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Expulsions et déontologie : un cocktail explosif pour les travailleurs sociaux des centres d'accueil

La question de l’accueil des demandeurs d’asile et, au-delà, celle du sort réservé aux sans-papiers et aux clandestins peuvent s’appréhender àcourt, à moyen et à long terme. Chacune de ces perspectives est porteuse d’enjeux et d’interrogations spécifiques pour le travail social. À court terme,c’est le sort du protocole d’accord – vivement critiqué – conclu entre Fedasil et l’Office des étrangers (voir Alter Échos n° 192) quirequiert l’attention. À moyen terme, c’est un avant-projet de loi sur la politique d’accueil, en cours de finalisation au sein du cabinet du ministre de l’Intégrationsociale Christian Dupont (PS) qui figure au centre des débats. Et à long terme, la question posée est celle de la transformation des missions assignées aux assistantssociaux : d’un cadre éthique inscrit dans la droite ligne de la Déclaration des droits de l’homme et marqué par une volonté d’accroissement del’égalité de fait, les politiques sociales connaîtraient depuis une trentaine d’années un glissement vers la gestion de la fracture sociale et le contrôlede ceux que Robert Castel appelle les « surnuméraires ». C’est en prenant appui sur le court terme et l’actualité chaude des arrestations dans les centres que laPlate-Forme de vigilance pour les réfugiés et les sans-papiers1 et le Comité de vigilance en travail social2 ont voulu remettre en question ces tendances defond – dépassant la seule question des demandeurs d’asile – et peser sur le processus législatif en cours.

27-09-2005 Alter Échos n° 194

La question de l’accueil des demandeurs d’asile et, au-delà, celle du sort réservé aux sans-papiers et aux clandestins peuvent s’appréhender àcourt, à moyen et à long terme. Chacune de ces perspectives est porteuse d’enjeux et d’interrogations spécifiques pour le travail social. À court terme,c’est le sort du protocole d’accord – vivement critiqué – conclu entre Fedasil et l’Office des étrangers (voir Alter Échos n° 192) quirequiert l’attention. À moyen terme, c’est un avant-projet de loi sur la politique d’accueil, en cours de finalisation au sein du cabinet du ministre de l’Intégrationsociale Christian Dupont (PS) qui figure au centre des débats. Et à long terme, la question posée est celle de la transformation des missions assignées aux assistantssociaux : d’un cadre éthique inscrit dans la droite ligne de la Déclaration des droits de l’homme et marqué par une volonté d’accroissement del’égalité de fait, les politiques sociales connaîtraient depuis une trentaine d’années un glissement vers la gestion de la fracture sociale et le contrôlede ceux que Robert Castel appelle les « surnuméraires ». C’est en prenant appui sur le court terme et l’actualité chaude des arrestations dans les centres que laPlate-Forme de vigilance pour les réfugiés et les sans-papiers1 et le Comité de vigilance en travail social2 ont voulu remettre en question ces tendances defond – dépassant la seule question des demandeurs d’asile – et peser sur le processus législatif en cours.

Pour ce faire, ils organisaient ce 22 septembre un après-midi de réflexion autour des questions déontologiques et juridiques posées par les expulsions à partirdes centres d’accueil pour réfugiés. Étaient invités à y prendre la parole Bernard Hengchen, professeur à l’Institut Cardijn (haute écoleCharleroi-Europe) et animateur du Comité de vigilance, Catherine Bosquet, professeure à l’Iessid (département social de la haute école Paul-Henri Spaak) etanimatrice du même Comité, Patrick Charlier, juriste au Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme (CECLR) et Julie Maenaut, avocate et juristeau Service international de recherche, d’éducation et d’action sociale (Siréas).

Pour répondre à leurs interpellations et à celle de l’assistance, d’une cinquantaine de personnes, Marc Xhrouet, directeur général adjoint deFedasil, l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile, s’était également déplacé. Petit aperçu des enjeux danschacune des perspectives temporelles énoncées.

À court terme : protocole suspendu jusqu’à nouvel ordre

En ce qui concerne l’actualité immédiate, Marc Xhrouet, a confirmé que le Protocole d’accord conclu le 3 août entre Fedasil et l’Office des étrangersétait bel et bien suspendu « jusqu’à nouvel ordre » (et pas jusqu’au 30 septembre comme parfois annoncé) et que, dans l’intervalle, plus aucun «éloignement » ne se ferait au départ des centres d’accueil. Ce délai doit permettre l’évaluation du Protocole et éventuellement la prise de nouvelles mesures.Par ailleurs, ce sont les organisations de défense des demandeurs d’asile qui devraient avoir la primeur de ces nouvelles mesures.

