Perchée au 7e étage, la longue banderole descend le long d’un mur gris. Un fond jaune sur lequel s’étale la phrase «Sozial Wohnungen Retten. Deutsche Wohnen Enteignen»: sauvons le logement social, exproprions Deutsche Wohnen. En bas, la foule jubile. C’est vrai que ça faisait longtemps qu’une aussi grande manifestation n’avait pu se tenir. Une grosse centaine de personnes rassemblées à Kotbusser Tor dans le quartier de Kreuzberg. Il y a encore quelques années, violence et trafic de drogues faisaient la une des journaux berlinois concernant cette place grise de Berlin hérissée d’immeubles en béton. Aujourd’hui, la police veille surtout à ce que chacun respecte ses distances avec ses voisins. Parmi les manifestants, beaucoup de jeunes, quelques familles avec des vélos-cargos et des seniors. Des stands de fortune sont dressés aux quatre coins de la place pendant que la sono amplifie les discours. «Nationaliser n’est pas un retour à la DDR», clame un jeune homme à la barbe fournie. Un contre-argument souvent repris par les détracteurs du référendum, qui voient dans la communalisation des logements une résurgence de l’Allemagne de l’Est et de la négation de la propriété privée.
«Les prix vont baisser»
Quelques drapeaux de couleur rouge sont levés. Le parti Die Linke, formation d’extrême gauche qui gouverne la ville en coalition avec les Verts et les sociaux-démocrates, soutient activement l’initiative. On slalome ingénieusement au travers des manifestants en prenant garde de respecter le mètre et ses cinquante centimètres de distance, à la recherche de ceux et de celles qui signent les feuilles blanches d’émargement. Younous pose le stylo. «C’est une initiative importante, et je suis certain que si le référendum est approuvé les prix du marché immobilier vont baisser, et, par là même, mon loyer», assure le jeune homme de 25 ans, qui paye 500 euros de loyer chaque mois pour son appartement d’une pièce dans les environs. Comme pour Younous, il faut être majeur, de nationalité allemande et surtout être résident de la ville pour avoir le droit de signer. Mais comme un Berlinois sur trois n’a pas la nationalité allemande, réunir 180.000 à 190.000 signatures ne sera pas facile. La pandémie complique la tâche, car la collecte de signatures a lieu essentiellement dans les rues ou dans les marchés. Le collectif a lancé une application pour smartphones il y a quelques semaines pour signaler les lieux où les signatures peuvent être déposées, ce qui devrait aider un peu. En tout cas, Ingrid veut y croire. Cette énergique pensionnée est une routière du mouvement DWEnteignen. En 2017, son propriétaire, Deutsche Wohnen, lui a envoyé une lettre l’informant de l’augmentation de son loyer. Résultat, elle paye aujourd’hui 580 euros par mois, ponctionnés sur une pension de 1.200 euros. Ingrid a fait deux choses. Primo, trouver un petit job. Secundo, elle s’est engagée dans le mouvement: «Au début, c’étaient quelques réunions, maintenant, ce sont deux visioconférences par semaine», sourit-elle derrière son masque. Le plan pour exproprier semble, sur le papier, assez simple. Un recours à l’article 15 de la Constitution allemande. Ce dernier donne la possibilité d’exproprier, charge à l’État ensuite d’indemniser le propriétaire spolié. Sur ce point, les divergences sont grandes en ce qui concerne le coût d’une telle opération pour la ville-région de Berlin. Douze à 13 milliards d’euros selon DWEnteignen, plus de 30 milliards pour le bureau de l’urbanisme de la capitale. Mais avant que cette question ne se pose véritablement, il faudra d’abord que le collectif recueille ses signatures avant le mois de juin.
«À qui appartient Berlin?»
La colère des manifestants vient de loin. Elle fait référence à cette lancinante question qui rythme la contestation des prix des loyers: «À qui appartient Berlin?» Ce slogan est né dans les défilés. En avril 2019, ils étaient plus de 35.000 à déferler sur Alexanderplatz, tous bien d’accord pour dire qu’il y a un problème avec le coût du logement à Berlin. «Wem gehört Berlin?», une question simple dont la réponse l’est moins. Savoir à qui appartient la ville et, par extension, désigner le responsable des prix exorbitants du logement est complexe, comme l’a montré une enquête fouillée du journal berlinois Tagesspiegel en partenariat avec le collectif Corrective1.
Selon le patron de la Berliner Mieterverein, l’association des locataires de Berlin, entre 2006 et 2018, le prix du mètre carré à louer a sauté de 5,45 euros à 10,5 euros.
