«Alors, on est venu se payer ma tête?» Le ton est donné. C’est celui de John-Alexander Bogaerts, fils d’une mère issue d’une grande famille de chocolatiers industriels (Leonidas) et d’un père, fondateur de la Brussels School. John-Alexander Bogaerts est un homme bien né, en somme, même si à l’évocation du sujet de l’entretien, l’héritage, il voudra tout de suite mettre les points sur les i. «Parce que je ne me reconnais pas dans ce terme. Je n’ai pas été élevé comme un héritier, mais à travers une valeur, le travail. Une valeur sur laquelle on ne mise pas assez, à commencer par les politiques, explique-t-il. On a hérité d’un patrimoine immobilier, c’est vrai, mais quand mon père est décédé, on a dû rembourser les emprunts. Si je n’avais pas d’activité professionnelle tout comme mes frères, je n’aurais pas pu les rembourser.» Selon lui, l’héritage financier est la pire des choses qui soit arrivée dans notre société. Même si on l’a affublé souvent de cet attribut, John-Alexander Bogaerts a toujours eu peur de ces fils à papa, «ces personnes qui, en ne foutant rien, avaient tout perdu» lui qui a connu pendant son adolescence un parcours compliqué, de «rebelle», au point de devoir rejoindre l’école de son père, Rudy, pour y terminer ses études.
Travail, famille…
«Il n’est pas normal qu’il y ait des personnes qui vivent de leur rente sans travailler depuis trois, quatre générations, comme il n’est pas normal d’avoir des chômeurs depuis trois, quatre générations comme c’est parfois le cas en Wallonie. C’est un scandale. Tant qu’on donnera trop de facilités aux héritiers comme à ceux qui n’ont pas envie de travailler, la société ne sera pas équilibrée», lance-t-il. Dans la critique, on reconnaît toute la logorrhée qui fait les choux gras de l’hebdo ultradroitier Pan qu’il dirige depuis le décès de son père. Dans un portrait qui lui était consacré en 2010 dans Trends, il évoquait d’ailleurs cet héritage direct qu’il avait «reçu malgré lui» et qu’«il voyait vraiment comme un boulet». «Quand mon père a repris ce journal, il l’a fait pour dépanner. Il est tombé dans un engrenage, où n’ayant pas le temps d’en faire le suivi à côté de son métier d’enseignant, il s’est entouré de personnes aux idées et aux valeurs un peu douteuses, celles d’une droite de salon des années 70 (Ubu Pan avait été fondé en 1990 par Paul Jamin, dit «Alidor», rexiste condamné pour ses dessins antisémites et sa collaboration en 1940-45, NDLR). Mon père, c’était la Brussels School, pas ce magazine. C’était un pédagogue hors pair. Un père formidable et je veux conserver cette image-là», précise John-Alexander Bogaerts. Il ajoute avoir voulu faire le ménage en relançant le journal vaille que vaille tout en se prenant au jeu tout de même, lui qui édite des magazines people où se retrouve la «bonne» société belge – celle qu’on rencontre au Zoute – au milieu de pubs pour des produits de luxe. D’ailleurs, lors du rachat de Pan, il déclarait vouloir lutter «pour les opprimés des monopoles étatiques, mais aussi pour un retour à des valeurs plus saines comme le travail et la famille».
«Parce que je ne me reconnais pas dans ce terme. Je n’ai pas été élevé comme un héritier, mais à travers une valeur, le travail. Une valeur sur laquelle on ne mise pas assez, à commencer par les politiques.» John-Alexander Bogaerts
On peut reconnaître à l’homme une certaine cohérence, tout comme une volonté évidente de poursuivre l’œuvre paternelle, et pas seulement dans la presse. Aussi dans l’enseignement. «Soit on est fier de son père, soit on ne l’est pas. Si on l’est, on s’en inspire.» Si ce nom de famille est lié à la Bogaerts International School, au minerval de 10.000 euros au minimum («une boîte à bac pour gosses de riches», expliquait-il en 2010), John-Alexander Bogaerts s’est lancé dans l’aventure d’une école de codage, avec S19 qui accueille 335 jeunes qui suivent gratuitement une formation pendant deux ans, avec la certitude d’avoir un job à la clé chez Deloitte ou Proximus. «Mon père, fils d’ouvrier, a donné cours toute sa carrière à 300 étudiants gratuitement, qui n’avaient pas les moyens. Bien évidemment je m’en suis inspiré. C’est la raison principale de cette école, en donnant la possibilité de s’en sortir à ceux qui ne sont pas faits pour le système traditionnel.»
