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Santé

Foot, hasard et dépendance

Devenus indissociables des grandes compétitions sportives, les paris en ligne pourraient atteindre des chiffres record à l’occasion de l’Euro 2021. Ce marché en constante expansion et qui cible particulièrement les jeunes crée pourtant des situations de dépendance problématiques.

© Flickrcc Yann Gar

«Ne laissez pas les paris vous gâcher l’Euro. Fixez vos limites»: avec sa campagne de prévention, le site d’aide en ligne aux joueurs de l’asbl Pélican espère prévenir les dérapages dans un contexte où cette pratique ne cesse de prendre de l’ampleur. Pour beaucoup, parier avant et pendant le match fait désormais partie du rituel, au même titre que la bière et les chips. À l’occasion du Mondial 2018, les Belges avaient ainsi parié pas moins de 333 millions d’euros. «Le Mondial 2018 a marqué un tournant, commente François Mertens, psychologue à l’asbl Pélican. On s’est rendu compte à ce moment-là que le nombre de joueurs actifs quotidiennement atteignait le double du nombre de joueurs habituels, mais aussi que le profil des parieurs se rajeunissait.» Nul doute qu’avec ses 51 matchs et un déconfinement en fanfare, l’Euro 2021 (officiellement baptisé «Euro 2020» par l’UEFA, en raison du report de la compétition d’un an suite à la crise sanitaire) devrait rivaliser avec ces chiffres. «L’idée, c’est d’encourager les gens à être vigilants. Quand vous allez au cinéma, vous savez combien de temps va durer le film, combien coûte le ticket et, que ce soit un bon ou un mauvais film, vous n’irez pas réclamer ensuite le prix du billet. Pourquoi ne pas aborder les paris de la même manière, c’est-à-dire en déterminant à l’avance l’argent et le temps qu’on accepte de perdre? Sinon, on risque d’entrer dans une dynamique où l’on veut récupérer les mises perdues et ainsi de suite jusqu’à ce que les pertes s’accumulent.» Les bonnes résolutions semblent d’autant plus nécessaires que les amateurs de sport doivent désormais compter avec la communication ultra-offensive des plateformes de paris en ligne – Unibet, BetFirst, Ladbrokes… –, que ce soit à travers la publicité à la télévision, la sponsorisation des matchs, leur présence sur les réseaux sociaux ou les applications dédiées. «La publicité a entraîné une banalisation des paris, poursuit François Mertens. Bien sûr, parmi ces joueurs, beaucoup n’auront pas de problème de jeu excessif. Mais, statistiquement, si on a plus de joueurs, on a aussi plus de personnes à risque de perdre le contrôle.»

Ce qui a changé, c’est que jouer ne nécessite plus des amis joueurs, encore moins un smoking et pas même de quitter son canapé. À toute heure du jour et de la nuit, machines à sous et parties de poker sont accessibles d’un clic.

Trois fois trop

Selon une enquête de santé de l’institut de recherche Sciensano sur les pratiques de jeux de hasard et d’argent, on estimait en 2018 que 5% des joueurs belges étaient des joueurs problématiques. Obsession pour le jeu, tentatives de récupérer ses mises, mensonges à l’entourage à propos du temps et de l’argent dépensé… Les critères du jeu excessif sont divers, mais peuvent être résumés par une formule: trop d’argent, trop souvent, trop longtemps. «Un des outils qu’on propose pour mesurer où l’on en est avec le jeu est de situer la place qu’occupe cette activité dans un cercle qui reprend les différents domaines de votre vie: le travail et les études, la famille et le couple, le développement personnel, les loisirs… Est-ce que l’espace occupé par le jeu vous convient ou est-ce que vous préfériez consacrer ce temps à autre chose?», illustre François Mertens. Du point de vue de l’argent dépensé, on estime qu’un joueur non problématique consacre moins de 5% de son revenu mensuel au jeu, soit moins de 100 euros pour un revenu net de 2.000 euros. À partir de 12% du revenu mensuel, le joueur est considéré comme «à risque». Au-delà de 42 %, on parle de joueurs «addicts»1. «Les personnes que nous accompagnons ont généralement entre 30 et 50 ans. Ce sont la plupart du temps des hommes, raconte François Mertens au sujet des suivis psychologiques réalisés par l’asbl Pélican. Mais depuis que nous avons mis en place la plateforme d’aide en ligne, avec la possibilité d’un suivi gratuit et anonyme par un psychologue, on accueille un public plus jeune, plus féminin – autour de 30% de femmes – mais aussi des profils plus diplômés.»

À en croire les 800.000 comptes créés sur l’ensemble des sites belges de paris en ligne, 50% des joueurs ont moins 30 ans.

Certes, la dépendance au jeu n’a pas attendu le XXIe siècle, Internet et les smartphones. Dostoïevski, joueur invétéré, en a donné la preuve littéraire. En 1963, dans La Baie des Anges de Jacques Demy, le personnage incarné par Jeanne Moreau avançait une clef existentielle à sa passion de la roulette: «Ce que j’aime dans le jeu, c’est cette existence idiote faite de luxe et de pauvreté, mais aussi de mystère. Le mystère des chiffres.» En 2021, la fascination pour le hasard est plus qu’intacte. Ce qui a changé, c’est que jouer ne nécessite plus des amis joueurs, encore moins un smoking et pas même de quitter son canapé. À toute heure du jour et de la nuit, machines à sous et parties de poker sont accessibles d’un clic. Selon la Commission des jeux de hasard (SPF Justice), en 2018, les revenus des casinos virtuels avaient dépassé les bénéfices des casinos «en dur», sans que ceux-ci aient baissé… La virtualisation draine en effet un autre profil de joueurs, ce qui est aussi vrai pour les parieurs. «Les opérateurs en ligne ont profondément modifié la façon de parier. Avant, on se rendait dans une agence et on attendait le résultat, qui pouvait durer le temps du match ou quelques jours. Maintenant les paris sont en direct et on ne parie pas seulement sur le match, mais sur le nombre de buts, de cartons…» Un «live betting» plus risqué, car exercé sans contrôle social et associé à un temps très court entre la mise et le résultat – critère considéré comme un indicateur de risque pour la dépendance.

