Avez-vous déjà, vous aussi, éprouvé ce sentiment diffus qu’un certain art contemporain était la plus vaste supercherie de tous les temps? Vous n’êtes plus seul: dans «Ce qui n’a pas de prix» (Stock, 2018), la brillante Annie Le Brun se charge de nous dire pourquoi nous avons le droit – et même le devoir – de nous indigner contre les Jeff Koons et autre Damien Hirst, dont la connivence avec les puissances de la finance n’a d’égal que le peu de mordant de leur soi-disant «ironie».
C’est un crâne, comme nous en avons a priori tous un sous le cuir chevelu. Un crâne dont la fonction est, à l’instar de tous les crânes, de contenir et protéger notre cerveau, ce fragile organe censé exercer, à ses heures, quelque esprit critique. À moins que cette fonction ne nous ait durablement désertés, à en croire l’accueil – mi-admiratif, mi-amusé, mais jamais révolté – qui fut fait à ce crâne-là, signé Damien Hirst et baptisé For the Love of God. Réalisée en platine incrusté de 8.601 diamants – matériaux ayant coûté à l’artiste la modique somme de 14 millions de livres sterling –, cette sculpture a été présentée pour la première fois en 2007, sous haute sécurité, à la galerie White Cube à Londres. Dotée de véritables dents humaines ayant appartenu à un homme du XVIIIe siècle, elle fut finalement cédée pour 100 millions de dollars à un groupe d’investisseurs… dont Hirst faisait lui-même partie. De quoi maintenir sa cote indécente sur le marché de l’art.
«Alors l’art devra s’en aller»
À l’instar de Jeff Koons, Damien Hirst fait partie des artistes contemporains qui n’ont de cesse d’ironiser sur les liens de l’art et de l’argent. Que For the Love of God ait été présenté à la veille de la crise des subprimes ne pouvait donc pas mieux tomber. Car For The Love of God est une œuvre qui s’inscrit dans la tradition des vanités, ce genre pictural en vogue au XVIIe siècle et mettant en scène des objets évoquant allégoriquement la mort et le passage du temps (crâne, sablier, fleurs…). Un «memento mori » dont la fonction est de nous rappeler que nous sommes mortels et qu’il importe donc, en vertu de cette inéluctable issue, de ne point trop s’attacher aux biens matériels d’ici-bas. En ornant sa vanité de coûteux diamants réputés éternels, Hirst introduirait ironiquement l’idée que l’argent est notre nouveau dieu.
En 1990, l’artiste britannique s’essayait déjà à une variante de vanité, avec A Thousand Years, qui présentait à l’intérieur de deux cages de verre une tête de veau flanquée d’essaims de mouches. Déjà, les critiques d’art et exégètes universitaires s’acharnaient à y voir de la «subversion», de l’«esprit de contradiction», voire de l’«humour noir». Or, comme le rappelle Annie Le Brun qui fut partie prenante des dernières années du mouvement surréaliste, selon André Breton, l’humour noir n’était rien de moins que «la révolte supérieure de l’esprit», là où le travail d’un Damien Hirst relèverait plutôt d’un «pusillanime ricanement macabre». «Je joue l’argent contre l’art et, en tant qu’artiste, j’espère évidemment que c’est l’art qui gagnera. Mais s’il s’avère que c’est l’argent, alors l’art devra s’en aller», a-t-il ainsi déclaré un jour dans un sursaut de cynisme.
En ornant sa vanité de coûteux diamants réputés éternels, Hirst introduirait ironiquement l’idée que l’argent est notre nouveau dieu.
Or ce n’est pas parce qu’on est cynique que l’on n’est pas coupable. Ce n’est pas parce qu’on ironise qu’on est au-delà de toute critique – même si le monde de l’art contemporain fait mine de le croire. «Inutile d’être pour ou contre, quelle que soit votre réaction, elle est incluse dans le travail de l’artiste, elle est son objet même», écrit Annie Le Brun, citant Matthieu Boisséson (Défoncer la cage, Gallimard, 2016). Il en résulte une «aporie du jugement» que les philosophies de la déconstruction, «permettant de faire dire à n’importe quel discours ce qu’il ne dit pas», nous ont appris à considérer comme chose souhaitable, voire intellectuellement distinguée. Oseriez-vous crier à la farce? C’est que vous n’auriez pas compris. Oseriez-vous crier au scandale? C’est précisément ce que l’artiste voulait. Donc autant se taire. Autant se soumettre.
Réalisme globaliste
Le problème avec For the Love of God, bien sûr, ce n’est pas seulement son coût – démentiel –, ce n’est pas seulement le discours – fallacieux – qui fonde son interprétation, mais c’est aussi et surtout sa laideur. Bien qu’incontestable, cet argument ne manquera toutefois pas de vous faire passer une fois de plus pour un péquenot qui ignore cette découverte fondamentale que la beauté n’existe pas, qu’elle est essentiellement subjective – et peu importe que nous croulions parallèlement sous les normes qui la circonscrivent. «L’incontestable supériorité d’un certain art contemporain est devenue l’alibi culturel prétendument libérateur, pour faire l’impasse sur toute notion de beauté et de laideur et, par là même, provoquer une anesthésie sensible se développant avec une indifférence logique susceptible d’effacer jusqu’à la moindre velléité de s’opposer à quoi que ce soit», analyse Annie Le Brun.
