Le jeudi 21 octobre dernier, tard dans la soirée, le rond-point Schuman à Bruxelles était toujours totalement fermé à la circulation. Dans les rues environnantes, des policiers montaient la garde – armes à la ceinture et mines fermées. À première vue, il n’y avait pourtant pas grand-chose à signaler… Le quartier européen était désert. Mais c’était compter sans ce qui se jouait au sein de l’imposant bâtiment du Conseil, en haut de la rue de la Loi. À l’intérieur, c’était l’ébullition: les 27 chefs d’État et de gouvernement européens s’étaient donné rendez-vous pour discuter des sujets «chauds» du moment. Parmi eux, un nouvel entrant: le problème de la flambée des prix de l’énergie dans l’Union européenne (UE). «Cette problématique a émergé autour des mois d’août et de septembre, et est devenue politique dès lors qu’elle a eu des répercussions sur les factures de gaz et d’électricité des consommateurs», retrace Raphael Hanoteaux, expert en politiques énergétiques au sein du think tank E3G.
Autour de la table du Conseil européen ce soir-là, tous les dirigeants font le même constat: il faut enrayer cette hausse tarifaire qui risque de peser très lourdement sur les ménages et les entreprises en Europe. Mais sur les manières d’y parvenir, les Vingt-sept peinent à s’entendre. La discussion se prolonge… Une, deux, trois, quatre heures… Le temps file, mais les solutions manquent. La Commission européenne (l’institution qui propose les législations avant qu’elles ne soient discutées par les États et le Parlement européen) a bien tenté d’apporter sa pierre à l’édifice en présentant, mercredi 13 octobre, une «boîte à outils» destinée aux États qui liste des mesures qui peuvent être prises à court comme à long terme pour lutter contre la hausse des prix de l’énergie, mais ses idées n’avaient rien de bien révolutionnaire.
Partant du constat que «les entreprises et les ménages sont confrontés à la perspective d’une hausse des factures énergétiques à un moment où bon nombre d’entre eux ont été fragilisés par une perte de revenus consécutive à la pandémie», l’exécutif européen recommande notamment aux capitales du Vieux Continent l’introduction d’une «aide au revenu d’urgence et des efforts visant à prévenir les coupures du réseau». Ces aides sociales viendraient aider les «personnes les plus à risque», détaille la Commission, afin de les aider à régler leurs factures d’énergie. Le message de Bruxelles est clair: il faut éviter à tous les Européens de se retrouver en situation de précarité énergétique.
«Aucun consensus n’a émergé»
«Les prix de l’énergie ont augmenté, car, dans le monde entier, les économies repartent: la demande augmente et cela contraint l’offre», explique Pauline Fournols, en charge de l’énergie et de l’environnement chez Wind Europe, un lobby qui promeut l’éolien. Car, comme le rappelle la spécialiste, «les prix de l’énergie, ce n’est rien d’autre qu’une offre qui rencontre une demande».
Dans sa «boîte à outils», la Commission européenne rappelle aussi que rien n’empêche les États d’accepter des reports temporaires de paiement des factures ou d’accorder des aides aux entreprises (tant que les règles de la concurrence européenne sont respectées). À plus long terme, l’institution entend «proposer un cadre réglementaire pour le marché du gaz et de l’hydrogène» (au plus tard en décembre 2021) et envisage de «réviser le règlement sur la sécurité de l’approvisionnement afin de garantir un meilleur fonctionnement du stockage de gaz dans l’ensemble du marché unique».
L’idée – soutenue notamment par l’Espagne – de constituer des réserves communes de gaz circule aussi: la Commission s’est engagée à «étudier les avantages potentiels et la création d’une passation conjointe de marchés volontaire pour les stocks de gaz de réserve, conformément aux règles régissant le marché de l’énergie et aux règles de concurrence de l’UE».
«Est-ce un problème conjoncturel ou structurel? Il est trop tôt pour en juger.» Raphael Hanoteaux, E3G.
Au Conseil européen fin octobre, cette option-ci a été évoquée par les chefs d’État et de gouvernement, mais sans convaincre l’intégralité des délégations. À la fin de la réunion, ni le président du Conseil européen Charles Michel ni la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen n’ont clairement dit que la rencontre n’avait mené à rien… En revanche, le mardi 26 octobre, alors qu’était organisée à Luxembourg une réunion des 27 ministres de l’Énergie, la commissaire européenne responsable de ce dossier n’a pour sa part pas mâché ses mots: «Aucun consensus n’a émergé sur ce qui doit être fait au niveau de l’UE», a admis, dépitée, l’Estonienne Kadri Simson.
