«Favoritisme». «Conflit d’intérêts». Des mots à ne pas manier à la légère. Ce sont pourtant ceux qui circulent dans le secteur de l’Aide à la jeunesse. En cause: Alberto Mulas, le directeur adjoint du cabinet de Rachid Madrane, ministre du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il utiliserait sa position privilégiée pour arroser «ses» services à Charleroi (dont il est détaché pendant la législature).
«Je n’ai jamais vu quelqu’un qui se servait autant. Quelqu’un qui utilisait à ce point sa place dans un cabinet ministériel pour étoffer ses services. On nage ici en plein conflit d’intérêts.» La charge est sévère. Elle émane d’un directeur de service agréé de l’Aide à la jeunesse qui préfère rester anonyme, de peur des répercussions. Il vise Alberto Mulas, le directeur adjoint du cabinet de Rachid Madrane, ministre de l’Aide à la jeunesse. Et il n’est pas le seul. Dans les services agréés, le mécontentement bruisse et se répand. On en entend des échos dans l’administration et dans des services publics (services d’aide à la jeunesse [SAJ] et service de protection judiciaire [SPJ], NDLR). «La méthode de travail du cabinet est marquée par l’opacité, ce n’est pas respectueux du secteur», regrette un conseiller de l’aide à la jeunesse.
Ce qu’on reproche à Alberto Mulas: user de sa position au sein du cabinet de Rachid Madrane pour orienter une partie des 11,3 millions d’euros de fonds facultatifs – obtenus pour refinancer le secteur – vers «ses» services, ceux de la Cité de l’enfance à Charleroi. Car Alberto Mulas est l’un des personnages clés de l’Intercommunale de santé publique du pays de Charleroi (ISPPC). Il y débuta en 1998 et y a développé un grand nombre de projets en aide à la jeunesse, réunis sous la bannière «Cité de l’enfance». C’est pour cette connaissance fine du secteur que Rachid Madrane est venu le chercher en septembre 2014. Alberto Mulas est alors «détaché» de son poste de direction qu’il récupérera en fin de législature.
Les responsabilités d’Alberto Mulas à l’ISPPC sont importantes. La Cité l’enfance réunissait en 2016 un service d’hébergement de 57 lits, deux centres d’accueil d’urgence, un service d’accompagnement en famille et un projet pédagogique particulier: la Maison de l’adolescent, mieux connue sous le nom de Mado.
C’est d’ailleurs l’agrément de la Mado qui fera jaillir les premières inquiétudes au sujet du favoritisme supposé de l’ancien directeur.
La Mado, l’avis négatif, l’agrément octroyé
Le 25 juin 2015, Bernard Dewiest, directeur faisant fonction de la Maison de l’adolescent de Charleroi, passe devant la commission d’agrément de l’Aide à la jeunesse; une commission composée de représentants de l’administration, des autorités mandantes (conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse) et des services agréés. D’expérience pilote, la Mado souhaite évoluer et obtenir un financement structurel de long terme au titre de «projet pédagogique particulier».
La Mado, c’est le «bébé» d’Alberto Mulas. Il crée la structure en 2009 en s’inspirant d’une pratique française. L’idée est simple: proposer une porte d’entrée unique à des jeunes en difficulté de 12 à 25 ans. Faire venir des services vers les jeunes plutôt que des jeunes vers de multiples services. Informer, orienter, proposer un premier «diagnostic».
Chez Rachid Madrane, on veut multiplier le modèle à Liège, Bruxelles et Mons. Dans le secteur de l’Aide à la jeunesse, on est divisés. Certains adhèrent à l’innovation, à la volonté de mettre le jeune au centre. D’autres regrettent que le champ de compétences de la Mado soit plus étendu que celui de l’Aide à la jeunesse en touchant des jeunes de plus de 20 ans. De plus, l’aide proposée s’approcherait d’une aide généraliste alors que le décret de l’Aide à la jeunesse définit le secteur comme étant supplétif et complémentaire à l’aide de première ligne. Des conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse – censés orienter les jeunes, assurer le lien entre les institutions, servir de «fil rouge» à la prise en charge – s’interrogent sur le statut d’une structure dont certaines missions s’approchent des leurs. Idem du côté des services d’aide en milieu ouvert.
