Adopter un enfant et en accueillir un sont deux choses bien différentes. Pourtant, chaque année, des familles d’accueil adoptent l’enfant dont ils ont la garde quotidienne. Cesparents sont-ils tous bien informés de leur rôle ? Les relations avec les parents d’origine sont-elles toujours bien respectées ? Plongée dans un universoù les réactions émotionnelles sont prégnantes.
Il arrive que des familles d’accueil entament des procédures d’adoption. A première vue, cela ne semble pas totalement incongru. Au fil des années, des liens se sonttissés entre ces familles et ces enfants qui étaient en danger, tellement en danger qu’il a fallu les écarter de leur famille d’origine. Certains de ces parents par procurationfranchissent le cap pour que ces liens aient une reconnaissance officielle, pour qu’on ne parle plus de famille d’accueil mais de famille, tout simplement. D’après la Direction de l’adoptionde la Communauté française1, ce cas de figure – l’adoption d’un enfant par sa famille d’accueil – arriverait « relativementfréquemment », c’est-à-dire dix à quinze fois par an. Bien sûr, ce chiffre d’apparence peu élevé ne révèle nullement le nombre dedemandes d’adoption faites par des familles d’accueil ni le nombre de familles d’accueil ayant échoué lors d’une procédure d’adoption.
A y regarder de plus près, les liens entre familles d’accueil et démarches d’adoption posent des questions gênantes. Le statut de « familles d’accueil »ne risque-t-il pas d’être utilisé pour atteindre un objectif caché, celui de l’adoption ? S’il n’existe pas d’agenda secret de la part des accueillants, le projet d’adoptionau sein d’une famille d’accueil ne s’oppose-t-il pas à l’essence même de ce type de prise en charge, qui implique d’entretenir des liens avec les parents d’origine voire deréintégrer l’enfant dans son cercle familial ?
Les buts de l’adoption et de l’accueil en famille sont très différents. Mais est-ce bien clair dans la tête des gens et dans les textes légaux ? Comment s’assurerque toutes les familles d’accueil ont bien conscience de ces enjeux alors que près de la moitié d’entre elles se situent dans un angle mort : elles ne sont pas encadrées parun service de placement familial.
« Chacun tire sur un bras de l’enfant »
Jacques Fierens, avocat et professeur à l’Université de Liège2, est partisan d’une clarification des rôles d’adoptant et d’accueillant. Entre adoption etaccueil en famille, il existerait un espace flou engendrant toutes les confusions. La récente étude de la Fondation Roi Baudouin sur les familles d’accueil – dont ilprésidait le comité d’accompagnement – a, selon lui, éludé cette question. « C’est un problème fondamental qui a été passésous silence », dit-il. Un problème dont il explique la teneur : « En principe, quand une famille d’accueil prend un enfant chez elle, c’est pour aider l’enfant maisaussi les parents de la famille d’origine. Le but même de l’accueil c’est le retour dans la famille d’origine. Mais sur le terrain, des liens se développent puis des projetsd’adoption, alors que l’adoption est un acte contraire aux objectifs du placement. Cela aboutit à des situations très délicates où chacun tire sur un bras del’enfant. »
Parents d’origine contre parents d’accueil, avec l’enfant au centre. Une perspective peu réjouissante avec, en point d’orgue, lorsque cela dégénère, le tribunal quitranche. « Dans notre droit, pour une adoption, on peut se passer du consentement des parents d’origine, explique Jacques Fierens. Lorsque des parents refusent qu’une famille adopte leurenfant, le tribunal, après enquête, peut décider que ce refus est abusif. On est arrivé, lors de procès, à des situations où les parents d’accueilinsistent sur la maltraitance et la négligence des parents d’origine. Et il faut le dire, les parents d’accueil sont souvent mieux vus que les parents d’origine. » S’ilconcède volontiers que, dans de nombreux cas, « le placement en famille est la moins mauvaise des solutions », Jacques Fierens regrette que l’idée d’un placementen famille d’accueil ayant pour but un retour dans la famille d’origine « passe très mal. » Il évoque quelques pistes de réflexion : « Ilfaut éviter que les familles ne développent deux projets antagonistes. Il faudrait poser la question aux familles dès le début, il faudrait que la différence entrel’adoption et l’accueil soit plus claire. » Si l’on décèle une certaine méfiance de sa part vis-à-vis de l’accueil en famille, celle-ci n’est paspartagée par Eric Janssens, magistrat au parquet de Nivelles3. Ce dernier croit même percevoir, dans le monde de l’Aide à la jeunesse, une idéologie peufavorable aux familles d’accueil. « Comme si les accueillants allaient « prendre » l’enfant d’un autre, dit-il. Dans le décret de l’Aide à la jeunesse, on sacrifie parfoisl’intérêt de l’enfant à l’idéologie, par exemple à la sacro-sainte famille d’origine. » Quant aux refus abusifs cités par Jacques Fierens, il nenie pas leur existence. Il estime cependant qu’en faire un argument « est regrettable, car c’est un phénomène marginal. On stigmatise les familles d’accueil comme desadoptants potentiels ». Pour résumer, le mot d’ordre que répète inlassablement Eric Janssens, c’est « l’intérêt supérieur del’enfant ». Mais n’oublie-t-il pas les familles d’origine ? « A tout moment, les liens de naissance doivent être travaillés. Mais le retour en famillen’est pas une fin en soi. A la base, on envoie en famille d’accueil des enfants pour lesquels la situation ne permet pas vraiment d’envisager un retour dans de brefs délais. » PourEric Janssens, à partir du moment où il a été décidé qu’un enfant devait être placé, mieux vaut que cela soit dans une famille d’accueil car ily recevra de l’affection. A ses yeux, l’argument de l’adoption est utilisé comme un épouvantail. Une sorte d’argument fallacieux qui donnerait des gages à ceux qui seméfient – a priori – de l’accueil en famille, car ce placement serait contraire à l’esprit du décret de l’Aide à la jeunesse qui privilégiel’accompagnement dans le milieu de vie.
