«Je les ai eus à l’usure.» Mains nouées, regard légèrement timide, Pernelle Godart devient plus taquine quand elle évoque certains des 18 cantons des justices de paix bruxelloises. Pendant de longs mois, cette géographe à l’Institut de gestion de l’environnement et d’aménagement du territoire (IGEAT) de l’Université libre de Bruxelles (ULB) les a tous contactés pour les convaincre de l’accueillir. «Il a fallu appeler, appeler. Certains avaient déjà dit par courriel qu’ils ne voulaient pas nous recevoir. On les rappelait ensuite, sans leur dire qu’ils avaient déjà refusé», se souvient-elle.
Cette petite ruse était motivée par un objectif que Pernelle Godart partage depuis 2019 avec Eva Swyngedouw, une chercheuse de «Cosmopolis», un centre de recherche urbaine dépendant de la Vrije Universiteit Brussel (VUB) et les deux pilotes de leur recherche, Mathieu Van Criekingen (ULB) et Bas van Heur (VUB): dénombrer, cartographier et analyser les expulsions de logement à Bruxelles. Un domaine dans lequel les données sont quasi inexistantes. «On sait qu’on ne sait pas et que ça vaut la peine d’aller creuser», constate Mathieu Van Criekingen. Et, pour creuser, il a fallu creuser puisque, dans chaque justice de paix, Pernelle Godart a épluché des centaines de fardes reprenant des jugements de toutes sortes, à la recherche de verdicts prononçant des expulsions judiciaires pour l’année 2018. Ce qui n’a visiblement pas été une mince affaire. «Tous les jugements sont sur papier et sont classés par ordre chronologique, pas par catégories de litige, explique Pernelle Godart. On tombe donc sur un litige relatif au logement, puis à un abonnement Proximus, à des parcmètres…»
«Sur 1000 logements, 1,3% reçoivent un avis d’expulsion dans l’année. Mathieu Van Criekingen, IGEAT, ULB.
En y ajoutant les prises de contact, l’ensemble du processus a pris près d’un an. Un travail de fourmi qui a permis de recenser 3.908 jugements d’expulsion. Au tarif de quatre pages environ par dossier, ce sont près de 16.000 photos que Pernelle Godart a fini par ramener à ses collègues. L’occasion, pour un huissier d’une des justices de paix, de lui mettre un petit coup de pression. «Il m’a dit que si je perdais ces photos – qui contiennent des données privées, NDLR – et qu’elles circulaient, je risquais de me retrouver au pénal». Surtout, cette masse de données a enfin permis de se faire une idée du nombre d’expulsions à Bruxelles. 3.908 en 2018, cela fait donc «un peu plus de 75 expulsions par semaine, un peu moins de 11 par jour. Et rapportés au nombre de logements mis en location, ces chiffres permettent d’affirmer que, sur 1.000 logements, 1,3% reçoivent un avis d’expulsion dans l’année. Cela donne une ambiance», constate Mathieu Van Criekingen.
Pas limité au croissant pauvre…
Il existe plusieurs types d’expulsions. Les expulsions informelles, effectuées par les propriétaires et non notifiées par ceux-ci, ce qui explique qu’elles sont non quantifiables. Les expulsions administratives, effectuées lorsque les logements sont non conformes aux règles d’habitabilité et de salubrité, mais qui sont déjà monitorées par l’Observatoire de la santé et du social. Et puis les expulsions judiciaires, «le haut du paquet», d’après Mathieu Van Criekingen, sur lesquelles se sont penchés les universitaires de l’ULB et de la VUB. Attention: les expulsions judiciaires, effectuées par des huissiers, ne constituent que la partie émergée de l’iceberg, explique l’universitaire. Et pour cause: chaque jugement en justice de paix ne mène pas à une expulsion judiciaire «où les gens se retrouvent avec leurs meubles sur la rue», situe Mathieu Van Criekingen. Souvent, les occupants décident de partir d’eux-mêmes une fois le jugement prononcé. On pourrait dès lors argumenter qu’il ne s’agit pas d’une expulsion judiciaire, techniquement parlant. Pourtant, pour Pernelle Godart et Mathieu Van Criekingen, c’est bien le cas. «Le fait qu’il y ait un jugement à la justice de paix est suffisamment fort, notamment pour mettre les familles sous stress, même si elles finissent par partir volontairement du logement, argumente Pernelle Godart. Pour nous, un jugement doit donc être comptabilisé comme une expulsion.» Ce qu’ils ont donc fait dans leur cartographie.
«59% des expulsés ont entre 28 et 48 ans et sont donc en âge d’avoir des enfants.» Pernelle Godart, IGEAT (ULB).
Aujourd’hui, celle-ci est entièrement disponible à la consultation sur internet, sous forme de cartes interactives. À les regarder défiler, un constat est frappant. Si les communes du sud-est de la région, plus aisées, semblent relativement épargnées par les expulsions alors que le nord-ouest, plus fragile, paraît plus touché, on remarque toutefois que les expulsions ne se limitent pas aux communes dites populaires, au fameux «croissant pauvre» de la ville. Une commune comme Uccle, par exemple, connaît un taux d’expulsion plus élevé (1,62%) qu’Anderlecht (1,56%) ou Molenbeek (1,28%). Comment interpréter ce phénomène? «Je pense que d’autres facteurs que le socio-économique entrent en ligne de compte, tente Pernelle Godart. Dans certaines communes comme Molenbeek, il existe un tissu d’acteurs locaux qui peuvent jouer un rôle d’amortisseur. Et puis les juges de paix jugent différemment d’une zone à une autre.» Autre explication, lancée par Mathieu Van Criekingen: une fois arrivées dans les quartiers plus fragiles du nord-ouest de la ville, certaines familles tentent d’en sortir et se projettent vers des communes voisines, comme Jette, Koekelberg. «L’est de la ville leur est totalement inaccessible, mais d’autres communes peuvent paraître encore abordables. Or, en déménageant là, ces familles se mettent malgré tout en difficulté… », explique l’universitaire, tout en admettant qu’on ne puisse, à ce stade, «qu’émettre des hypothèses». Pour affiner tout cela, les universitaires s’apprêtent maintenant à réaliser des interviews avec des personnes ayant été en situation – ou en risque – d’expulsion et des associations de première ligne. Voire des propriétaires… Un article à paraître dans Brussels Studies est également en préparation.
Financé pour quatre ans par Innoviris.brussels, le projet «Bru-Home» se clôturera en 2023. Ses porteurs songent-ils à rempiler pour monitorer d’autres années et ainsi pouvoir effectuer des comparaisons? «Pour ça, il faudrait d’autres financements. Et la non-informatisation des justices de paix poserait des problèmes énormes pour un suivi régulier de cette question», sourit Mathieu Van Criekingen. S’il devait en rester là, le projet aura aussi malgré tout permis de mettre en évidence une autre information: «59% des expulsés ont entre 28 et 48 ans et sont donc en âge d’avoir des enfants. Quand il y a un jugement d’expulsion, les noms de ces derniers ne sont pas repris dans les documents, mais on peut supposer qu’il y en a un certain nombre», conclut Pernelle Godart…