En 2008, la Belgique mettait un terme à la détention de familles étrangères en centres fermés. Dix ans plus tard, le gouvernement Michel s’apprête à renouer avec cette pratique. Retour sur l’histoire de l’enfermement des enfants migrants et de leurs parents. Des détentions contestées pour leur caractère inhumain et souvent condamnées par la Cour européenne des droits de l’homme.
«On n’enferme pas un enfant. Point.» La campagne menée par les associations et ONG belges ne tourne pas autour du pot. Elle vise le projet du gouvernement de Charles Michel – porté par le secrétaire d’État à l’Asile et aux migrations, Theo Francken (N-VA) – de rendre à nouveau possible la détention de familles étrangères avec enfant, en centres fermés, avant leur expulsion du territoire.
Deux cent quatre-vingt-une associations ont signé la carte blanche proposée par la «Plateforme mineurs en exil» et publiée dans le journal Le Soir, le 13 juin dernier. Le texte dénonçait ce choix politique qualifié «d’atteinte aux droits de l’enfant». Le monde associatif est au rendez-vous, mais le cœur n’y est plus vraiment. «Francken a donné un coup d’accélérateur à ce dossier et il ne va pas reculer», lâche Benoît De Boeck, coordinateur centres fermés au Ciré (Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers).
Près de l’aéroport de Zaventem, les travaux sont presque terminés. Les «unités familiales fermées» devraient être opérationnelles au mois de juillet. Les autorités voudraient détenir ces familles «correctement». Les cinq unités se situeront à proximité de l’actuel centre 127 bis, à Steenokkerzeel, sur les pistes de l’aéroport. Deux d’entre elles permettront d’accueillir huit personnes et trois «logements» auront une capacité de six places. Ces lieux contiendront des toilettes séparées, un living, une salle de bain avec douche et une cuisine ouverte. L’idée sera de s’éloigner du modèle «prison» qui prévalait auparavant.
«Il faut renforcer ces solutions alternatives qui sont moins préjudiciables au développement de l’enfant.» Catherine De Bruecker, médiatrice fédérale
Le personnel sera constitué des traditionnels gardiens, mais aussi de psychologues, de coaches et même d’enseignants. Les détenus du 127 bis et les familles des unités familiales ne devraient pas se croiser.
Pour Laetitia Van der Vennet, de la plateforme Mineurs en exil, ces changements restent cosmétiques: «La détention des familles pour motifs migratoires, même dans de meilleures conditions, reste un traumatisme pour ces enfants.»
En 2008, on n’enferme plus les enfants
Si la création de ces unités fermées est si dure à avaler pour les acteurs associatifs, c’est qu’on avait mis un terme à la pratique en octobre 2008. À l’époque, des familles étaient détenues, avant leur expulsion du territoire ou lors de leur arrivée à la frontière, dans les centres 127 bis, 127, Merksplas et Vottem, dans des conditions souvent déplorables. Les enfants côtoyaient des adultes et cela, dans une atmosphère proche de l’univers carcéral.
Une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme (l’arrêt dit «Tabitha», en 2008, mais qui concernait une mineure non accompagnée) ainsi que diverses mobilisations de la société civile avaient poussé le gouvernement Leterme Ier à mettre un terme à la détention des familles avec enfants.
Puis c’est en 2011 qu’a eu lieu l’entourloupe. Les associations (Ciré, Service droit des jeunes, Caritas, etc.) souhaitaient que l’on interdise, dans la loi, cette pratique. Les députés en discutent et adoptent la loi du 16 novembre 2011. Celle-ci insère un article 74/9 dans la loi des étrangers de 1980 qui interdit la détention des familles en séjour irrégulier à des fins d’éloignement du territoire.
La victoire associative n’est qu’apparente. En fait, le texte liste une série d’exceptions à l’interdiction des familles avec enfants. Il sera encore possible de procéder à leur détention si les conditions d’enfermement sont adaptées à l’âge des enfants, si la détention a lieu en dernier ressort et si elle est «aussi brève que possible». La loi qui devait prohiber la détention… l’autorise finalement.
Les gouvernements successifs, d’Yves Leterme à Elio Di Rupo, examinent les possibilités de créer des «unités familiales fermées». Aujourd’hui, Theo Francken prend un malin plaisir à rappeler qu’en enfermant à nouveau des familles, il ne fait qu’appliquer une décision prise par ses prédécesseurs. Et même, argue-t-il, il ne le fait pas «avec plaisir».
«Les solutions alternatives à la détention ne fonctionnent pas»
Si la perspective d’enfermer des enfants, ainsi que leurs parents, est déplaisante à Theo Francken, pourquoi s’évertue-t-il à créer des unités familiales fermées?
Au cabinet de Theo Francken, Katrien Jansseune, la porte-parole, rappelle ce que le secrétaire d’État martèle depuis plusieurs mois: «Les solutions alternatives à la détention ne fonctionnent pas. Les familles s’échappent des maisons ouvertes qui ont été mises en place en 2009. Avec ces unités fermées, dans lesquelles les familles seront détenues en dernier ressort, nous espérons que cela aura un impact suffisamment dissuasif pour mieux faire fonctionner ces maisons ouvertes.»