On l’a compris, un enjeu important est celui du retour dans la famille d’origine. Mais ce retour est-il un objectif clairement affiché ? C’est une question que l’on peutlégitimement se poser lorsqu’on constate que seuls 16 % des enfants placés en famille d’accueil réintègrent leur famille d’origine. Pour Christian Pringels4,qui dirige le Service d’accueil familial de Nivelles et possède une fine expertise des problématiques d’adoption, « le retour en famille n’est jamais occulté, mais il n’estpas imaginable d’emblée,
avec des problématiques graves d’alcoolisme, de violence. Dans certaines situations, il faut évaluer la capacité de récupération dela fonction parentale de certains parents qui déstructurent totalement leur enfant. » Un point de vue partagé par Yves Polomé, directeur adjoint de l’Aide à lajeunesse5 : « Le chiffre de 16 % de réintégration dans la famille d’origine est un chiffre très faible. Mais le débat n’est-il pas plus large ?Ne doit-on pas plutôt répondre à la question : « Comment met-on en place une politique pour que les jeunes sortent de l’Aide à la jeunesse ? » Cela touche àla situation de certains parents qui ont du mal à assumer leur rôle parental à cause de problèmes sociaux et économiques graves. »
Familles d’accueil et adoption, le Délégué général aux droits de l’enfant6 a son avis
Serge Léonard est juriste expert auprès du Délégué général aux droits de l’enfant. Il insiste sur le fait que le placement en famille d’accueil etl’adoption sont des démarches très différentes : « le placement en famille d’accueil vise à maintenir le lien avec la famille d’origine alors que l’adoption estla suppression d’un lien de filiation pour le remplacer par un autre. »
Afin d’éviter certaines dérives, le Délégué général aux droits de l’enfant recommande que les candidats adoptants ne s’orientent pas vers l’optionfamille d’accueil. Cela permettrait « d’éviter de faire du placement en famille d’accueil une sorte d’adoption au rabais. »
« Les deux démarches n’ont rien à voir répète Serge Léonard. C’est seulement dans certains cas exceptionnels, quand le retour dans la famille d’origine estimpossible et dans le meilleur intérêt de l’enfant (lorsqu’il est en demande d’un nouveau lien de filiation) que cela peut être envisagé. »
Enfin, au niveau international, le Délégué général aux droits de l’enfant estime qu’il faudrait imaginer des modes de placement distincts de l’adoption, car« les situations transfrontalières se développent de plus en plus. »
Une rivalité entre familles d’accueil et familles d’origine
La rivalité entre familles d’accueil et familles d’origine fait partie intégrante de la problématique de l’adoption. Conserver le lien entre l’enfant et sa famille d’origineest une des obligations formelles des familles d’accueil, ce qu’elles rechignent parfois à faire. On imagine vite le glissement potentiel vers une forme de concurrence entre ces famillespouvant aboutir à des disputes. C’est bien sûr aux services de placement familial qu’échoit cette mission de construire un lien entre les parties. Pour Yves Polomé, ontouche ici à un sujet important. « Au bout d’un moment, il arrive que le jeune prenne les parents d’accueil pour les siens et certaines familles ne font pas beaucoup d’efforts pourcréer des liens avec les familles d’origine, qui deviennent étrangères. Un encadrement permet de maintenir et de restaurer ces liens. » Et ces liens sont forts. Lesparents d’origine conservent en effet leurs droits parentaux. Ainsi, leur autorisation doit être donnée pour la plupart des choix importants qui concernent l’enfant comme le choix d’uneécole par exemple. Selon Marie-Dominique Buchet6, présidente de la Fédération des services de placement familiaux, « les services de placement aident lesfamilles d’origine à exercer leur autorité parentale ou ce qu’il en reste ». Un travail qui implique de déminer les conflits entre familles. « Des conflitsqui peuvent nuire à l’enfant qui ne verra plus sa famille d’origine », avoue-t-elle. Dans certains cas rares, ces situations aboutissent à l’adoption d’enfants. De làà imaginer que des familles utilisent leur statut de « familles d’accueil » pour adopter, il y a une limite qu’il ne faut franchir qu’avec moult précautions.« L’adoption d’enfants belges n’est pas du tout favorisée en Belgique. Il y a beaucoup de candidats adoptants pour peu d’enfants. Lorsqu’on reçoit une demande d’unefamille qui avait auparavant souhaité être adoptante, on la sensibilise sur les différences entre famille d’accueil et adoption. Ceux qui veulent « s’accaparer » un enfant, on leurdit non. »