La suspension est tellement effective que, lors de la dernière opération de police menée le 12 septembre au Petit-Château (le centre d’accueil bruxellois deFedasil), qualifiée par Marc Xhrouet d’« opération de police régulière visant uniquement à lutter contre le travail au noir », l’Office desÉtrangers aurait dépêché sur place un agent chargé de vérifier que les personnes arrêtées n’étaient pas des résidents ducentre. Si c’était le cas, ordre était donné de les relâcher3!

Des événements qui reposent d’ailleurs incidemment la question des critères en vertu desquels les arrestations en vue d’éloignement sont opérées : quil’Office choisit-il et pourquoi ? Interrogation d’autant plus pertinente que la proportion de personnes « éloignables » parmi les résidents des centres d’accueildépasse fréquemment les 40 %. S’il est impossible d’obtenir une réponse à cette question du côté de l’Office des Étrangers,d’aucuns n’hésitent pas à pointer l’arbitraire le plus complet qui régnerait en la matière : « Si, d’aventure le ministère del’Intérieur reçoit 80 laisser-passer pour l’Iran, ce seront les Iraniens qui seront prioritairement arrêtés dans les centres ou ailleurs. Le ciblagedépasse rarement ces questions d’ordre purement pratique et complètement arbitraire », déclare ainsi Julien Pieret, animateur du Comité de vigilance.

Commentant les arrestations de cet été dans les centres, Marc Xhrouet a tenu à rappeler qu’une proportion importante des difficultés rencontrées estdirectement attribuable à la « schizophrénie législative » actuelle : les demandeurs d’asile qui ont vu leur demande refusée par le Commissariatgénéral aux réfugiés et apatrides ou la Commission permanente de recours et ont reçu en conséquence un ordre de quitter le territoire (OQT) peuventintroduire un recours au Conseil d’État. Ce dernier, complètement engorgé, met généralement plusieurs années à se prononcer. Plusieursannées au cours desquelles le candidat débouté n’a pas le droit de séjourner sur le territoire belge puisque le recours au Conseil d’État n’estpas suspensif. Une jurisprudence de la Cour d’arbitrage prévoit cependant que ces mêmes personnes qui n’ont pas le droit de séjourner sur le territoire y ontnéanmoins droit à l’aide en nature – mais uniquement dans les centres gérés par Fedasil ou la Croix-rouge4. De toute évidence uneharmonisation s’impose et les participants à l’après-midi la souhaitent vers le haut (assurer que le recours soit suspensif de l’OQT), arguments juridiques à laclé, plutôt que vers le bas (fin du droit à l’aide en nature).

À moyen terme : un avant-projet de loi déposé au gouvernement

Sans préjuger de la réponse qui sera trouvée à cette « schizophrénie », un avant-projet de loi concernant l’accueil des demandeursd’asile est actuellement finalisé au cabinet Dupont. Largement rédigé par Fedasil, il a été très brièvement présenté par l
eministre de l’Intégration sociale, Christian Dupont, dans une interview à La Libre (13 septembre). Il établirait par exemple une norme d’encadrement commune àtoutes les structures d’accueil afin que les demandeurs d’asile y soient traités de la même façon – nés dans l’urgence, les quelque quarante centres,gérés soit par la Croix-rouge soit par Fedasil sont en effet caractérisés par une grande diversité en matière d’organisation interne,d’encadrement, de règlement d’ordre intérieur, etc. L’avant-projet de loi aurait donc d’abord une fonction d’harmonisation et de fondation juridique despratiques. Le ministre Dupont insiste également sur la nécessité de mieux définir l’accompagnement social, médical et juridique. Il a par ailleurs identifiédes lacunes dans le traitement psychiatrique des demandeurs ayant besoin d’une aide de ce type.