Les maisons ouvertes qu’évoque Katrien Jansseune s’appellent en fait des maisons de retour. Elles ont été conçues comme de véritables solutions alternatives à l’enfermement. Elles accueillent des familles arrivées à la frontière (donc à l’aéroport de Zaventem), des familles en attente d’un transfert vers un autre pays de l’Union européenne responsable de l’examen de leur demande d’asile et enfin des familles en séjour irrégulier. Ces familles avec enfants sont suivies par un coach qui les accompagne dans leurs démarches et leur rappelle que l’option du retour volontaire est toujours possible. Les maisons sont ouvertes mais, administrativement, ces familles y sont détenues.
«Les solutions alternatives à la détention ne fonctionnent pas. Les familles s’échappent des maisons ouvertes.» Katrien Jansseune, porte-parole de Theo Francken
Quelques chiffres permettent de donner une idée de l’efficacité de ce dispositif. En 2016, 39% des familles qui y sont passées ont effectivement quitté le pays. Vingt-huit pour cent ont été libérées (car les personnes n’étaient pas expulsables) et 33% ont pris la fuite. Selon Theo Francken, ces chiffres permettent d’affirmer que la solution alternative «ne fonctionne absolument pas».
Des voix expriment une certaine perplexité face à la disqualification d’un tel dispositif sans évaluation poussée. C’est le cas de la médiatrice fédérale, Catherine De Bruecker. «Nous nous étonnons qu’aucune évaluation n’ait été menée quant au fonctionnement de cette solution alternative. Il serait pourtant pertinent d’étudier la façon dont elle pourrait être améliorée, par exemple en renforçant le coaching. Il faut renforcer ces choix alternatifs qui sont moins préjudiciables au développement de l’enfant.»
L’autre proposition alternative que met en avant la médiatrice fédérale, c’est l’accompagnement à domicile. Celui-ci existe dans la loi depuis 2014. L’idée est aussi de confier à des coaches la tâche d’accompagner des familles vers le retour volontaire, à partir de leur logement, tout en examinant si des options de séjour sont encore envisageables (une régularisation par exemple).
Cela devrait se traduire par la signature d’une convention tripartite entre la famille, la commune et l’Office des étrangers. Mais cette option alternative a été très peu utilisée. Seules 117 familles ont été convoquées en 2017 dans ce cadre et huit d’entre elles ont quitté volontairement le territoire. «Là encore, il n’existe pas d’évaluation approfondie du dispositif, enchaîne la médiatrice. Pour l’instant cet ‘accompagnement à domicile’ se limite à l’envoi d’une convocation et à la transmission d’une information. On est loin du coaching.»
Au cabinet de Theo Francken, on pense que la case «centre fermé» apportera de la cohérence au dispositif dit du retour «en cascade», qui prévaut à l’Office des étrangers. Le concept de la cascade est simple: on part du moins coercitif (proposition de retour volontaire) au plus coercitif (enfermement), avec, en mesure intermédiaire, un placement en maison de retour.
Bataille juridique en vue
Des unités familiales vont donc ouvrir. La bataille politique est certainement perdue. Mais la bataille juridique va commencer.
Depuis 10 ans, les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme s’enchaînent au sujet de la détention des familles avec enfants pour motifs migratoires. La Belgique, la France, la Bulgarie, la Pologne, la Grèce. Tous ces pays ont été condamnés pour avoir détenu des enfants en centres fermés.
La juridiction strasbourgeoise constatait des violations de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits fondamentaux (traitements inhumains et dégradants) ou de l’article 8 (droit au respect de la vie familiale).
Les juges rappellent que le placement en centre fermé doit être une mesure de dernier ressort et d’une durée aussi brève que possible.
Les arrêts de la Cour n’ont jamais strictement condamné le principe de la détention des familles avec enfants. Toutefois, au fil de la jurisprudence, la Cour balise de plus en plus strictement cette pratique. Elle dénonce le caractère anxiogène des conditions de détention pour les enfants, dont la «vulnérabilité» doit prédominer sur la qualité «d’étranger en séjour illégal» (arrêt Popov c. France). Les juges rappellent que le placement en centre fermé doit être une mesure de dernier ressort et d’une durée aussi brève que possible.
Dans un arrêt contre la France, la durée de 15 jours de détention couplée aux mauvaises conditions de vie dans le centre était jugée excessive par la Cour. Pour Tristan Wibault, avocat au cabinet Quartier des libertés, «tous ces arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme cadrent tellement la pratique qu’ils la rendent presque impossible. On se dirige, selon moi, vers une interdiction généralisée, qui prendra du temps, mais finira par arriver».
Parmi les nombreux critères qui confèrent à la détention des enfants son caractère anxiogène, la Cour européenne a déjà condamné des États pour les nuisances sonores «particulièrement importantes» liées aux décollages et aux atterrissages des avions (arrêt R.K c. France, 12 juillet 2016). Les unités familiales de Steenokkerzeel sont situées à 200 mètres des pistes de l’aéroport national. Une faille qui contrariera peut-être les plans de Theo Francken…