Accélérer la transition vers une économie qui réconcilie une activité humaine intense, des écosystèmes et la prospérité, en mettant en synergie les solutions durables dans tous les domaines, telle est l’ambition de l’économie symbiotique. Cette théorie radicalement nouvelle est portée par Isabelle Delannoy, ingénieure agronome française dans son essai paru chez Actes Sud. Elle consacre une synthèse à ce modèle économique qui produit sans épuiser les ressources.
Alter Échos: L’économie symbiotique propose l’émergence d’une nouvelle manière de penser l’écologie, la société, mais aussi la civilisation. Mais comment l’avez-vous découverte?
Isabelle Delannoy: Tout est parti d’un constat: ces dernières années, de nouvelles logiques ont émergé comme l’économie circulaire, la permaculture ou les monnaies complémentaires. Avec chaque fois une constante, celle de générer des plus-values pour les écosystèmes et pour les sociétés. Ce sont des stratégies qui reposent sur la collaboration et qui remplacent la technique par l’intelligence. Elles inversent aussi les moteurs classiques de la rentabilité: elles ont besoin d’écosystèmes de qualité pour produire, au lieu de les détruire. En associant les bénéfices de chacune d’entre elles, on parvient à des résultats époustouflants qui permettent une intense activité humaine et régénèrent à la fois les équilibres écologiques et sociaux. Nous pourrions, par exemple, réduire de plus de 90 % notre utilisation de matière en redéveloppant les capacités productives des territoires. C’est cela l’innovation radicale de l’économie symbiotique.
AÉ: Tout en précisant qu’il s’agit encore d’une hypothèse, comment l’économie symbiotique pourrait-elle s’imposer à terme?
I.D.: Le problème de cette nouvelle économie est qu’elle n’a pas encore pris conscience d’elle-même. Mais pour y parvenir, il faudrait installer, par exemple, des groupes d’élus, d’entrepreneurs locaux et de citoyens dans les territoires. Le maître mot de cette nouvelle économie est la diversité: elle promeut la collaboration et la coopération des différents acteurs. Pour le dire autrement, nous avons besoin des petits comme des gros. Ces derniers ont la puissance d’investissement et d’action qui permet de faire levier. Ils peuvent s’associer avec les populations locales pour implémenter cette nouvelle économie. Dans l’agriculture, dans l’énergie, dans les infrastructures numériques, dans la mobilité, on voit de plus en plus de grosses entreprises ouvrant le capital de leur projet à l’investissement citoyen: chacun s’en trouve gagnant et peut garder ses différences car c’est dans celles-ci qu’ils trouvent leurs complémentarité.
AÉ: Non polluante, parcimonieuse dans son utilisation des ressources, l’économie symbiotique prône aussi un investissement des territoires…
I.D.: Cette économie se développe à partir des territoires et à partir de leurs ressources: ils produisent leur énergie, une grande partie de leur alimentation, utilisent les écosystèmes pour épurer, infiltrer, dépolluer, fertiliser produire des nouvelles molécules et des matériaux, en produisant davantage que les techniques conventionnelles tout en enrichissant les sols et la biodiversité. C’est une économie d’accès à l’usage plutôt que la possession et qui donc garde la matière première plutôt que de l’envoyer en décharge. C’est une économie aussi où les formes de collaboration coopérative s’accroissent ce qui permet de mutualiser les outils de production et de redistribuer la valeur économique générée. Prenons le cas des systèmes d’alimentation locaux. Lorsqu’on met en lien les acteurs liés à l’alimentation, de l’agriculteur jusqu’au restaurateur ou au boulanger, dans un ancrage local, un euro investi dans ce genre de circuit en génère onze de chiffres d’affaires. Toutes ces nouvelles logiques économiques assemblées produisent une société régénérant voire accroissant ses facteurs de production. Dès lors que les acteurs appartiennent au territoire, ils consomment, y habitent, et du coup, la richesse y est conservée. Comme cette économie relocalise, elle resserre les liens des acteurs avec leur écosystème environnemental et économique proche. Elle dynamise ainsi les territoires où la production, la fabrication et la distribution sont implantées. Cela crée des dynamiques sociales qui, elles-mêmes, sont favorables pour déclencher de nouveaux projets. Sur tous les territoires qui ont réussi à mettre cette dynamique, comme à New-York, avec une dynamique autour du captage d’eau potable, cela a permis l’émergence de diverses dynamiques allant de la cartographie des sentiers pédestres dans les zones de captage jusqu’à la production d’énergie. Cela régénère un écosystème.
AÉ: Elle apporte aussi une toute nouvelle voie pour le développement développement durable…
I.D.: En effet, il s’agit d’un développement où l’homme ne fait pas «moins pire» mais «bien». Un développement où l’activité humaine n’est pas plus ou moins impactante mais devient positive. C’est cela la nouvelle voie du développement durable, selon moi. Diminuer nos impacts est indispensable mais ce n’est pas suffisant: dans une perspective uniquement de décroissance, nous retarderons peut être le pied du mur, mais nous y arrivons quand même tôt ou tard. C’est une toute autre logique qu’il faut aujourd’hui développer, une logique où l’homme régénère les écosystèmes vivants en satisfaisant ses besoins, où la croissance économique se couple à la prospérité écologique et sociale. C’est ce que nous montrent les innovations économiques et productives de ces cinquante dernières années: nous pouvons avoir une toute autre croissance, chargée d’impacts positifs sur la régénération des écosystèmes et des liens sociaux. Une économie symbiotique entre l’homme et le vivant et entre la richesse économique et la prospérité sociale et individuelle. C’est vers cette croissance qu’il faut aujourd’hui se tourner.
AÉ: Pour cela, il faut d’abord considérer l’innovation comme une démarche organisationnelle, et pas seulement technologique.
I.D.: Tout à fait. On arrive à une régénération des ressources et des équilibres sociaux parce qu’on augmente les capacités des acteurs à pouvoir décider eux-mêmes de leur vie. On voit de plus en plus d’entreprises libérées où n’importe qui peut devenir leader selon ses compétences, selon sa façon de voir la mission de l’entreprise. Dans un système pyramidal, on est vraiment dans une fonction à un endroit donné et avec des relations données. Dans un système collaboratif, tel qu’il est en train de naître, et auquel sont très adaptées les nouvelles générations, les collaborations sont libres, en encourageant les partenariats entre métiers et disciplines. Cela favorise ainsi la créativité et l’innovation humaine, et produit de la diversité et réduit la standardisation.
AÉ: Surtout, l’économie symbiotique se veut riche en connaissance, en informations et en intelligence. En cela, cela permet de faires des individus des co-créateurs.
I.D.: La grande ressource de l’homme est de pouvoir traiter les informations. Internet est l’infrastructure qui nous manquait et qui nous permet de créer à une échelle mondiale ce qu’on connaissait déjà à l’échelon local, c’est-à-dire une économie de communs. Prenez même un Facebook, c’est bien la contribution qu’on en fait qui donne sa valeur à ce réseau social. C’est une économie de plateforme où les gens peuvent contribuer. C’est incroyable de voir comment inconsciemment l’outil le plus moderne dont on dispose est en train de recréer une des formes les plus anciennes d’organisation de l’humanité, c’est-à-dire la gestion collective. Mais nous n’en avons plus la culture: nous avons préféré déléguer parce que c’était en somme plus confortable. Un problème d’autant plus grave que les géants de cette nouvelle économie restent ancrés sur des gouvernances pyramidales et capitalistiques.