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Familles nombreuses, une espèce en voie de disparition?

Un ménage à trois enfants, et plus. C’est la règle pour être qualifié de «famille nombreuse» en Belgique. Dans un contexte de baisse générale de la natalité et de fécondité, nous faisons le portrait socio-économique de ces familles à grandes fratries qui rencontrent plusieurs difficultés, dont une majeure: la difficulté de se loger.

(c) Sophie Sitemboun

La première question qui se pose quand on se penche sur les familles nombreuses, à l’heure où le débat se focalise sur la baisse générale de la natalité et de la fécondité, c’est leur nombre. Les familles nombreuses sont-elles (encore) nombreuses en Belgique? 340.892. C’est le nombre de familles de trois enfants et plus sur notre territoire au 1er janvier 2023, selon Statbel, l’Office belge de statistique, soit près de 18% du nombre de familles avec enfants – avec une diminution progressive à mesure que le nombre d’enfants augmente. Les ménages[1] avec un enfant sont majoritaires en 2023 (44%), suivis de près par ceux avec deux enfants (37%).

La Belgique s’inscrit donc dans la tendance européenne. En 2022, Eurostat indique en effet que «près de la moitié des ménages avec enfants comptaient 1 enfant (49,5%), tandis que 38,2% comptaient 2 enfants et 12,4% 3 enfants ou plus». Et de détailler pour ces derniers: «Les ménages de 3 enfants ou plus sont les moins fréquents dans tous les pays et leur pourcentage dans l’ensemble des ménages variait de 7,4% en Irlande, 5,6% en Suède et 4,3% en France et en Belgique, à moins de 2% en Lituanie, au Portugal, en Italie et en Bulgarie.»

La norme n’est plus la famille nombreuse

«La baisse des naissances a débuté en 1880. Avant, les femmes avaient en moyenne quatre enfants ou plus, explique Thierry Eggerickx, directeur de recherche FNRS et professeur au Centre de recherche en démographie de l’UCLouvain. Depuis 2008-2010, on observe une diminution du nombre de naissances, une baisse de l’indice de fécondité ainsi qu’un recul de l’âge du premier enfant si bien qu’aujourd’hui, on peut dire que la norme est d’avoir peu ou pas d’enfants.»

Le démographe avance plusieurs causes à cette situation. «Chaque période de crise économique se traduit par une baisse du nombre de naissances et nous sommes dans un contexte socio-économique et environnemental très dépressif. Mais il y a aussi des effets structurels depuis 150 ans, notamment des mesures sociales pour limiter le travail des enfants qui ont joué dans la baisse de la fécondité –, les enfants n’étant plus une source de maximisation des revenus – ainsi que la déchristianisation progressive de la société, l’émancipation des femmes et l’individualisation des comportements en lien avec une baisse du contrôle moral et social sur les couples et les femmes».

En 2022, Eurostat indique en effet que «près de la moitié des ménages avec enfants comptaient 1 enfant (49,5%), tandis que 38,2% comptaient 2 enfants et 12,4% 3 enfants ou plus».

Et si l’on en croit les prévisions, cela ne va pas se renverser. Le Bureau fédéral du Plan vient de revoir à la baisse l’hypothèse de fécondité retenue depuis 2020 dans ses projections démographiques. Il estime à 1,6 le nombre moyen d’enfants par femme en 2070. Il était de 1,86 en 2008 et de 1,52 en 2022. En réponse aux discours de panique – aux relents conservateurs et racistes – autour de cette «crise de la natalité», Thierry Eggerickx rappelle que «si l’on regarde dans l’histoire, cela n’est pas exceptionnel: dans l’entre-deux-guerres, on observe un nombre moyen d’enfants de 1,4 dans les bassins industriels et 1,2 à Bruxelles. Il y a ensuite eu le baby-boom et, à partir de 1965, une baisse progressive. Depuis les années septante, on n’est plus jamais remonté à 2,1, le taux de renouvellement de la population». Et de souligner que «les politiques natalistes – même quand elles proposent des mesures importantes comme le congé parental – améliorent le bien-être des individus, mais n’ont que très peu d’effets sur la natalité».

Les familles nombreuses ont aussi évolué. Comme le relevait la Ligue des familles (historiquement «Ligue des familles nombreuses» créée en 1921 pour soutenir les familles nombreuses) dans son Baromètre des parents de 2017, «les familles recomposées sont les nouvelles familles nombreuses». «Tenant compte de cela, il y a plus de familles nombreuses qu’on ne le pense», commente Alexandra Woelfe, du Service Études et Action politique de la Ligue des familles. Près d’un quart des familles recomposées comptent trois enfants ou plus, contre 17% pour les familles dont les parents ne se sont pas séparés. Le paysage actuel des familles nombreuses compte aussi des familles monoparentales nombreuses. Elles sont néanmoins très minoritaires. La majorité des familles monoparentales (2/3) n’ont qu’un seul enfant.

