La vogue du « Do it yourself » (DIY), propulsée par des communautés de « makers », essaime en Belgique. Grâce aux Fab Labs, de petites usines en accès libre, chômeurs et actifs relocalisent doucement la production et créent des emplois hors système.
Des murs blancs, sur 150 mètres carrés. Et au milieu, un chaos apprivoisé. D’abord, quelques étagères, des câbles, des outils, des planches en bois. Ensuite, une table où gisent, pêle-mêle, sachets de chips, ordinateurs portables, cartes mémoire, bouteilles de bière, des écrans et des clefs USB. Nicolas, 36 ans, paisible gaillard à la barbe hirsute, s’escrime sur un logiciel 3D. Il tente de concevoir une chaise modulable pour enfants, inspirée de la méthode Montessori. « Un ami est venu me voir pour la fabrication d’une chaise pour sa fille. Il a juste apporté un fichier avec les formes vectorielles et je m’occupe d’adapter ses dessins. » Sur l’écran, la chaise propose deux hauteurs d’assise, et devient même une table, suivant sa position. Après quelques ajustements, une machine de découpe et de perçage informatisée (commande numérique par calculateur, CNC) se met en marche. Découpé, poncé, le bois prend forme. Moins d’une heure plus tard, l’ami repart avec sa nouvelle chaise sous le bras.
« Bricoler, faire par soi-même et partager » : c’est sous cette bannière que Nicolas a ouvert le premier OpenFab bruxellois, un atelier de fabrication numérique accessible à tous, comme un club de gym, sur simple abonnement. Dans cet atelier aux allures de grand bazar, architectes, ingénieurs, designers, mais aussi biologistes, artistes, étudiants et simples quidams s’adonnent à leur passion : le bricolage exploratif. « L’OpenFab, c’est un peu la chocolaterie de Willy Wonka, sourit Nicolas. Un espace de liberté, où l’on peut entraîner son cerveau à transformer une idée en produit. » Rattaché à Transforma BXL, un espace de coworking installé dans l’ancien centre sportif de Solvay, à Boitsfort, l’atelier tient de l’usine de quartier. On y trouve un ensemble de machines à commande numérique : un scanner 3D, une découpeuse laser capable de produire des structures 2D et 3D, une imprimante 3D pour fabriquer rapidement une pièce dans divers matériaux… « Et bientôt, une machine à sérigraphie pour fabriquer des antennes et des circuits flexibles », s’enthousiasme Nicolas.
Autodidacte, venu à l’électronique et à la programmation après des études d’art graphique et de cinéma, Nicolas de Barquin appartient à la communauté des makers, ces bidouilleurs un brin subversifs qui, depuis leurs garages californiens, ont fait du « Do it yourself » le principal détonateur d’une révolution mondiale. Comme lui, ils sont de plus en plus nombreux à passer leurs heures sur des découpeuses laser ou des cartes informatiques open source. Connectés, biberonnés aux nouvelles technologies, mais gardant les yeux ouverts sur le monde et les pieds sur terre, ils constituent l’avant-garde de la prochaine révolution industrielle. Et redonnent de l’intelligence à la main… Ce mouvement « mélange un peu l’esprit altermondialiste, écolo… et aussi l’esprit geek et informatique, explique Nicolas. Il veut en finir avec la standardisation des objets courants, défier l’obsolescence programmée, arrêter les délocalisations, réindustrialiser les villes sans les polluer, et relancer l’artisanat. »
L’esprit « libre »
Les makers refusent de déposer des brevets pour protéger leurs innovations. Pour eux, les nouvelles technologies sont mises à profit à travers des valeurs d’échange et de partage. « Aujourd’hui, ce sont quelques personnes dans les services marketing des grandes firmes qui déterminent ce dont des millions de gens ont besoin. Nous, nous défendons une forme d’empowerment : nous voulons donner à chacun les outils pour produire ce dont il a vraiment besoin », explique Nicolas. Et de souligner : « Internet a fait de chaque possesseur d’ordinateur un producteur d’informations. L’avènement des imprimantes 3D, des logiciels libres et des services d’autofabrication va les transformer en artisans d’un nouveau genre, capables d’inventer et de produire des objets sur mesure, en petites quantités. »
Au cœur de la démarche : le courant open hardware. Après avoir colonisé le web, le modèle dit « du libre » s’étend sur l’ensemble des produits physiques. Voitures, meubles, smartphones et même capes d’invisibilité, les produits physiques développés sans brevet sont de plus en plus nombreux. Leurs plans, en libre accès sur Internet, permettent au quidam de fabriquer lui-même ces concentrés de créativité. Et à l’image de l’encyclopédie en ligne Wikipedia, les makers s’échangent leurs tuyaux, tutoriels, expériences, gestes et notices liées au bricolage sur des plates-formes web, tels Thingiverse, Sculpteo, Shapeways, Sketchfab ou encore Cults3D.
