C’était le 9 juillet dernier. Alors que l’été débutait et que les chiffres de l’épidémie semblaient inexorablement engagés sur une pente descendante, un communiqué conjoint des syndicats FGTB Horval, CGSLB et CSC Alimentation donnait l’alerte sur de nombreux cas d’abus au chômage temporaire constatés dans le secteur Horeca.
La phase 3 du déconfinement est alors en cours depuis tout juste un mois. Cafés et restaurants reprennent petit à petit leurs activités après dix semaines de fermeture forcée. Mais, dans certains établissements, les exploitants semblent avoir trouvé la bonne combine pour éponger une partie de leurs pertes aux frais de la Sécurité sociale. «Plusieurs affiliés nous ont contactés pour nous informer qu’ils n’avaient pas pu reprendre le travail malgré la réouverture de l’établissement qui les emploie», raconte ainsi Benjamin Moëst, responsable du secteur Horeca au service d’études de la CSC.
La fermeture brutale des cafés et restaurants le 13 mars a propulsé des milliers de travailleurs du secteur Horeca dans le chômage temporaire pour force majeure. Mais, depuis la réouverture, le 8 juin, certains d’entre eux ont eu la mauvaise surprise de constater que le poste qu’ils occupaient avant la crise était désormais occupé par quelqu’un d’autre. «Certains employeurs ont délibérément choisi de laisser des membres de leur personnel au chômage temporaire pour les remplacer par des étudiants, des extras ou des flexi-jobs afin de faire des économies», poursuit Benjamin Moëst. Une pratique totalement illégale en théorie, mais difficile à prouver dans la pratique, en cas de contrôle.
«Certains employeurs ont délibérément choisi de laisser des membres de leur personnel au chômage temporaire pour les remplacer par des étudiants.» Benjamin Moëst, responsable du secteur Horeca au service d’études de la CSC
«À Nivelles, par exemple, l’Inspection sociale s’est rendue dans une enseigne de restauration rapide où une manager indiquait ne pas avoir pu reprendre son travail, son poste étant désormais occupé par une étudiante. L’employeur a indiqué aux inspecteurs que l’étudiante en question était déjà employée par l’enseigne avant le confinement et qu’elle n’assumait aucunement la fonction de l’employée mise au chômage temporaire. Même si c’était manifestement un mensonge, il a été impossible de prouver la fraude.»
Pointe émergée de l’iceberg
Aucune des trois centrales syndicales n’a été en mesure de fournir des chiffres quant aux nombres de cas potentiellement frauduleux qui leur ont été signalés ces derniers mois. Mais ces pratiques mises au jour dans le secteur Horeca ne seraient que la pointe émergée d’un iceberg potentiellement très important.
D’autres formes de fraude au chômage temporaire ont ainsi été signalées depuis le début du confinement. L’Horeca n’est pas le seul secteur concerné. Début juin, l’Onem indiquait avoir ouvert 1.692 enquêtes à la suite de suspicions de fraude au système de chômage temporaire. «1.692, c’est très peu si on prend en compte le fait qu’il y a eu plus d’un million de personnes au chômage temporaire depuis le mois de mars, explique Didier Seghin, porte-parole de la CGSLB. Mais ce chiffre est probablement sous-évalué. Dans la plupart des cas, les travailleurs n’osent pas dénoncer leur employeur. Et de toute façon, la fraude est souvent très difficile à prouver.»
Selon plusieurs sources, il y aurait, tout de même, une différence importante entre les grandes entreprises, où la concertation sociale est présente, et les petites structures, où le rapport de dépendance à l’employeur peut être plus problématique. «Dans la plupart des grandes structures où la concertation sociale existe, les tentatives d’abus au chômage temporaire ont pu se régler», indique ainsi Michaël Maira, coordinateur du service d’études de la CNE. «La plupart des cas problématiques se sont, en réalité, passés dans des petites structures, notamment dans le petit commerce, ou dans des PME actives dans les services, par exemple des boîtes informatiques.»
Mais quels que soient le cas de figure ou le secteur concerné, le point commun est toujours le même: une tentative – pour l’employeur – de profiter de la situation exceptionnelle qui a frappé l’ensemble de la société pour réaliser des économies sur le dos des travailleurs et de la Sécurité sociale. Parfois, les travailleurs concernés n’étaient d’ailleurs même pas au courant que leur employeur les avait mis au chômage temporaire. Ils l’ont découvert sur leur fiche de paie, en même temps que d’autres de leurs collègues.