Plus nombreuses, plus pauvres?

«Avant on disait: ‘Plus tu fais des enfants, plus tu reçois d’argent’; aujourd’hui, ça n’est plus le cas», explique Alice Rees, doctorante au Centre de recherche en démographie de l’UCLouvain dont la thèse porte sur la non-parentalité. Et d’avancer comme explications des montants d’allocations sociales moins élevés que dans les pays nordiques, des politiques familiales peu adaptées aux nouvelles configurations familiales ou encore des infrastructures d’accueil de l’enfance insuffisantes. Des soutiens financiers demeurent néanmoins pour les familles nombreuses, en matière de fiscalité notamment. D’autres disparaissent, comme la suppression du tarif «familles nombreuses» de la SNCB prévue pour 2025.

Le Bureau fédéral du Plan vient de revoir à la baisse l’hypothèse de fécondité retenue depuis 2020 dans ses projections démographiques. Il estime à 1,6 le nombre moyen d’enfants par femme en 2070. Il était de 1,86 en 2008 et de 1,52 en 2022.

Les familles nombreuses sont-elles pour autant plus sujettes à la pauvreté? Tant en Wallonie qu’à Bruxelles, les statistiques placent les familles nombreuses dans les personnes à risque de pauvreté. Et le taux de risque est particulièrement fort à Bruxelles[2]: les familles avec plus de trois enfants – et c’est pire encore pour les plus de cinq enfants – font partie des familles avec les plus bas revenus. Le Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté et des inégalités sociales et de santé en 2023 en conclut que «les ménages plus pauvres sont en général plus grands en Région bruxelloise». Il livre un autre indicateur intéressant: à peine plus de la moitié des femmes avec trois enfants ou plus sont actives sur le marché du travail.

Le dernier Baromètre des parents de la Ligue relève aussi plusieurs difficultés rencontrées par les familles nombreuses: coût des voyages scolaires et des fournitures scolaires, activités extrascolaires (dans 28% des familles et 39% des familles nombreuses, aucun enfant ne participe à des activités de loisir comme le sport, la musique ou les mouvements de jeunesse…), coût des lunettes et appareils dentaires et difficultés à assurer les trajets des enfants. Mais ces difficultés, relève le Baromètre, sont partagées par de nombreuses familles – nombreuses ou pas – en particulier quand elles sont à bas revenus.

La Ligue avait d’ailleurs soutenu – lors de la 6e réforme de l’État et la régionalisation des allocations familiales – la réforme d’un montant unique pour chaque enfant, à condition de préserver les droits acquis pour les familles dans le système au moment de la réforme. Jusqu’alors, le système fixait des allocations plus élevées en fonction du rang de l’enfant. «Ce système de rangs avait son sens au siècle dernier et il ne l’a plus aujourd’hui. Supprimer les rangs, c’est aider les familles où elles en ont le plus besoin», plaidait alors la Ligue lors d’une audition au parlement wallon. Elle défendait aussi la suppression des rangs comme une façon de répondre aux besoins des familles recomposées, pénalisées dans ce calcul des rangs basé sur la domiciliation des enfants.

«Les familles nombreuses ne sont plus la seule catégorie dans le ‘scope’ de la Ligue des familles, explique d’ailleurs Madeleine Guyot, directrice de la Ligue. On essaye d’ouvrir la vue sur les diverses réalités de la parentalité. On travaille sur la question des bas revenus, de la monoparentalité.» Une façon de mieux coller aux réalités parentales actuelles et de répondre aux difficultés des familles nombreuses, mais surtout de nombreuses familles.

 

 

Logement, trop peu, cher et trop petit pour les familles nombreuses

«Les familles nombreuses – surtout les familles monoparentales nombreuses – sont confrontées à des difficultés de se loger sur le plan financier. Elles subissent aussi des discriminations sur le marché locatif, des propriétaires étant réticents à louer à une famille avec plusieurs enfants», souligne Alexandra Woelfe, du Service Études et Action politique de la Ligue des familles.

En 2017, le Centre d’études en habitat durable en Wallonie réalisait à la demande du Fonds wallon des familles nombreuses (créé dans l’entre-deux-guerres) une étude spécifiquement dédiée aux difficultés de logement des familles nombreuses wallonnes[3].