L’intelligence « glocale »
« Le pouvoir appartient à ceux qui contrôlent les moyens de production », disait Karl Marx. Mais si le communisme selon Lénine, c’était « les Soviets plus l’électricité », l’utopie « glocale » des makers, c’est un « atelier communautaire » dans chaque quartier, plus le numérique. Ainsi, partout en Europe se montent des « Fab Labs », des fabrication laboratories où des machines assez précises et chères sont mises en commun et sont partagées avec le grand public. Imprimantes 3D, fraiseuses à commande numérique, machines à découpe laser, perceuses à colonne, ordinateurs dotés de logiciels de conception et de contrôle-commande des machines-outils… Autant de joujoux technologiques autrefois réservés à la grande industrie qui, au travers de ces ateliers, permettent de « libérer » l’innovation.
Le concept du « Fab Lab » revient à Neil Gershenfeld. En 1998, ce physicien américain, chercheur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), près de Boston, donne un cours intitulé : « How to make almost anything » (Comment fabriquer à peu près n’importe quoi). Au grand bonheur de ses étudiants, Neil Gershenfeld organise des séances dédiées à la conception de prototypes pour les aider à mener à bien leurs projets d’études. Le chercheur met à leur disposition tous les moyens de fabrication numérique existants, ainsi que des machines-outils pilotées par ordinateur. Les étudiants adorent et reviennent très vite dans le laboratoire pour y produire d’autres projets plus personnels. L’idée de Gershenfeld répond à un principe de « fertilisation » des cerveaux : apprendre, mais surtout le faire ensemble, en mettant en commun des connaissances, des compétences et des plans en accès libre sur le Net – l’open source (code ouvert), dans le jargon de la Toile. « Vous ne devez pas déléguer la réalisation de votre projet à un utilisateur plus aguerri, mais acquérir les compétences grâce aux membres de la communauté, illustre Nicolas de Barquin. L’apprentissage se fait en testant ses idées, par erreurs successives, et permet de sortir de l’approche logico-déductive. »
Cerise sur le gâteau : tous les Fab Labs actifs dans le monde s’appuient sur une charte mondiale (wiki.fablab.is) qui respecte les lois du pays hôte et interdit la fabrication de produits nuisibles, dangereux ou contrefaits. Selon Chris Anderson, ex-rédacteur en chef du magazine Wired et auteur de Makers. La Nouvelle Révolution industrielle (éd. Pearson), ces minifabriques connectées au réseau omniscient, ne sont pas la cellule de base d’un nouveau collectivisme numérique, mais le levier d’une révolution. Sans cahier des charges clair ni protocole d’opération strict, ces ateliers retisseraient du lien social, entre jeunes et vieux, chômeurs et actifs, relocaliseraient la production et créeraient des emplois hors système. Une preuve? Un projet d’antenne conçu à Djalalabad, en Afghanistan, permettant de densifier le réseau wi-fi. Ce prototype, en libre accès, a été répliqué et amélioré au Kenya, au point qu’une petite start-up locale le distribue maintenant un peu partout en Afrique noire.
