet, le rapport d’expertise initial, qui préside à l’entrée de l’inculpé dans le système de la défense sociale, s’avère essentiel. Ce rapport psychiatrique étiquette l’interné et oriente l’ensemble de sa trajectoire ultérieure, qu’il s’agisse de son transfert d’un établissement à un autre, de l’octroi des permissions de sortie ou de la décision sur sa libération à l’essai ou définitive.» Par ailleurs, les magistrats font largement, sinon systématiquement, appel à l’expertise dans les dossiers socialement sensibles, comme les dossiers de délinquance sexuelle. «La peur de prendre une mauvaise décision les pousse même à une surconsommation de l’expertise», poursuit Yves Cartuyvels.
Mais aux yeux de certains, à l’instar de Marie Absil, philosophe et animatrice au Centre Franco Basaglia(1), la principale dérive de la pratique de l’expertise est qu’elle est effectuée par un seul expert désigné. «Il rend son avis après avoir rencontré le justiciable seulement quelques minutes! La décision est donc assez unilatérale, il n’y a pas de débat contradictoire, à moins de faire la demande d’une contre-expertise, qui est aux frais du justiciable et coûte assez cher, ce qui fait que la plupart ne peuvent en faire la demande», explique-t-elle. Tout cela sans compter le principe d’irresponsabilité pénale lui-même, fondement de l’expertise en défense sociale, qui peut devenir très vite une assignation à la maladie mentale. «Ce principe, élaboré au départ pour favoriser le soin des internés, devient selon eux le principal obstacle à la guérison véritable. En effet, être reconnu irresponsable par une expertise entraîne une non-prise en considération de la personne», ajoute Marie Absil. «Depuis les origines, les internés en défense sociale sont, en Belgique, les oubliés du système. Oscillant entre le statut de malade et celui de délinquant, leur prise en charge semble toujours dominée par une logique de gestion et de réduction des risques qui rend plus qu’aléatoire leur réintégration dans la société», renchérit Yves Cartuyvels. Comme si, pour nombre d’entre eux, s’était installée l’idée qu’il s’agissait d’individus surnuméraires, condamnés à errer dans les couloirs de l’internement, quitte à en sortir pour mieux y revenir. «Cette logique de réduction des risques se traduit par un accroissement de la population internée, l’adoption d’un internement de longue durée et la peur de prendre des risques en matière de libération», conclut-il.
L’expertise réformée
La nouvelle loi du 5 mai 2014 doit en partie répondre à ces dérives. Reprenant la philosophie globale de la loi de défense sociale comme système oscillant entre sécurité et soin, cette loi utilise la terminologie du «trouble mental», notion jugée plus adaptée à l’évolution de la psychiatrie contemporaine. Elle rend l’expertise psychiatrique obligatoire avant toute décision d’internement et en fixe le contenu minimal, en prévoyant le recours à un collège d’experts, tout en rendant l’expertise potentiellement contradictoire, ce que certains réclamaient depuis longtemps.
«Cette réforme va plutôt dans le bon sens, constate Marie Absil. En effet, elle instaure un débat contradictoire entre plusieurs experts et leur travail devra être plus fouillé et justifié qu’actuellement. De plus, les experts désignés devront répondre à des normes professionnelles précises et les experts dirigeants devront avoir un agrément, ce qui n’était pas le cas jusqu’ici.» Toujours au niveau de cette réforme, un «seuil» minimal en termes de faits commis a été introduit pour pouvoir procéder à l’internement, afin d’éviter qu’une mesure d’internement à durée indéterminée puisse être ordonnée pour des faits relativement mineurs. «Cela va dans le sens de la parole des internés qui énoncent que ce n’est pas le fait délictueux qui entraîne la punition mais bien le fait d’être malade. Jusqu’ici, la peine était prononcée, non en regard de la gravité des faits commis, mais bien par rapport à l’état de la personne concernée, et ne prendra fin que lorsqu’on jugera que cet état s’est amélioré», poursuit Marie Absil. Selon la philosophe, la mesure d’internement était prononcée trop facilement. «Il s’agissait, parfois, de ‘caser’ une personne dont on ne sait trop quoi faire. Trop malade pour un séjour en prison, refusée dans les établissements de soins classiques car jugée trop difficile ou dangereuse», analyse-t-elle.
Mais du côté des experts eux-mêmes apparaît la crainte d’une transformation de la nature de leur travail, au détriment du soin. Avec les années, le modèle anglo-saxon d’une «expertise criminologique» s’immisce dans le monde de l’expertise en Belgique, davantage en Région flamande que dans le monde francophone, avec l’ambition de remplacer une «expertise mentale» jugée archaïque. «Dans ce modèle, la mission de l’expert est surdéterminée par la question de la prédiction du risque de délinquance», explique Jean-Paul Beine, expert-psychiatre. Il tempère en précisant que ce constat est moins prégnant en Belgique francophone, où l’expertise reste très largement marquée par la priorité d’une démarche clinique. L’influence de la psychanalyse y reste importante, avec un accent mis sur une clinique de la parole: la trajectoire de vie du patient et ce que ce dernier en dit reste fondamentale. «Elle est nettement plus importante que les éléments ‘objectifs’ à charge du patient, qu’il s’agisse des faits délictueux, des antécédents judiciaires de l’inculpé ou d’autres éléments du dossier judiciaire», poursuit Jean-Paul Beine.
Quant à la notion de trouble mental, au fondement de la nouvelle loi, elle permet à l’expert de mettre en lien le trouble de la personne avec les faits commis, ce qui n’était pas le cas auparavant. «Cette nécessité se trouve en lien avec le risque de récidive, préoccupation essentiellement judiciaire et sécuritaire. Mais, à mon avis, il ne s’agit pas d’un progrès: en parlant de trouble, on ignore en réalité l’existence d’une maladie mentale plus ou moins lourde. Cette évolution s’explique par l’usage inflatoire qui est fait de l’expertise, car on demande à l’expert de traiter des questions qui n’ont pas souvent un lien avec une maladie mentale, mais plutôt avec des questions beaucoup plus générales de société», regrette l’expert-psychiatre.
(1) «L’irresponsabilité pénale, une injonction paradoxale», par Marie Absil – à consulter sur le site www.psychiatries.be
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«Internés sous les verrous : punis ou soignés ?», Alter Echos n°366, 27 septembre 2013, Marinette Mormont