Ces divisions s’expriment clairement lors de l’audition de Bernard Dewiest. Des membres interpellent le directeur. Ils le poussent dans ses retranchements. Puis les 15 membres de la commission doivent voter.
Premier vote: l’opportunité du projet. Sept votes «oui», six votes «non» et deux abstentions. Le projet obtient tout juste une majorité relative. Second vote: l’avis de conformité. Cinq «oui», neuf «non» et une abstention. Le couperet tombe, le projet n’est pas conforme aux règles qui régissent l’aide à la jeunesse. La motivation de la décision négative est rédigée comme suit: «Le non-respect de la tranche d’âge décrétale et le non-respect du caractère complémentaire et supplétif aux autres formes d’aide sociale et générale.» Le résultat est donc limpide: l’agrément ne devrait pas être accordé. «Le ministre s’est assis sur cette décision. En règle générale, ces avis sont suivis. Il faut dire qu’Alberto Mulas utilise le cabinet pour développer ‘ses Mado’», témoigne un membre de cette commission d’agrément.
En effet, malgré l’avis négatif de la commission, la Mado obtient l’agrément. En prime, la structure obtient 109.000 euros complémentaires de subventions (budget: 450.000 euros par an). Rien d’illégal à tout ça. La commission remet des avis que le ministre n’est pas obligé de suivre. Mais le doute s’immisce dans le secteur.
Alberto Mulas, de son côté, défend sa position. Il rappelle que «l’avis de l’inspection pédagogique était à 100% positif». Le conseiller du ministre n’accorde pas beaucoup de crédit aux décisions de la commission d’agrément: «Dans cette commission, les lobbys, les fédérations patronales (qui sont majoritairement réunies sous la bannière de l’Interfédération de l’aide à la jeunesse, NDLR) sont largement représentés.» D’ailleurs, dans la réforme du décret de l’Aide à la jeunesse, une réforme de la commission d’agrément est prévue, comme le rappelle Alberto Mulas: «Les fédérations remettront un avis d’opportunité. Quant à l’administration, elle remettra deux avis: l’un sur l’opportunité, l’autre sur la conformité. En cas de désaccord sur l’opportunité entre l’administration et les fédérations, alors la commission d’agrément sera saisie.»
ISPPC: Avant-après
Les services «aide à la jeunesse» de la Cité de l’enfance de l’ISPPC avant le refinancement. Il s’agissait déjà «du plus gros service de la Fédération Wallonie-Bruxelles»:
– un SAAE (donc un service d’hébergement), composé de trois sections: Les Écureuils, le Château Ligny et Le Mas. En tout: 57 lits;
– deux centres d’accueil d’urgence de neuf et huit lits;
– SAIE «Le Rebond» (accompagnement en famille): 16 prises en charge;
– trois services d’aide en milieu ouvert (AMO) Visa Jeunes, Pavillon J et «Tu dis jeune»;
– un projet pédagogique particulier: la Mado;
– et un service de parrainage.
Le refinancement aura permis d’ajouter à cette liste:
– un centre d’accueil d’urgence de huit places;
– d’augmenter de 13 prises en charge la capacité du SAIE «Le Rebond» et de créer un second SAIE: «Les Petits Spirous», de 13 prises en charge;
– de créer un nouveau SAAE de 15 places nommé «Les Moussaillons».
Refinancement: l’ISPPC tire le gros lot
«La répartition des budgets du refinancement est malsaine, assène un fonctionnaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour chaque type d’appel à projets, un financement va à l’ISPPC, comme s’il n’y avait pas d’autres types de services.»
Apporter la «preuve» de favoritisme n’est pas chose aisée. L’ISPPC développe des projets bien réels, généralement reconnus pour leur qualité dans un arrondissement – celui de Charleroi – aux besoins incontestables.
Une solution: plonger dans le détail des moyens affectés. Le 10 novembre 2016, l’administration générale de l’Aide à la jeunesse publie un appel à projets pour la création de 100 prises en charge supplémentaires en SAAE (hébergement) et 120 en SAIE (accompagnement en famille), en visant trois arrondissements prioritaires: Bruxelles, Liège et Charleroi.