Souplesse
Dans certaines enseignes restées ouvertes pendant le confinement, des salariés ont été mis en chômage temporaire partiel un jour par semaine alors que leur charge de travail n’avait pas changé au quotidien. Ailleurs, ce sont des travailleurs malades qui ont été mis au chômage temporaire rétroactivement, leur employeur évitant ainsi de devoir leur payer le premier mois de salaire garanti. Autre cas de figure signalé par la direction de la communication de l’Onem: des travailleurs qui ont vu leur statut changer afin qu’ils puissent bénéficier des allocations de chômage temporaire (par exemple un gérant d’une entreprise qui engage un membre de sa famille, autrefois indépendant) ou encore des travailleurs à temps partiel qui ont vu leur nombre d’heures de travail virtuellement augmenté afin de pouvoir relever le montant de l’allocation chômage temporaire.
«Certaines grandes entreprises, qui n’étaient pas du tout en difficulté économique, ont profité de la situation pour faire un peu d’ingénierie sociale.» Didier Seghin, porte-parole de la CGSLB
Au cœur de ces abus: l’assouplissement soudain du régime du chômage temporaire, décidé au mois de mars par le gouvernement face au caractère exceptionnel de la situation. En temps normal – avant la crise du coronavirus –, le chômage temporaire était une pratique autorisée, et strictement encadrée par la loi, à laquelle un employeur pouvait avoir recours dans deux cas de figure seulement: le chômage temporaire pour raisons économiques et le chômage temporaire pour force majeure.
Mais entre le 13 mars et le 31 août 2020, la notion de force majeure a été considérablement assouplie, permettant à n’importe quelle entreprise d’y avoir recours dans le cadre de la crise. «Certaines grandes entreprises, qui n’étaient pas du tout en difficulté économique, ont profité de la situation pour faire un peu d’ingénierie sociale», explique Didier Seghin. Le cas de Worldline est, à ce titre, assez emblématique, selon lui.
Le géant du paiement en ligne, basé à Haren, qui vient de fusionner avec son concurrent Ingenico, a en effet placé quelque 500 collaborateurs en chômage temporaire partiel au printemps, ce que les syndicats considèrent comme abusif vu les réserves financières importantes de l’entreprise, et vu le caractère essentiel de son activité durant la crise. «Pour nous, ce recours au chômage temporaire est abusif, et il a été opéré dans le but de maintenir le cours de l’action à flot, dans un contexte de fusion avec son concurrent historique», indique Alexandre Liefooghe, secrétaire permanent CGSLB. Avec un résultat cumulé de 417 millions d’euros, les syndicats estiment ni plus ni moins que le groupe aurait dû faire preuve de «décence» en laissant l’argent public disponible pour les PME et les indépendants durement touchés par la crise. La direction a répondu à ces accusations par communiqué, indiquant que le groupe Worldline s’était mobilisé partout en Europe pour soutenir les commerçants lors de la crise du Covid-19, notamment en contribuant à augmenter les limites du paiement sans contact dans plusieurs pays dont la Belgique.
Curieusement, des cas d’abus au système ont également été constatés dans le secteur des soins de santé. Un secteur particulièrement sollicité durant la crise du coronavirus, où on imagine peu – de prime abord – qu’on ait pu avoir recours au chômage temporaire durant cette période. «C’est assez paradoxal, mais la crise du coronavirus a effectivement généré une baisse d’activité dans certains pans du secteur de la santé. Bien sûr, les services occupés à prendre en charge les malades du Covid ont tourné à plein régime, poursuit Michaël Maira. Mais ailleurs, il y a des hôpitaux de jour avec des consultations qui n’ont pas eu lieu, des patients qui ont cessé de venir… Cela a généré une baisse d’activité, du chômage temporaire, et, parfois, des tentatives d’abus de la part de certains hôpitaux qui ont cherché, eux aussi, à profiter de l’assouplissement du régime pour faire des économies.»
Correction
Dans les semaines qui ont suivi le confinement et l’assouplissement des règles de chômage temporaire pour raison de force majeure, les trois centrales syndicales du Royaume ont commencé à avoir vent d’abus dans plusieurs secteurs. Alerté, le gouvernement a renvoyé le problème à la Concertation sociale et au Groupe des 10. Il a fallu attendre début juillet pour qu’un nouvel arrêté royal vienne corriger le tir. La fraude devrait désormais être beaucoup plus difficile à opérer. «Désormais, il n’est plus possible de placer un travailleur rétroactivement au chômage temporaire», indique ainsi Michaël Maira. Cette possibilité avait permis à certains employeurs de contourner leur obligation de payer le mois de salaire garanti, en cas de maladie. La flexibilité de la notion de «force majeure» prend d’ailleurs fin le 31 août. Après cette date, seules les entreprises qui utilisaient déjà le système pour 20% de leur personnel pourront continuer à y avoir recours.
L’Onem, de son côté, indique poursuivre ses contrôles, soit sur la base de dénonciations de cas suspects auprès de ses services, soit sur la base de croisement de données internes et externes ou sur la base d’informations transmises par d’autres institutions ou administrations. Mais tout porte à croire qu’on ne connaîtra jamais le montant exact de la fraude sociale réalisée durant la crise du coronavirus. Un montant jamais connu, et qui ne sera jamais récupéré.