Un marché de l’électricité «aberrant» et «obsolète» selon Paris
La France, où le Premier ministre Jean Castex a annoncé début octobre un «blocage temporaire» du tarif réglementé du gaz jusqu’en avril 2022, pense carrément que c’est tout le fonctionnement du marché unique de l’électricité qui est à revoir. Selon le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, il «ne marche pas», «est aberrant» et «obsolète». «Les marchés de l’électricité en Europe sont fondés sur le modèle du prix marginal: le prix de gros dépend principalement du coût de production de la dernière centrale appelée sur le réseau européen pour répondre à la demande. En l’espèce, les centrales à gaz. En conséquence, la formation du prix de l’électricité résulte indirectement du prix du gaz et ce, même si ce dernier ne contribue à produire que 20% de l’électricité européenne», rappelle une récente note de l’institut Jacques-Delors. Paris, aux côtés notamment de Madrid, plaide pour le «découplage du prix de l’électricité et de celui du gaz».
Mais en face, neuf pays ont clairement fait savoir que pour eux, il est hors de question de réformer le marché de l’électricité. L’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, la Lettonie, le Luxembourg, l’Irlande et les Pays-Bas en sont persuadés: ni «la conception des marchés de l’énergie» ni «la politique climatique de l’UE» ne sont responsables de cette hausse des prix. «Nous ne pouvons soutenir aucune mesure qui entre en conflit avec le marché intérieur du gaz et de l’électricité, par exemple une réforme ad hoc du marché de gros de l’électricité», exposent-ils encore.
Selon Pauline Fournols, il n’y a aucun doute: «La crise actuelle est conjoncturelle, car elle est liée à la hausse de la demande, elle n’est pas structurelle, en d’autres termes, elle ne montre pas un dysfonctionnement du marché.» Et l’experte de poursuivre: «Une mesure utile pour s’attaquer à cette hausse conjoncturelle des prix, c’est la diminution des taxes sur l’énergie, qui comptent pour un tiers du prix de l’électricité. L’électricité est plus taxée que certaines énergies fossiles… Il y a une véritable marge sur laquelle les pouvoirs publics peuvent jouer.»
«Est-ce un problème conjoncturel ou structurel? Il est trop tôt pour en juger», estime pour sa part Raphael Hanoteaux. Mais selon lui, la solution – à court terme, du moins – ne passe pas par une réforme du marché de l’énergie, dont la dernière mouture remonte à 2016. «Si l’on touche à la question du prix marginal, on ouvre une boîte de Pandore, et la Commission veut coûte que coûte éviter cela», note-t-il. D’autant qu’avec son «Pacte vert» et toutes les propositions législatives qui en découlent, l’Europe a déjà énormément de pain sur la planche, estime Raphael Hanoteaux. L’UE s’est en effet fixé pour objectif d’atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050.
Miser sur les renouvelables pour des prix plus stables
Dans cette optique, la Commission insiste largement sur la nécessité de miser autant que possible, à l’avenir, sur les énergies renouvelables. Ursula von der Leyen n’a de cesse de le clamer: «Il faut investir dans les renouvelables pour que les prix de l’énergie soient plus stables.» Ce n’est pas un hasard: cette crise des prix de l’énergie risque de mettre en péril les ambitions «vertes» de l’UE. Ainsi, pour l’eurodéputée écologiste Marie Toussaint, «les États membres peuvent et doivent mettre en œuvre des solutions sociales d’urgence pour répondre à la crise actuelle des prix de l’énergie, mais l’UE, quant à elle, doit accélérer sa transition verte». En d’autres termes, il faut concilier l’urgence climatique avec la flambée actuelle des prix de l’énergie (mais aussi de l’essence). L’équation n’est pas aisée. Le Conseil européen s’est donné rendez-vous le 16 et 17 décembre pour tenter, une nouvelle fois, de la résoudre.
«Il faut investir dans les renouvelables pour que les prix de l’énergie soient plus stables.» Ursula von der Leyen
Mais autour de la table, face à la hausse des prix de l’énergie, certains États sont particulièrement réfractaires à l’idée de poursuivre les efforts en matière climatique: la Pologne a déjà appelé l’UE à repenser ou à reporter bon nombre de dispositions contenues dans le paquet législatif intitulé «Ajustement à l’objectif 55» (ou «Fit for 55»). Celui-ci indique la marche à suivre pour permettre à l’UE d’atteindre son objectif de réduction des émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55% d’ici à 2030, par rapport aux niveaux de 1990. Les discussions s’annoncent d’ores et déjà épineuses.
Selon Raphael Hanoteaux, l’Europe aurait aussi tout intérêt à miser davantage sur l’efficacité énergétique, car «si l’on est plus efficace énergiquement que l’on a moins besoin d’électricité, les prix vont baisser et l’on sera moins vulnérable aux chocs, en d’autres termes, ce genre de crises sera plus facile à gérer». C’est donc selon lui vers une Europe «plus vertueuse d’un point de vue énergétique» qu’il faudrait se diriger. Mais là encore, rien ne dit que tous les États seraient prêts à consentir aux investissements nécessaires pour y parvenir.