Berlin brade ses logements
Première donnée à prendre en compte, Berlin est une capitale de locataires. Sur 1,9 million de logements, on estime que 1,5 million sont en location. Près de 80% des Berlinois ne possèdent pas leur maison ou appartement. À l’Ouest, emprunter 200.000 euros en 1990, c’était se ruiner: 9% de taux d’intérêt juste avant la chute du Mur. Quant à Berlin-Est, le logement y était majoritairement public et la propriété rare. Alors, lorsque l’Allemagne se réunifie et que les Berlinois ne doivent débourser que 6 euros pour un mètre carré à la location, le choix est vite fait. Le tournant est janvier 1990 selon le Tagesspiegel. C’est à ce moment que l’Allemagne lève les restrictions sur le logement public. Jusqu’ici, les entreprises immobilières pouvaient acheter et revendre des logements publics, mais à la condition de garder les loyers sous contrôle. La rentabilité de ces sociétés était également plus contrôlée. Cette dérégulation marque la naissance d’un nouveau marché dans lequel peu d’entreprises, il est vrai, se sont lancées au cours de l’année 1990. Mais certaines sociétés immobilières, dont le logement est le métier, se sont positionnées très tôt. Et ça tombe bien, car Berlin, «capitale pauvre, mais sexy» selon un de ses bourgmestres, brade ses logements. Les finances sont basses, le chômage est haut, la Ville vend ses logements. Par dizaine de milliers. La crise financière de 2008 est l’autre tournant. Échaudées par le dévissage des actions boursières, des entreprises financières se reconvertissent dans l’immobilier. Le meilleur exemple est l’entreprise Akelius, du nom de son fondateur Roger Akelius, un financier suédois qui a fait fortune dans l’optimisation fiscale. Pour un investisseur des années 2000, le marché berlinois est juteux. Non seulement parce que le taux d’occupation des immeubles est bas, mais aussi parce que le parc immobilier est ancien et n’a pas encore été rénové. Moderniser un logement donne la possibilité d’augmenter son loyer. C’est cette mécanique qui a été mise en œuvre et qui explique en partie l’essor des prix. Selon le patron de la Berliner Mieterverein, l’association des locataires de Berlin, entre 2006 et 2018, le prix du mètre carré à louer a sauté de 5,45 euros à 10,5 euros. «Un saut très important en 12 ans», s’étrangle Stéphane Bartels. Difficile d’imputer uniquement cette explosion des loyers à une cause unique. L’attrait de la ville a aussi joué son rôle: plus de 200.000 personnes ont rejoint la capitale et ses 3 millions d’habitants en l’espace de 30 ans. Pour ne rien arranger, de jeunes entrepreneurs se sont aussi lancés dans l’achat, la rénovation et la revente en cours des années 2000. L’essor exceptionnel du marché berlinois est donc aussi le synonyme de l’insolente renaissance de la capitale trois décennies après la chute du Mur.
Pour résumer, c’est en préparant leur retraite que nos voisins d’outre-Rhin participent indirectement à la folie des loyers de Berlin et d’ailleurs.
Mais alors, à qui appartient Berlin?
Le travail d’enquête des journalistes berlinois a conclu qu’une partie du logement berlinois est entre les mains d’entreprises dont la rentabilité et le versement des dividendes sont les objectifs principaux. Sept de ces sociétés sont cotées en Bourse. L’entreprise Deutsche Wohnen y a, par exemple, multiplié le cours de son action par quatre en six années. L’étude de l’actionnariat est très intéressante. Les journalistes du Tagesspiegel ont constaté que deux poids lourds du secteur (qui possèdent plus 150.000 logements à Berlin) avaient pour investisseur (entre autres) la société BlackRock. Le géant mondial de la gestion financière a naturellement placé ses billes dans l’immobilier de la capitale. Pour investir, BlackRock s’appuie sur ses deux fonds, deux produits financiers financés par l’épargne-retraite allemande. La «Riester-Rente», un mécanisme public créé dans le but d’inciter nos voisins à épargner pour leur pension. Pour résumer, c’est en préparant leur retraite que nos voisins d’outre-Rhin participent indirectement à la folie des loyers de Berlin et d’ailleurs.
Une logique financière à des années-lumière de ce que les animateurs du collectif DWEnteignen ont en tête: des loyers n’excédant pas un tiers du revenu du locataire, une participation de l’habitant aux décisions relatives à son logement, une grande régie publique garante du bien-être de ses occupants. Reste à savoir si ce gros projet peut se concrétiser. Depuis la fin février, c’est parti pour quatre mois de collecte, 190.000 signatures. Si le référendum a lieu, il se tiendra le 26 septembre. Berlin votera alors pour deux choses: pour élire ses députés et pour marquer, ou non, un tournant historique dans le logement de la capitale.
- «Wer profitiert vom Berliner Mietmarkt?», Der Tagesspiegel, 28 juin 2019.
En savoir plus
«Encadrer les loyers à Bruxelles, des propositions mais peu de chances de réalisation», Alter Échos web, 28 octobre 2015, Manon Legrand.
«Encadrement des loyers: la Belgique à la traîne», Alter Échos n° 392, octobre 2014, Amélie Mouton.