Cette mainmise de la laideur sur nos imaginaires serait, selon Annie Le Brun, la plus sûre complice de l’ultralibéralisme.
La traque organisée contre la beauté serait au fond une manière de domination parmi les plus violentes. Citant l’artiste et écrivain britannique William Morris, précurseur du mouvement Arts & Crafts et penseur libertaire, elle rappelle que «la laideur n’est pas neutre; elle agit sur l’homme et détériore sa sensibilité, au point qu’il ne ressent même pas sa dégradation, ce qui le prépare à descendre encore d’un cran». La beauté, certes, ne se laisse pas aisément définir. Mais un minimum d’attention à soi et à ses sensations, un minimum d’honnêteté intellectuelle, un minimum d’humanité permet toutefois d’en soupçonner l’existence. «Si personne ne saurait la définir, chacun en a un jour connu les pouvoirs d’éblouissement, jusqu’à ce que soit soudain donné sens à ce qui semblait n’en pas avoir», écrit Annie Le Brun. La beauté, avant tout, se définirait donc par ses effets. Or, il y a fort à parier que For The Love of God n’ait jamais produit chez quiconque d’autre éblouissement que celui provoqué par la réflexion tapageuse de ses diamants. Pour l’émotion esthétique, il faudra repasser.
Cette mainmise de la laideur sur nos imaginaires serait, selon Annie Le Brun, la plus sûre complice de l’ultralibéralisme. En ce sens, elle n’a rien à envier au traitement que les totalitarismes du XXe siècle – réalisme socialiste et art hitlérien – réservèrent respectivement à la production artistique. «De même que le régime soviétique visait à façonner les sensibilités à travers l’art réaliste socialiste, il semble que le néo-libéralisme en ait trouvé l’équivalent dans un certain art contemporain dont toute l’énergie passe à instaurer le règne de ce que j’appellerais le réalisme globaliste (le totalitarisme marchand, NDLR)». Ce règne serait d’autant plus pernicieux qu’il n’exigerait pas de s’en remettre à des représentations explicitement propagandistes: «Il ne s’agit plus d’imposer une conception de la vie plus qu’une autre, mais essentiellement des processus ou des dispositifs en parfaite concordance avec ceux de la financiarisation du monde.» Comment s’étonner, par conséquent, que Damien Hirst soit issu de la génération des Young British Artists, un groupe qui doit beaucoup au collectionneur Charles Saatchi qui les fit connaître au début des années 90 après avoir été, avec son frère, à la tête de l’agence de publicité Saatchi & Saatchi, laquelle organisa la campagne de Margaret Thatcher en 1979? En art comme en politique, «there is no alternative».
Une affaire politique
Pour Annie Le Brun, «tous les acteurs de cet art contemporain sont indissociablement liés par la violence de l’argent». Les grands mécènes de l’art contemporain sont donc aussi, en toute logique, les grands patrons de l’industrie du luxe, à l’image du Français Bernard Arnault, dont l’empire s’étend des magasins Carrefour à la Fondation Louis Vuitton. Ce qui ne serait pas encore si grave si les artistes ne s’inscrivaient pas, avec une cohérence assourdissante, dans la droite ligne de la singularité en toc prônée par ces industries. «Ainsi va-t-il de soi que les artistes en quête de cette nouvelle célébrité se soient fait une obligation d’avoir un style immédiatement identifiable, tel un logo. Tant et si bien que, pareils à Coca-Cola, Nescafé ou Nike, sont aujourd’hui mondialement connus quelques artistes-marques, qu’en retour les marques comme Vuitton, Chanel, Dior, Prada s’offrent tout naturellement à promouvoir.»
Quelle intelligence à saisir un «second degré» vidé de toute signification?
On pourrait bien sûr se consoler en se disant que cette grande mascarade de l’art contemporain ne concerne que les nantis, «mais ce serait refuser de voir que ce genre de pollution n’attend pas longtemps pour se propager du domaine artistique à tous les autres et légitimer ainsi comme moyen d’expression universel une grossièreté de forme et de propos qui règne déjà sur l’espace public, ne serait-ce qu’à travers la publicité». À propos du public issu des classes moyennes prompt à envahir aujourd’hui les musées, Annie Le Brun écrit encore: «S’accommodant on ne peut mieux de n’avoir pas à critiquer ce qui pourrait l’être, il est prêt à confondre ces exercices de soumission proposés par l’art contemporain avec l’exercice de sa liberté.» Quel progressisme y a-t-il en effet à contempler des productions qui ont perdu tout sens de l’humour pour embrasser un cynisme rutilant? Quelle ouverture d’esprit à se rendre dans un lieu, simplement parce qu’il a été estampillé (mais par qui?) du label culturel? Quelle intelligence à saisir un «second degré» vidé de toute signification? Ce qu’Annie Le Brun nous susurre, c’est qu’il est au fond inutile de déplorer les inégalités, de réduire notre empreinte carbone, et même de voter si nous ne sommes pas d’abord et avant tout capables de reconnaître l’imposture là où elle se niche – et de repousser la laideur à chaque fois qu’on le peut.