Financement alternatif
Le nombre de ces mini-usines a littéralement explosé ces deux dernières années. En 2010, elles étaient 35 à travers le monde, essentiellement aux États-Unis. Leur nombre atteindrait 300 aujourd’hui, et devrait doubler chaque année, d’après les prévisions des spécialistes. Chez nous, on en compte déjà une dizaine. La plupart restent rattachés à des universités. Mais la moitié sont associatives, comme le RElab, à Liège. Premier Fab Lab de Wallonie, créé il y a un an par l’asbl Etnik’art, le RElab ne fonctionne qu’avec des matériaux de récupération. « Multiplex, PVC, déchets plastiques, plexiglas, bois, verre… tous sont récupérés et réutilisés comme matières premières, assure Benjamin Paihle, Fab Director du RElab. L’upcycling (recyclage vers le haut) est un vecteur pour beaucoup de créatifs, cela en devient presque une philosophie de travailler et de produire différemment ». À Bruxelles, l’OpenFab aussi a gravé sa spécialité dans le marbre : l’écodesign et le prototypage durable. « On pense même créer une machine qui produira et remplacera la matière plastique utilisée dans l’imprimante 3D », affirme Nicolas de Barquin. À terme, il ambitionne d’avoir une véritable production autonome, en circuit court. « Notre approche est assez particulière : nous essayons d’appliquer les principes de la permaculture à la micro-industrie. Nous fonctionnons déjà en hub, avec les coworkers de Transforma Bxl, quelques artisans et entreprises du quartier. Pour le moment, ils viennent ici pour tester leurs idées. Mais, à l’avenir, ils pourront produire leurs objets en séries limitées. »
Alors que la majorité des Fab Labs sont financés par les communes, à Liège, c’est sur fonds propres qu’il a été créé. « L’éducation permanente est normalement financée par la Ville. Mais ici, on est obligés de s’autofinancer, essentiellement au travers des abonnements », explique Benjamin Pailhe. À Bruxelles, l’OpenFab a opté pour un financement solidaire. Par crowdfunding ou, littéralement, financement par la foule. Transforma Bxl et l’OpenFab viennent d’ailleurs de lancer leur première levée de fonds conjointe sur la plate-forme web KissKiss BankBank. « On aurait pu monter un dossier et chasser les subventions. Mais notre principe c’est : on fait d’abord, le modèle économique viendra ensuite », glisse Nicolas de Barquin. Pragmatisme utopique ou pas, une chose est cependant certaine : les Fab Labs ne seront viables que s’ils trouvent leur propre public. « Une vague de bricoleurs et de petits inventeurs va se lever, mais elle ne va pas rivaliser avec la grande industrie », torpille cependant Terry Wohlers, expert du marché de l’impression 3D.
L’impression 3D comme filière de formation
Après avoir développé des projets de recyclage d’équipements électriques et électroniques, l’entreprise de formation par le travail (EFT) Droit et Devoir lance une filière de formation en technologie d’impression 3D. Ce projet s’inscrit dans le programme européen Leonardo « Declic’Industry », qui entend motiver les jeunes apprenants en insertion à préparer une formation qualifiante pour travailler dans l’industrie. Réalisé en partenariat avec le service de microélectronique de l’UMons, ce programme devrait aboutir sur la création de trois débouchés : assembleur d’imprimante 3D, concepteur et réalisateurs d’objets 3D et agent de maintenance et de réparation des imprimantes 3D. L’entreprise d’économie sociale entend aussi outiller les techniciens demandeurs d’emploi pour qu’ils puissent lancer leur propre micro-entreprise. Et lutter contre l’obsolescence programmée. « Si l’impression 3D peut servir à créer des copies de produits manufacturés, elle peut aussi servir à créer des pièces de rechange destinées à des produits usés ou cassés. Au lieu de fouiller les magasins pour trouver la pièce à remplacer, on pourra simplement l’imprimer, quitte à améliorer soi-même la pièce pour qu’elle dure plus longtemps à l’avenir », confie Bouchaïb Samawi, directeur de Droit et Devoir, sur le site du réseau Ressources. Depuis sa création à Mons en 1996, Droit et Devoir revendique plus de 200 personnes mises à l’emploi.
En savoir plus
Droit et Devoir – tél. : +32 65 37 42 51 – courriel : general@droitetdevoir.com – site : www.droitetdevoir.com
OpenFab – tél. : 02 486 11 86 26 – courriel : nicolas@openfab.be – site : www.openfab.be
RElab/ETNIK’Art asbl – tél. : 0487 01 98 12 – courriel : ben@etnikart.be – site : www.etnikart.be – www.relab.be