L’Union européenne s’engage à sortir 20 millions de personnes de la pauvreté d’ici 2020. C’est la première fois que les 27 se fixent un objectif chiffré.Pourtant, l’Europe sociale semble plus difficile à construire que jamais.
Après des mois de controverses au sommet, ce 17 juin, les chefs d’État et de gouvernement réunis en Conseil à Bruxelles se fixaient officiellement l’objectif de sortir20 millions de personnes de la pauvreté au cours de la décennie à venir.
Cette mesure s’inscrit dans le cadre de la future stratégie Europe 2020, remplaçante de la stratégie de Lisbonne qui guide la politique économique jusqu’à la finde cette année 20101. Si la stratégie de Lisbonne affirmait qu’il faut « accomplir un effort pour exercer un impact décisif sur l’éradication de lapauvreté », c’est la première fois que les 27 s’avancent sur un chiffre précis. Même prononcée du bout des lèvres, la déclaration restesymboliquement forte. « On manquait d’une visibilité, d’un engagement politique », se félicite Fintan Farrell, directeur du réseau européen de lutte contre lapauvreté EAPN2.
À y regarder de plus près, l’annonce ressemble à une fausse bonne nouvelle. L’objectif chiffré se révèle moins ambitieux qu’il n’y paraît aupremier abord. La définition de la pauvreté a été élargie, faisant passer le nombre de citoyens européens concernés de 80 à 120 millions. Soitun objectif global ramené à 15 % par rapport aux 25 % évoqués à l’origine. La complexité technique du texte laisse une marge considérableà chaque État pour interpréter les consignes à sa sauce. Et ceux qui n’atteindront pas l’objectif ne s’exposent guère plus qu’au regard désapprobateurde leurs pairs.
« Lutter contre la pauvreté en Belgique n’a pas la même signification que lutter contre la pauvreté en Roumanie », note Ramon Peña-Casas, chercheur seniorà l’Observatoire social européen (OSE)3. En caricaturant, la mise en place d’un objectif chiffré a longtemps été bloquée par desvisions divergentes entre des pays occidentaux partisans d’une qualité de vie vers laquelle tendre, un « plafond à atteindre », et des nouveaux membres moinsnantis, plaidant pour un seuil de conditions de vie minimum à assurer, un « plancher à garantir ». Du plancher au plafond, le compromis qui en résulterepose sur des fondations bancales.
La mort de la MOC ?
À la rentrée, la Commission européenne lancera une plate-forme pour mettre en œuvre cet objectif chiffré de réduction de la pauvreté. « Maispersonne ne sait vraiment ce que la Commission entend y mettre. On peut se demander, par exemple, si les États seront obligés d’y participer », s’interroge Ramon Peña-Casas? Le sociologue s’inquiète que la plate-forme fasse table rase du processus existant de coopération entre les États membres sur le social et de la réflexionengendrée à ce propos. Dit autrement, il craint que la plate-forme ne sonne le glas de la Méthode ouverte de coordination sur la protection et l’inclusion sociale,également connue sous le petit nom de MOC sociale.
La méthode ouverte de coordination est utilisée pour avancer dans des domaines où l’Union européenne n’a pas de véritable pouvoir pour légiférer.Les États membres doivent définir des objectifs communs, les traduire en indicateurs, mettre en place des plans nationaux d’action. Ils comparent ensuite leur performance. Bien que noncontraignante, la MOC sociale a permis d’obtenir quelques modestes avancées, notamment, en termes d’apprentissage mutuel, de bonne gouvernance et de participation.
Ramon Peña-Casas constate aussi que les plans nationaux d’action (PAN) seront dorénavant coulés dans des programmes nationaux de réforme trèsgénéraux sur la façon dont l’État entend mettre en œuvre la stratégie Europe 2020, des programmes qui dépassent très largement la questionde la pauvreté. « Certains risquent d’en profiter pour se montrer très vagues sur le sujet. »
Le diable dans les détails
À l’image des différentes visions qui traversent la scène européenne, il existe au niveau de l’Union une grande variété d’indicateurs pourdéfinir la pauvreté. Trois ont été retenus pour mesurer les efforts entrepris par les États membres pour atteindre l’objectif 2020 : le seuil depauvreté lié au revenu, la privation matérielle et le taux des ménages sans emploi. Non sans ambiguïté, chaque pays est encouragé à progresserdans les trois domaines à la fois, tout en pouvant choisir l’indicateur qu’il veut mettre en avant. « Les détails techniques sont très complexes,s’inquiète Fintan Farrell, le directeur d’EAPN. Cette complexité technique affaiblit le message politique. »
Le seuil de pauvreté est le revenu au-dessous duquel un ménage est considéré comme vivant une situation de risque. Il a été établi à 60 % durevenu médian de la population d’un pays. Problème : plus les revenus sont modestes, plus ce seuil est bas. Ce qui fait de la Tchéquie… un des pays les moins pauvresd’Europe ! Dépassant l’aspect monétaire, le degré de privation matérielle se base sur une liste de neuf biens ou activités considéréscomme nécessaires dans un pays donné : avoir du chauffage, la possibilité de faire une sortie par semaine, manger des protéines tous les deux jours… Les personnesprivées de trois éléments sur neuf seront jugées pauvres.