« Face à l’adoption, les familles d’origine se réveillent »
Il existe des familles d’accueil qui se tournent vers l’adoption ou des adoptants recalés qui tentent le coup en tant que familles d’accueil, mais elles sont rares. L’essentiel est quechaque famille connaisse clairement la différence entre les deux statuts. C’est le discours que tient Béatrice Bertrand, juriste au Service de l’adoption de la Communautéfrançaise. Elle admet que « fut un temps, des familles utilisaient le statut de familles d’accueil pour détourner des procédures longues d’adoption, mais ce casde figure est actuellement très rare ». Aujourd’hui, le portrait-robot de la famille d’accueil adoptante est, selon elle, le suivant : « Chaque année, uncertain nombre de familles d’accueil adopte un enfant. Environ dix à quinze par an. Mais très souvent, il s’agit d’adolescents qui vivent dans la famille d’accueil depuis longtemps. Untravail a été fait avec la famille d’origine, mais sans succès, les familles ont tout essayé. Bien souvent, c’est l’enfant lui-même, devenu adolescent, qui demandeà être adopté. » En général, la famille d’origine ne voit pas vraiment d’un bon œil le fait que l’on décide d’adopter leur enfant.« Si une démarche d’adoption intervient après un long accueil, cela peut paraître logique, dit Béatrice Bertrand. Mais c’est souvent à ce moment-làque la famille d’origine se réveille. Cela donne des adoptions contentieuses, sans l’accord préalable des familles. Le juge peut considérer que ce refus des parents d’origine est« abusif ». Depuis 2005, le « refus abusif » est bien encadré par le Code civil : on doit se référer à des cas demaltraitance ou de désintérêt manifeste. Ceci n’empêche pas le juge de bénéficier d’une marge de manœuvre. Même si les cas ne sont pas nombreux,lorsque cela arrive, c’est très lourd pour tout le monde. »
Enfin, « il y a aussi l’envie secrète d’adopter… », affirme Béatrice Bertrand. Une envie secrète qui nous rappelle que ces enjeux touchent à cequ’il y a de plus intime chez les gens : le désir d’enfant. Sans chercher à sonder ces profondeurs de l’esprit humain, on imagine simplement que des garde-fous pourraientéviter des abus potentiels. Former les autorités mandantes à ces enjeux en est un. Toujours informer les familles sur la distinction entre accueil et adoption en est un autre.Mais surtout, il semble urgent de renforcer les services de placement familial pour que chaque famille bénéficie d’un encadreme
nt susceptible de donner sa place à tous, y comprisà la famille d’origine.
1. Autorité centrale communautaire, Service de l’adoption :
– adresse : boulevard Léopold II, 44 à 1080 Bruxelles
– tél. : 02 413 41 35
– courriel : adoptions@cfwb.be
– site : www.adoptions.be
2. Jacques Fierens, Université de Liège, bât. B31, Droit de l’aide sociale, boulevard du Rectorat, 7 à 4000 Liège – tél. : 04 366 21 11
3. Eric Janssens, rue Jean Monet, 12 à 1400 Nivelles – tél. : 067 28 22 66
4. Accueil familial d’urgence :
– adresse : rue Cheval Godet, 34 à 1400 Nivelles
– tél. : 067 877 107
– courriel : afurgence@skynet.be
– site : www.afu.be
5. DGAJ :
– adresse : boulevard Léopold II, 44 à 1080 Bruxelles
– tél. : 02 412 32 06
– courriel : dgaj@cfwb.be
– site : www.aidealajeunesse.cfwb.be
6. DGDE :
– adresse : rue des Poissonniers, 11-13 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 223 36 99
– site : www.dgde.cfwb.be
– courriel : dgde@cfwb.be
7. Fédération des services de placement familial :
– adresse : rue de la Source,65 à 1060 Bruxelles
– tél. : 02 537 81 55
– courriel : plaf@skynet.be
– site : www.plaf.be