Fait intéressant: l’étude prend en compte les familles recomposées et les familles dites «accordéon» (dans lesquelles au moins un enfant passe un temps hebdomadaire régulier dans un autre logement) afin de mieux chiffrer les familles nombreuses de fait. «Les chiffres officiels ne les recensent pas toujours. Or, c’est fondamental d’inclure les familles recomposées et les familles ‘accordéon’, avec un ou plusieurs enfants en garde alternée, puisque si officiellement l’enfant n’est rattaché qu’à un seul logement, il lui faut un logement des deux côtés», explique Marko Kryvobokov, chargé de recherche et l’un des auteurs de l’étude. Un point sur lequel la Ligue des familles attire aussi l’attention. «Les familles recomposées ont de grandes difficultés à faire reconnaître leurs enfants à charge, ce qui leur ouvre des droits comme un abattement fiscal, des majorations de plafonds de revenus pour l’accès au logement social ou un crédit au Fonds du logement, rapporte Alexandra Woelfe. Les organismes demandent un jugement ou une preuve de garde partagée égalitaire, mais beaucoup de parents s’arrangent à l’amiable et n’ont donc pas ces documents.» Pour y remédier, la Ligue propose «l’instauration d’un Registre des modes d’hébergement qui permettrait aux parents séparés d’enregistrer leurs accords à l’amiable. Les différentes administrations qui auraient besoin de vérifier le statut de monoparentalité trouveraient l’information dans ce Registre».

Hétérogénéité de situations socio-économiques

Parmi ses grands constats, l’étude wallonne relève que «les familles nombreuses présentent en moyenne une situation socio-économique plus fragile et de plus grandes difficultés de logement: logements inadaptés par la taille et la qualité, coût important dans la part du budget des ménages, suroccupation…» «Il y a une grande hétérogénéité de situations socio-économiques dans les familles nombreuses qui se manifeste quand on regarde les sous-catégories. La situation d’une femme seule sans emploi n’est pas comparable à celle d’un couple composé de deux cadres universitaires», souligne Marko Kryvobokov. Les familles nombreuses monoparentales (20%, dont la majorité avec une femme à leur tête) et les familles ayant plus de cinq enfants sont celles qui rencontrent les plus grandes difficultés.

Dans ces sous-catégories, la proportion de propriétaires y est inférieure à 50% (alors qu’elle est de presque 75% chez les familles nombreuses dans leur ensemble) et la proportion de locataires du parc social ou assimilé dépasse 20%; plus d’un quart des familles nombreuses sont en situation de suroccupation, cela monte à 45% pour les familles nombreuses monoparentales.

Des logements qui manquent

«Parmi les ménages candidats au logement public, 17% sont des familles nombreuses», relève aussi Marko Kryvobokov. Et celles-ci risquent d’attendre longtemps, car les logements manquent, et les grands logements aussi. Marko Kryvobokov n’est pas plus optimiste s’agissant du parc privé. «Selon les statistiques cadastrales, il y a toujours plus d’appartements construits que de maisons. Ce qui n’est pas optimal pour les grands ménages», indique-t-il. Si la situation pourrait s’améliorer au vu de la baisse des familles nombreuses, l’étude indique néanmoins dans ses conclusions que «les nouvelles formes de composition ou recomposition familiale pourraient créer des familles nombreuses de fait, augmentant ainsi les besoins en grands logements».

[1] Un ménage se compose soit d’une seule personne vivant habituellement seule, soit de deux personnes ou plus liées par des liens familiaux, occupant habituellement un même logement et y vivant ensemble. Les ménages peuvent être répartis en deux catégories: les ménages collectifs (couvents, prisons…) et les ménages privés.

[2] «Contrairement à la Wallonie (17%) et à la Flandre (8%), le taux de risque de pauvreté des familles nombreuses est particulièrement élevé à Bruxelles avec 46,7%», souligne l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique dans son rapport de 2023 sur le taux de risque de pauvreté selon le type de ménage. À titre de comparaison, il est de 16,7 % pour la Belgique et de 7,8 % pour deux adultes avec 1 ou 2 enfants.

[3] Godart, P., Kryvobokov, M. et Pradella, S. (2017), «Étude sur le thème des familles nombreuses en Wallonie et l’accès au logement: état des lieux et prospective. Partie 3. Prospectives des conditions de logement des familles nombreuses en Wallonie», Centre d’études en habitat durable, Rapport, Charleroi, 99 pages.

 

Manon Legrand

Manon Legrand

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