Communisme familial
Loin du codage, autre ambiance, plus «vintage», celle du VidéoExpress, à Saint-Gilles. C’est dans ce vidéoclub que Bernard Mulliez nous attend. Il a fait de ce lieu aussi unique que mythique un repaire. Rien d’étonnant pour un documentariste en somme. Quand on lui a évoqué l’idée d’un article sur les «héritiers», il a hésité et préféré évoquer son film, La force des choses, consacré à son père, rentier d’un empire commercial à capital familial par simple naissance (1). Celui de la famille Mulliez, connue pour détenir Auchan, Decathlon et d’autres enseignes prospères. Le film décrit une certaine bourgeoisie d’héritier. «La spécificité de ce capitalisme familial est qu’il n’est pas coté en Bourse. Dès lors, la question de la succession devient primordiale, en étant liée au sang ou à une union par alliance. Il y a là quelque chose d’archaïque et, en même temps, c’est un système qui fonctionne comme un ‘communisme familial’ dans le sens où ce n’est pas seulement ceux qui ont travaillé qui bénéficient du fruit du capital. Tout cela a été partagé de manière équitable entre les 13 branches de la famille, et cela continue encore de génération en génération. Chacun est dès lors traversé par ce capital, et c’est le ciment qui unit les membres de la famille.»
À travers la figure du père de Bernard Mulliez, on découvre comment le système est intégré, ingéré même. Le documentaire n’est pourtant pas un film sur la relation père-fils et il admet qu’il n’aurait pas pu le faire s’il n’avait pas déjà pris ses distances avec son père. «C’est un film assez froid au fond, même si paradoxalement, lors du tournage, je n’ai jamais été aussi proche de lui. C’est très ambigu, comme s’il y avait une trahison de classe, une trahison du pacte social, familial… C’est ambigu aussi parce que je suis sur la ligne, je navigue entre deux mondes, je ne suis pas vierge, moi. Je fais aussi partie de ce club des profiteurs. Je ne suis pas contre la contradiction, c’est ce qui rend les choses possibles. C’est en outre un film qui va me coûter cher, mais, si je l’ai fait, c’est que je pouvais me le permettre en étant bien entouré.»
Le film est pénétré d’ailleurs par un malaise. Un sentiment d’impuissance dans le chef du père qui cherche à justifier son existence et la consistance de celle-ci, notamment en veillant à maîtriser son jardin coûte que coûte avec un tracteur à la place d’une brouette ou en multipliant les gadgets dans son immense villa… «C’est ce que je trouve beau chez lui, si je peux trouver de la beauté dans tout cela. C’est à l’intérieur de son domaine qu’il devient acteur des choses. Cela peut paraître rigolo, mais, en même temps, on en revient à ce besoin de vouloir recomposer les choses soi-même, d’en être acteur. Et qu’en dehors de ce jardin, il est complètement impuissant, tandis qu’à l’intérieur, il construit une possibilité d’exister.»
Meubler les riches
Bernard Mulliez a connu beaucoup de personnes qui ont été foutues en l’air à cause d’un héritage. «D’une certaine façon, cela les a foutues en l’air parce qu’il y a eu une perte de sens. Avant, elles travaillaient, gagnaient de l’argent, tout cela leur permettait de s’acheter une voiture, de faire un emprunt… Il y avait une justification du travail, du faire et, à partir du moment où elles reçoivent un héritage, cela les effondre parce qu’elles perdent le sens… En plus, elles gagnent les moyens de faire n’importe quoi, c’est-à-dire d’envisager des projets, des actions qu’on ne maîtrise pas, et l’autre, d’installer des rapports de domination avec ceux qui n’en ont pas.»
Cela dit, il y a, pour le réalisateur, une logique dans l’héritage: oui, pour transmettre des choses à ses enfants, mais il faudrait un plafond. «Or, les grosses successions s’organisent avec des outils spécialisés qui font qu’elles évitent l’impôt. Il y a là une immense hypocrisie qui permet aux plus riches de se reproduire.»
«C’est ambigu aussi parce que je suis sur la ligne, je navigue entre deux mondes, je ne suis pas vierge, moi. Je fais aussi partie de ce club des profiteurs. Je ne suis pas contre la contradiction, c’est ce qui rend les choses possibles.» Bernard Mulliez
Né et élevé à Bruxelles, Bernard a découvert cette réalité vers 18 ans, sans avoir jamais été élevé dans ce berceau de la grande bourgeoisie. «Mon père est un manuel, il a eu une formation de garagiste. C’est un peu un gars qui était là par hasard, et, d’une certaine façon, je peux le dire pour moi aussi parce que je n’ai pas grandi dans le chaudron. J’ai fait une école d’art à La Cambre, j’ai un peu lu Bourdieu à ce moment-là. Étant donné que je faisais déjà partie du camp de la bourgeoisie, je ne voyais pas l’intérêt, ou du moins je me suis empêché de désirer une réussite sociale à travers l’art. Dans l’art contemporain, c’est une conquête vers les élites économiques. Cela peut paraître réducteur, mais c’est quand même un peu le cas. C’est quand même pour meubler les salons des riches, même s’il y a du concept derrière. Je trouvais cela coinçant comme devenir, et pas super intéressant, car cela flattait un côté narcissique, vachement tentant, mais ce n’était pas la meilleure piste.»
Sa piste, c’est une volonté d’être au service d’un espace commun. Non pas comme une affirmation de soi ni une manière de se racheter, reconnaît-il. «Même si je suis conscient d’où je viens, je suis surtout responsable de ce que je fais.»
(1) Un film à voir gratuitement à l’adresse suivante: La force des choses (Bernard Mulliez) – en VOD sur CinéMutins (cinemutins.com).
En savoir plus