Quel qu’en soit le contenu précis, la négociation gouvernementale dont l’avant-projet fera l’objet risque d’être particulièrement dure, lesoppositions politiques entre partenaires de la majorité étant redoublées par des différences en matière de répartition de compétences et desdivergences entre Communautés. Du point de vue de la répartition des compétences, si le socialiste Christian Dupont s’occupe de l’accueil, c’est en effet le VLDPatrick Dewael qui s’occupe des « éloignements-expulsions »… Quant au point de vue communautaire, il semble, de l’aveu même des travailleurs de Fedasil,que les vagues d’arrestations dans les centres aient suscité beaucoup moins de contestations au nord du pays qu’au sud (y compris dans les centres eux-mêmes).

Une obligation européenne

Outre la nécessité interne de fondation et d’harmonisation des pratiques, la nouvelle législation est justifiée par l’obligation de transposer en droit belge ladirective européenne 2003/9/CE (adoptée par le Conseil le 27 janvier 2003) en matière d’accueil. Celle-ci énonce les normes minimales pour l’accueil desdemandeurs d’asile dans les États membres de l’Union. Si la plupart de ces normes sont actuellement respectées chez nous, elles n’ont pas encore de fondement juridiqueen droit belge5.

Le processus est d’ailleurs toujours en mouvement au niveau européen : le 1er septembre dernier, la Commission européenne a adopté un paquet de mesures dans le domaine del’immigration et de l’asile, qui se compose de la proposition de Directive sur les normes commune applicables au retour – d’actualité au moment où sept ans tout juste aprèsla mort de Sémira Adamu, le « retour volontaire » fait l’objet de moult propositions et réflexions – ainsi que de trois Communications sur les thèmes suivants :l’Intégration, les Programmes de protection régionaux, et la Migration et le Développement6.

De plus qui dit « la plupart des normes européennes respectées » ne dit pas « toutes les normes respectées » : la directive 2003/9/CE prévoitpar exemple un droit de recours pour les candidats en cas de sanction au sein du centre. Or ce droit n’est pas encore acquis dans tous les centres belges et la question est d’autant plusimportante que c’est souvent l’assistant social qui est chargé de notifier la sanction, ce qui contribuerait encore à accroître le brouillage des fonctions, entreaccompagnement et contrôle, assistance et surveillance et ultimement, main gauche et main droite. Dans une récente carte blanche (La Libre du 19 septembre), Julien Pieret,s’inquiétant des nouvelles missions dévolues aux « experts sociaux », dénonçait en ces termes une confusion des rôles qualifiée deschizophrénique : « Ainsi, lors d’une même permanence, un travailleur devra aider l’étranger dans le dédale administratif de la procédured’asile, puis lui interdire de sortir du centre en raison d’une vaisselle négligée… »

« L’expert social » au centre du débat

Est ici mise en question la nouvelle catégorie d’« expert social » que développerait l’avant-projet de loi. Regroupant essentiellement trois types detravailleurs – assistants sociaux, éducateurs sociaux et personnel paramédical –, cette nouvelle appellation est vue comme le cheval de Troie de pratiques ambiguës,parfois contraires aux normes déontologiques en vigueur dans le travail social.

Au sein de l’assemblée, une participante questionnait le rôle ambigu des centres eux-mêmes, les qualifiant de « souricières, réservoirs àexpulsions ». Par leur nature même, ils assureraient la « traçabilité » des demandeurs d’asile. Un travailleur de Fedasil relève d’ailleurs que, depuisles arrestations de cet été, nombre de résidents quittent les centres dès l’aube et n’y retournent qu’à la nuit tombée afin de minimiser leur risque de« se faire prendre ». De plus, majoritairement situés en zone rurale, ces centres auraient comme effet – si pas comme objet – d’empêcher l’intégration desrésidents au sein de la société belge. Une conception bien entendu réfutée par Marc Xhrouet, selon qui les ILA (Initiatives locales d’accueil) ou tout autredispositif d’accueil voire d’aide en espèces n’assurent pas moins la traçabilité du demandeur.

À long terme : conflits de normes et de loyauté

On l’a vu, au centre des discussions autour de l’avant-projet de loi en gestation, figure une requalification des éducateurs, assistants sociaux et personnelsparamédicaux des centres en « experts sociaux » dotés de règles déontologiques propres. À cet égard, Catherine Bosquet a insisté sur lanécessité de ne pas abandonner ce qui existe déjà : l’éventuel code de déontologie qui serait mis en œuvre pour les « experts sociaux» ne doit pas remplacer les codes de déontologie (francophone et flamand) qui existent déjà pour les assistants sociaux belges. Ces codes prescrivent, par exemple, deprivilégier l’intérêt des personnes aidées y compris en cas de conflit entre ceux-ci et l’employeur de l’assistant social.