Ces deux indicateurs correspondent à une vision volontariste promue par le lobby des ONG qui luttent contre la pauvreté. « On parle de pauvreté relative. Le butn’est pas seulement de réduire la pauvreté, perçue comme une question de survie, mais de réduire les inégalités », souligne-t-on chez EAPN.
À l’inverse, l’usage du taux de ménages sans emploi est plus controversé. Il ne reflète pas le phénomène des travailleurs pauvres et exclut descatégories entières de la population, comme les jeunes et les personnes âgées. Pour le sociologue Ramon Peña-Casas, c’est aussi un moyen commode de manipulerles chiffres. « On peut tricher en excluant certaines catégories de demandeurs d’emploi des statistiques. Par ailleurs, les politiques d’activation, en forçant les ménagesà accepter des emplois précaires, peuvent permettre d’atteindre facilement l’objectif chiffré sans faire vraiment baisser la pauvreté. »
Cette politique du « tout à l’emploi » se reflèt
e également dans les lignes directrices de la stratégie 2020 où les considérations enmatière de lutte contre la pauvreté sont entièrement intégrées aux chapitres croissance économique et emploi. « Nous aurionspréféré que le social fasse l’objet d’une ligne directrice qui lui soit propre », défend Fintan Farrell.
Vu par les principaux concernés
Ces 25 et 26 juin, des délégations de personnes en situation de pauvreté, accompagnées par les associations qui les aident au pays, se rencontraient à Bruxelles.Hommes et femmes politiques européens étaient venus les écouter.
Depuis 2001, Bruxelles accueille une Rencontre européenne des personnes en situation de pauvreté chaque année. Au fil du temps, elles ont donné naissance à desrevendications sur des thèmes aussi variés que le logement, l’accès à l’information, le revenu minimum… Pour cette neuvième édition,l’objectif était de discuter d’un plan d’action.
Intéresser le citoyen aux mécaniques complexes de l’Europe est un objectif ambitieux, surtout quand ces personnes vivent dans la pauvreté. « Mais d’un pointde vue symbolique, au moins, c’est une avancée », se félicite Françoise De Boe, coordinatrice du Service lutte contre la pauvreté au Centre pourl’égalité des chances.
Déceptions autour de l’Europe sociale
Le nouveau millénaire s’annonçait plein d’espoir pour les acteurs de la société civile aspirant à une Europe plus sociale. Entré en vigueur en 1999,le traité d’Amsterdam donne pour la première fois un socle juridique à la lutte européenne contre la pauvreté. En 2000, la MOC offre un nouveau cadre àla coordination des politiques sociales. En 2001, sous l’impulsion de la Belgique, des outils (les indicateurs de Laeken) sont enfin créés pour mesurer la pauvreté àl’échelle européenne. Autant de signes encourageants alors que l’Europe est à la veille de se doter d’une nouvelle Constitution…
« Mais ces espoirs ont rapidement été déçus », déplore Ramon Peña-Casas. Les résultats en matière de lutte contre lapauvreté sont à peu près nuls et la seule maigre avancée du traité de Lisbonne réside dans une clause faisant de la lutte contre la pauvreté unobjectif transversal aux différentes politiques européennes. « La communication de l’Union européenne aujourd’hui ne laisse aucune place au doute, lapriorité est à l’économie et au marché commun. »
Au-delà des divergences idéologiques exacerbées par l’élargissement, défendre une Europe sociale en pleine crise économique n’est pas une affaire simple.« Des pays acceptent un objectif chiffré de réduction de la pauvreté sur le papier et, sur le terrain, ils introduisent des mesures d’austérité et deréduction des dépenses publiques qui pénalisent directement les plus pauvres, comme on l’a vu au Royaume-Uni, en Grèce, en Allemagne. Cela fait de l’objectifchiffré de lutte contre la pauvreté un exercice plutôt cynique », soupire Fintan Farrell.
2010, année charnière
Battage médiatique oblige, il n’aura échappé à personne que 2010 est l’année européenne de lutte contre la pauvreté. Certains se demandent d’oreset déjà si tout cela n’est pas qu’une simple opération de marketing politique. Le président d’EAPN, qui a fait campagne pour que cette année soitorganisée, ne nie pas que les débats se sont révélés décevants. Mais Fintan Farrell insiste sur l’importance stratégique de cette annéethématique. « Il y avait un engagement sur la lutte contre la pauvreté jusqu’en 2010 à travers la stratégie de Lisbonne et il fallait le renouveler pour lastratégie 2020. L’opération a contribué à obtenir un objectif chiffré. » Quant au débat de société tant attendu, la criseéconomique ne manquera pas de la remettre à l’ordre du jour, fait-il valoir.
1. La stratégie de Lisbonne devait faire de l’Europe « l’espace économique le plus compétitif et le plus dynamique du monde, basé sur lesconnaissances intellectuelles ». Plus modeste, la stratégie Europe 2020 veut remettre l’économie sur les rails en période de crise. Site : http://ec.europa.eu/eu2020/index_fr.htm
2. EAPN :
– adresse : square de Meuüs, 18 à 1050 Bruxelles
– tél. : 02 226 58 50
– courriel : team@eapn.eu
– site : www.eapn.org
3. OSE :
– adresse : rue Paul-Émile Janson, 13 à 1050 Bruxelles
– tél. : 02 537 19 71
– courriel : info@ose.be
– site : www.ose.be