D’abord, l’hébergement. À Charleroi, à l’issue de l’appel à projets, deux nouveaux services sont créés, dont «Les Moussaillons», service de 15 places au sein de l’ISPPC. Mais la sélection n’a pas été très difficile: seuls deux services avaient répondu à l’appel. «Je ne vois pas comment il a pu y avoir du favoritisme alors même qu’il n’y avait pas de concurrence», estime Alberto Mulas.
Un directeur de service nuance: «Il est difficile de proposer de nouvelles prises en charge en SAAE dans des délais aussi courts, et puis à l’ISPPC les projets étaient connus à l’avance, ils ont eu davantage de temps pour se préparer.» Un administrateur de l’ISPPC témoigne en ce sens: «La direction s’enthousiasmait de développer de nouvelles structures avant même la publication d’appels à projets. Ça s’est passé comme ça pour les bébés parqués.» Car l’ISPPC a aussi obtenu l’agrément pour la création d’un des deux centres d’accueil d’urgence de huit places, qui accueilleront ces fameux enfants qui séjournent à l’hôpital faute de place dans les structures de l’Aide à la jeunesse. «Je rappelle que Charleroi est un des arrondissements les plus impactés par la problématique des bébés parqués, s’exclame Alberto Mulas. Il ne faudrait pas non plus que l’ISPPC soit défavorisée sous prétexte que je travaille au cabinet!»
Alberto Mulas siège dans la commission chargée d’affecter les budgets
Et en effet, l’ISPPC n’a pas été défavorisée. Lorsqu’on regarde la répartition des budgets pour les services d’accompagnement dans le milieu de vie (SAIE), la tendance est claire. Cinq services carolos ont répondu à l’appel à projets, dont deux de l’ISPPC (un service existant, «Le Rebond» et un nouveau service, «Les Petits Spirous»). Tous ont reçu un soutien, mais pas selon les mêmes proportions, l’ISPPC se taillant la part du lion. Le Rebond augmente sa capacité de 13 prises en charge. Les Petits Spirous pourront voir le jour en offrant 13 prises en charge. Par contre, le SAIE «Azimut 26» verra sa capacité augmenter de quatre prises en charge supplémentaires au lieu des huit qui étaient demandées. Le SAIE «Le Fil d’Ariane» demandait six prises en charge supplémentaires, il sera financé pour quatre. Sur 38 nouvelles prises en charge en SAIE à Charleroi, 26 vont à l’ISPPC. Soit plus de 68% du total.
Alberto Mulas soutient qu’il ne décide pas de tout: «J’ai un chef de cabinet et un ministre au-dessus.» De plus, l’affectation de ce refinancement, comme le précisait Rachid Madrane en réponse à une question parlementaire, a été tranchée par une commission ad hoc. Celle-ci était composée de l’administratrice générale, Liliane Baudart, de trois administrateurs adjoints et de trois membres du cabinet de Rachid Madrane… dont Alberto Mulas lui-même.
Au sein même de l’ISPPC, la question du conflit d’intérêts a été posée à un cabinet d’avocats (celui de Michel Fadeur), à la demande des instances dirigeantes de l’intercommunale. Alter Échos s’est procuré une copie de l’avis juridique. On peut y lire: «Le conflit d’intérêts est une notion à géométrie variable qu’il convient de manier avec beaucoup de précautions. M. Alberto Mulas a été choisi par le ministre eu égard à son expérience pointue dans des domaines particuliers. C’est logique et je ne vois pas en quoi il y aurait un risque de conflit d’intérêts, à moins que M. Alberto Mulas ne se soit confié un dossier de l’ISPPC au sein du cabinet ministériel, mais je n’ai aucun élément à ce sujet pour retenir cette hypothèse.»
Il se trouve que cette commission a été assez généreuse avec la structure d’Alberto Mulas. Mais M. Mulas se défend de tout conflit d’intérêts. «Dans cette commission, je ne votais pas lorsqu’il s’agissait de trancher pour ou contre l’ISPPC.» Mais tout de même, le chef de cabinet adjoint participait aux délibérations de cette commission en compagnie de deux autres membres de son cabinet, au rang hiérarchique inférieur. De quoi laisser songeur.
