Des personnes qui ne demandent qu’à travailler; des emplois qui ne demandent qu’à être pourvus: le projet de formation de personnes sans papiers par Actiris semble couler de source. Mais dans un contexte politique où l’immigration est devenue un enjeu majeur, rien n’est si simple. Surtout sans gouvernement.
La démonstration est limpide. En Belgique, d’après les estimations de l’Observatoire de la santé et du social à Bruxelles, il y aurait entre 100.000 et 150.000 travailleurs sans papiers, essentiellement présents sur le territoire bruxellois. À Bruxelles, il existe environ 80.000 postes à pourvoir dans des emplois en pénurie, que ce soit dans le secteur des soins de santé, du nettoyage, de la logistique, du transport, de la construction, de l’informatique… Pourquoi ne pas former ces personnes et leur accorder un permis de travail afin qu’elles puissent occuper, en toute légalité, ces postes vacants? De telles mesures ont déjà été prises massivement en Allemagne et plus tôt en Italie, dans le secteur de l’aide aux personnes âgées. En théorie, créer une rencontre entre deux besoins avérés ne devrait engendrer que des gagnants. «Win Win», comme il est coutume de dire désormais.
Il y a un an, en janvier 2019, le comité de gestion d’Actiris, l’Office régional bruxellois de l’emploi, approuvait donc une proposition en ce sens. Largement relayée par les médias, cette mesure était l’aboutissement d’une longue réflexion engagée par les organisations syndicales et les comités de sans-papiers, bientôt rejoints par le patronat. «À la suite à la sixième réforme de l’État, qui donnait beaucoup plus de compétences aux Régions en matière d’emploi, on s’est dit qu’il existait une possibilité de repartir d’une page blanche», explique Eva Maria Jiménez Lamas, responsable syndicale interprofessionnelle CSC-Bruxelles. En Belgique, il existe en effet un obstacle législatif de taille à l’emploi des personnes sans papiers: l’arrêté royal du 9 juin 1999, qui impose aux travailleurs étrangers que toute demande de permis de travail soit émise depuis leur pays d’origine… ou assortie d’un titre de séjour en Belgique. Autrement dit la quadrature du cercle. «Avec leurs nouvelles compétences en matière d’emploi, les Régions pourraient théoriquement faire bouger les choses de ce côté-là. C’est pourquoi, dès 2013, nous avons investi le champ du lobby politique au sein du Conseil économique et social de la Région de Bruxelles-Capitale (CESRBC) pour mettre à l’ordre du jour les migrations économiques», poursuit Eva Maria Jiménez Lamas.
Des patrons demandeurs
«Il y a une logique parfaite à cette démarche, commente Jan De Brabanter, de l’Union des entreprises de Bruxelles (UEB) et membre du comité de gestion d’Actiris. Nous avons en Belgique des personnes qui souhaitent s’installer, s’intégrer, travailler et nous avons par ailleurs de gros problèmes sur le marché de l’emploi. Le monde économique est demandeur de ces formations, mais bien sûr pas à n’importe quel prix. Nous voulons éviter le dumping social.» Et de citer les besoins prévisibles dans le secteur de la construction à l’heure où Bruxelles s’engage dans une stratégie de rénovation durable de ses quartiers résidentiels, dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique. «Rien que pour atteindre les objectifs 2030 et 2040, il faudrait aujourd’hui 13.000 à 14.000 employés/ouvriers dans le secteur de la construction, précise Jan De Brabanter. Or, on a déjà du mal à trouver des candidats pour les chantiers en cours… Mais bien sûr, même si on trouve des personnes étrangères qui ont les compétences requises, il faudrait tout de même un minimum de formation au niveau de la langue, de la communication, de la réglementation.»