La problématique du brouillage des missions et des conflits de loyauté se fait évidemment d’autant plus aiguë lorsque l’assistant social est égalementfonctionnaire. Tenu d’agir avec loyauté et intégrité « sous l’autorité hiérarchique de son supérieur », le fonctionnaire est parailleurs, selon l’article 29 du Code d’instruction criminelle, dans l’obligation « de dénoncer tous les crimes et délits dont il a connaissance dansl’exercice de ses fonctions7 ». Or, comme Patrick Charlier l’a répété, les assistants sociaux qui sont amenés à travailler avec le
sétrangers ont toujours dû évoluer dans des limites beaucoup plus strictes que les autres : « C’est particulièrement évident du point de vue des processusparticipatifs : tout ce qui est mis en place en matière de droit des étrangers consiste à éviter que ces étrangers ne s’intègrent à la viesociale belge et soient partie prenante à un processus participatif. » Or la mise en œuvre de tels processus fait partie intégrante de l’identitéprofessionnelle de ces assistants sociaux et des valeurs qui sous-tendent leur déontologie.

C’est cette tension entre déontologie d’une part et nouvelles missions induites par les transformations des politiques sociales, d’autre part, qui amène Bernard Hengchen àreprendre à son compte la qualification de « métiers à risques éthiques » pour évoquer la tâche des assistants sociaux qui travaillent avec despersonnes étrangères, clandestines ou non.

Ultimement, dans un contexte où le « retour volontaire » est de plus en plus souvent présenté au niveau politique comme la panacée, se pose égalementla question de savoir jusqu’où l’assistant social fonctionnaire doit être, selon les termes de Catherine Bosquet, « porteur de la politique de son État »et donc défendre, auprès du candidat débouté, ce retour volontaire comme la meilleure des solutions possibles…

Et le Comité de rappeler que si ces questions éthiques et déontologiques se posent avec une acuité particulière dans le domaine des politiques d’accueil, ellesconcernent également bien d’autres champs du travail social, à commencer par toutes les politiques de mise à l’emploi. Dans ce domaine qu’il entend investir plusprofondément à l’avenir, le Comité décèle un estompement de la frontière entre aide et contrôle et un obscurcissement corrélatif de la missiondes agents qui y opèrent.

1. Composée d’une quarantaine d’associations (Amnesty, ATD, CAL, CNAPD, CNCD, CSC, Ligue des droits del’homme, MOC, Mrax, Oxfam, Vie féminine, etc.), la Plate-Forme est coordonnée par la Ligue des droits de l’homme, chaussée d’Alsemberg, 303 à 1190Bruxelles – tél. 02 209 62 80 – fax : 02 209 63 80
2. Site : www.comitedevigilance.be

3. Comme l’énonce sous couvert de l’anonymat un participant à la rencontre, il semble cependant que « la main droite de l’Office ignore ce que fait sa maingauche ». Renouant avec des pratiques officiellement abandonnées, l’Office a en effet convoqué ce 14 septembre Dédé Mutombo Kazidi, sa femme et leur enfant detrois mois officiellement pour « compléter son dossier ». Arrivés sur place, ils furent arrêtés et enfermés au centre fermé 127. Une pratiqued’autant plus suspecte que « Dédé » était un des portes-parole des résidents du Petit-Château, ayant à ce titre participé auxnégociations qui ont mené à la suspension du Protocole.
4. La liste complète des Centres est disponible sur le site internet de Fedasil
5. Cette directive aurait dû être transcrite en droit belge pour le 7 février 2005 au plus tard. L’année passée, Fedasil a réalisé uneétude juridique préparatoire à cette transposition : y sont analysés le droit et la pratique existante, identifiées leurs lacunes éventuelles au regard de ladirective mais aussi au regard de l’ensemble des obligations internationales de la Belgique. Cette étude est disponible sur le site de Fedasil
6. Voir le site : www.europa.eu.int
7. Rappelons néanmoins que, dénué de sanction pénale, cet article semble être tombé en désuétude, voire avoir connu une abrogation de fait.

Edgar Szoc

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