Bingo pour les AMO
Les services d’aide en milieu ouvert ont aussi été sollicités pour obtenir des budgets. Ces services étaient encouragés à sortir de leurs locaux pour mener des activités au contact avec les populations des quartiers. Pour ce faire, le cabinet de Rachid Madrane a lancé l’appel à projets «hors les murs». Là encore, les faits intriguent. À Charleroi, les trois AMO de l’ISPPC ont obtenu 12.500 euros. Un service hors intercommunale a obtenu la même somme: Mikado. Trois autres AMO – Service droit des jeunes, AJMO et Point jaune, pourtant précurseur dans le travail de rue – n’ont pas reçu un kopeck.
Laïcs contre cathos?
«L’administration et le cabinet se sont mis d’accord pour répartir le financement à 2/3 aux institutions plutôt dans le giron socialiste, et à 1/3 à celles plutôt proches de la philosophie catholique», croit savoir ce membre de l’administration. Il rappelle au passage que la directrice générale et la plupart de ses adjoints (à une exception près) sont socialistes ou ont travaillé dans un cabinet socialiste (Liliane Baudart fut conseillère de Laurette Onkelinx). Outre les structures de l’ISPPC, le cabinet de Rachid Madrane est vu par certains acteurs du secteur comme favorisant les services rattachés à des institutions publiques – CPAS, Intercommunales – de préférence socialistes face à des associations (donc des institutions privées), dont une part importante est issue de la mouvance catholique.
La lecture d’Alberto Mulas se situe clairement dans ce clivage dont il serait victime: «Je rappelle que les membres de l’administration ont été choisis pour leur compétence. Je pense que certains membres de l’Interfédération de l’aide à la jeunesse pensent que nous pratiquons le favoritisme. L’Interfédération est un lobby qui a toujours accédé aux cabinets et influencé la politique. Ils font des procès d’intention. Le but aujourd’hui est de nuire à une politique. Quand on voit l’ensemble des appels à projets depuis la ministre Fonck, ce sont toujours les mêmes institutions qui en ont bénéficié. La part des catholiques dans les institutions privées est à peu près de 80%, ils recevaient 90% des subsides. Nous ne sommes pas là pour rééquilibrer, mais pour objectiver. Les institutions sont là, je n’ai rien contre le secteur, beaucoup de gens travaillent très bien. Il faut juste dire que le secteur public a été peu reconnu jusqu’à maintenant.»
Au sein de l’Interfédération, Xavier Verstappen, le président, ne souhaite pas souffler sur les braises: «Oui, il existe un problème de reconnaissance de services privés. Mais, aujourd’hui, le travail avec le cabinet sur les arrêtés d’exécution du code de l’Aide à la jeunesse se fait dans un climat positif. Nous avons bon espoir d’aboutir à un accord. Pour le reste, il est vrai qu’une partie de notre secteur a une histoire, des racines dans le catholicisme, mais beaucoup se sont détachés de ça. Les membres des CA et des AG sont de plus en plus diversifiés. Les statuts des asbl ont été modifiés. Dans l’aide à la jeunesse, nous avons vraiment fait un choix vers le pluralisme et certains de nos membres sont laïcs. L’Interfédération représente cette diversité, cette ouverture. Elle n’est à la botte de personne.»
Ouverture d’une information judiciaire
À Charleroi, les pratiques de l’Intercommunale commencent à intéresser la justice. Le parquet a ouvert une information judiciaire pour y voir plus clair sur les pratiques plus que limites de l’ISPPC en termes de rémunération de ses administrateurs (qui auraient touché indûment des doubles jetons de présence aux réunions) et de certains dirigeants, dont Alberto Mulas (pour plus d’informations, consulter l’article consacré à ce dossier dans Le Vif/L’Express du 18 mai). Ce dernier est suspecté d’avoir perçu des indemnités pas très légales de la part de l’ISPPC pendant son détachement au cabinet de Rachid Madrane. La justice n’exclut pas que l’enquête soit élargie aux conflits d’intérêts potentiels.