Abolir le hasard

Les paris sportifs comportent par ailleurs un piège spécifique: bien que régis par la même loi que les jeux de hasard (loi du 7 mai 1999), ils ne sont pas toujours pas perçus comme tels, car ils s’appuient sur des considérations comme les compétences de l’équipe, sa composition, la santé des joueurs, etc. «Il y a les jeux d’adresse, les jeux de hasard et entre les deux les paris, qui sont des jeux de quasi-hasard. Mais s’il gagne, le joueur excessif se dira toujours que c’est grâce à son analyse. Alors que s’il perd, il considérera qu’il n’a pas eu de chance», analyse François Mertens, qui pointe par ailleurs la complicité de la presse sportive dans la banalisation des paris. «Il devenu impossible de s’informer sur le foot sans avoir aussi des infos sur les paris. Les deux choses sont désormais totalement imbriquées, ce qui signifie que, quand les problèmes vont arriver et que la personne voudra arrêter les paris, elle devra aussi voir moins de matchs, arrêter de s’informer sur les équipes, ce qui peut être vraiment difficile puisqu’il s’agit dès lors de renoncer à une passion.» Il faut aussi compter aujourd’hui avec les pronostiqueurs qui offrent du «conseil» aux internautes-parieurs et qui, à la manière des influenceurs, gagnent de l’argent lorsque ceux-ci arrivent sur la plateforme de paris depuis leur page.

En 2019, la Commission des jeux de hasard comptabilisait 360.553 joueurs interdits.

Cette stratégie numérique tentaculaire expose particulièrement les jeunes. À en croire les 800.000 comptes créés sur l’ensemble des sites belges de paris en ligne, 50% des joueurs ont moins 30 ans. «Si on analyse ces chiffres plus en détail, on retrouve beaucoup de jeunes entre 21 et 23 ans», précise François Mertens. En Belgique, l’accès aux salles de jeux et casinos n’est autorisé qu’à partir de 21 ans, mais les paris sont eux accessibles à partir de 18 ans. «C’est comme si on faisait passer le message que c’est moins dangereux alors que ce n’est pas vrai: on peut autant perdre le contrôle avec le pari sportif qu’avec la roulette», estime le psychologue. Par ailleurs, les études montrent que cette limite d’âge n’est que théorique: un jeune de moins de 18 ans sur deux déclare avoir joué au moins une fois à un jeu de hasard et d’argent dans les six derniers mois, qu’il s’agisse de billets à gratter, de poker ou de paris sportifs2. Pas vraiment sorcier de se créer un compte en empruntant la carte d’identité d’un adulte ou en demandant à un copain plus âgé de jouer les intermédiaires… «Le problème, c’est qu’on sait que plus on commence tôt, plus on est à risque de perdre le contrôle par la suite», commente François Mertens. Or en dehors de l’Euro, il est possible de parier presque toute l’année, sur toutes sortes de compétitions, notamment les compétitions d’e-sport, soit les compétitions de jeux vidéo, qui rencontrent un succès grandissant auprès des plus jeunes. «Il y a aussi les jeux gratuits comme les casinos sociaux sur les réseaux ou des jeux comme Candy Crush qui contribuent à banaliser les jeux de hasard.»

Une fois le cerveau bien ferré – tous ces jeux, gratuits ou non, entraînent une surstimulation du circuit de la récompense et du plaisir, à grand renfort de dopamine et d’adrénaline –, il sera alors demandé au joueur de pratiquer le «jeu responsable». La Commission des jeux de hasard y a encore incité récemment, à travers sa campagne Always Play Legally mise en place à l’occasion de l’Euro et destinée à combattre les plateformes de jeu illégales. La CJH fait notamment valoir la «protection du joueur» offerte par les sites légaux, avec la possibilité de se fixer des limites de dépôt d’argent et de temps de jeu grâce à un onglet «modérateur»… Encore faut-il l’utiliser, encore faut-il ne pas vagabonder d’un site à l’autre. À moins qu’il ne devienne nécessaire de passer à la vitesse supérieure et de se faire interdire de paris en ligne, de casinos et de salles de jeux. En 2019, la CJH comptabilisait 360.553 joueurs interdits, parmi lesquels 10% de demandeurs volontaires (les autres étant exclus en raison de leur profession, d’une décision judiciaire ou d’une procédure de règlement collectif de dettes). «Le jeu responsable, c’est bien, mais on ne peut pas faire l’économie d’un débat plus structurel au sujet de l’éthique publicitaire ou d’un relèvement de la limite d’âge, estime François Mertens. C’est important que le législateur et le secteur de l’aide puissent avoir un regard sur demain.» Les agences de paris, elles, ont toujours un but d’avance.

  1.  Gokken: ontspanning of verslaving? Enquête gokken en gokverslaving. Rodin Foundation, Brussel, 2004, Minet, S., Mejias, S., Druine, C., Somers, W., Hoffmann, E., Servais, L., De Smet, S., Delmarcelle, C., Joris, L., Patesson, R. & Steinberg, P.
  2. Avis du Conseil supérieure de la santé sur le Jeu pathologique en Belgique, 2017.
Julie Luong

Julie Luong

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