«Nous n’avons jamais atteint ces dernières années un tel niveau d’écoute sur la question des sans-papiers.» Eva Maria Jiménez Lamas, CSC-Bruxelles
Pour Eva Maria Jiménez Lamas, ouvrir la formation aux personnes étrangères représente surtout l’occasion de mettre fin à une situation hypocrite. «Les personnes qui sont sur le territoire en situation irrégulière ne vivent pas d’amour et d’eau fraîche. Elles travaillent toutes! Mais il faut les former de manière officielle pour qu’elles puissent avoir un permis de travail. C’est notre bataille à nous. Mais on peut aussi raisonner de manière froide et calculatrice: former des sans-papiers, c’est se donner l’occasion d’un retour sur investissement. Si on régularisait 100.000 travailleurs sans papiers, ce serait environ 59 millions d’euros net par mois dans les caisses de l’État et en particulier dans les caisses de la sécurité sociale! Ce n’est pas notre objectif premier mais c’est un argument qui compte pour les politiques.»
Suspendus au fédéral
Pour les personnes sans papiers, l’accès à la formation et dans un deuxième temps à un permis de travail est bien entendu un enjeu majeur: il s’agit de l’espoir, souvent le seul, d’une régularisation sans laquelle elles sont condamnées à survivre dans des situations de précarité et de vulnérabilité extrêmes. Aucun droit à l’aide sociale, à l’exception de l’aide médicale urgente et d’un accès à l’éducation pour les mineurs, et une peur constante d’être expulsé. «Le migrant travaille pour lui-même, pour sa famille restée au pays mais aussi pour le pays qui l’a accueilli: nous voulons cotiser, nous le demandons! insiste Serge Bagamboula, de la Coordination des sans-papiers. Il ne faut pas que ce soient les patrons qui se mettent en poche de l’argent sur le dos des travailleurs et de l’État.» Appelant le «bon patronat» à faire pression sur la Région bruxelloise, Serge Bagamboula scrute par ailleurs avec attention les actuelles négociations au niveau fédéral. Car si la Région a le pouvoir d’apporter des aménagements législatifs pour faciliter l’octroi d’un permis de travail à des personnes sans-papiers, la bonne volonté de l’État fédéral, compétent en matière de séjour, est une condition sine qua non pour que l’initiative aboutisse au résultat escompté. «Aujourd’hui, la loi de 1999 constitue un premier frein pour l’obtention d’un permis de travail quand un sans-papiers en introduit la demande avec son employeur auprès de la Région. Mais dans un deuxième temps, la demande doit de toute manière être soumise à l’Office des étrangers qui peut accepter ou refuser», rappelle en ce sens Eva Maria Jiménez Lamas. Côté patrons, Jan De Brabanter constate qu’en dépit de la proposition d’Actiris, on observe plutôt aujourd’hui ‘un durcissement’ dans l’octroi des permis de travail: «Tant que nous n’avons pas de gouvernement fédéral, Actiris ne peut pas relancer la question et reconvoquer le comité de concertation.» De son côté, Actiris déclare n’avoir «aucune nouvelle information» à communiquer depuis les dernières sorties dans la presse en juin dernier.
«Nous plaçons beaucoup d’espoir en monsieur Magnette», commente Serge Bagamboula, très inquiet du score réalisé par la N-VA aux dernières élections. En dépit des arguments pragmatiques avancés par Actiris, certains politiques freinent en effet des quatre fers vis-à-vis d’une mesure perçue comme «pro-immigration». Rappelons qu’en juin dernier, alors que la ministre démissionnaire en charge de l’Asile et de la Migration, Maggie De Block (Open Vld), avait parlé à propos de l’initiative d’Actiris de «régularisation collective masquée», son prédécesseur Theo Francken (N-VA) l’avait appuyée par ce tweet lapidaire: «Pas de régularisation collective, pas même par la porte de derrière.» Eva Maria Jiménez Lama se dit de son côté «préoccupée mais optimiste»: «Nous n’avons jamais atteint ces dernières années un tel niveau d’écoute sur la question des sans-papiers, tout simplement parce qu’il existe aujourd’hui un argumentaire économique qui peut servir la cause et mener à l’égalité de droits.» Reste à voir si les chiffres suffiront à faire plier un des ressorts électoraux majeurs des nationalistes flamands.