Formatrice au quartier hommes de la maison d’arrêt de Strasbourg, Rachida Louali ne fait pas que réconcilier ses apprenants avec les adjectifs épithètes etl’accord des participes passés. Elle jette aussi un précieux pont entre le milieu carcéral et le monde extérieur, et prépare les détenus à la plusdifficile épreuve de leur incarcération : le retour dans une société dont ils se sentent le plus souvent exclus.
L’ambiance est studieuse : une quinzaine de personnes travaillent dans un silence seulement troublé par quelques toussotements et par le cliquetis des doigts sur les claviers.Les uns déchiffrent en silence des textes simples, les autres révisent leur vocabulaire sur ordinateur. La pièce exiguë ressemble à une banale salle de classe. Seulesdifférences : les fenêtres sont munies de barreaux sinistres et les élèves réunis ici ne sont pas des enfants mais des solides gaillards en survêtement etbaskets, tous largement majeurs. Détenus de la maison d’arrêt de Strasbourg – située dans le quartier de l’Elsau – ils passent entre dix et quinzeheures par semaine à se réapproprier patiemment les bases de la lecture et de l’écriture. Seul maître à bord : Rachida Louali, frêle et souriantejeune femme qui a fait de son métier de formatrice en milieu carcéral un véritable credo.
Paradoxale fragilité
Titulaire d’un diplôme universitaire de responsable de formation (DURF), Rachida Louali a débuté sa carrière d’enseignante au sein d’un centre deformation strasbourgeois spécialisé dans la lutte contre l’illettrisme. Son premier contact avec l’univers carcéral s’est produit à la faveur d’unstage à la maison d’arrêt au printemps 2000. Près de neuf ans plus tard, elle s’y rend encore chaque, matin sourire aux lèvres, et elle a su s’y rendreindispensable. Pour autant, les choses ne se sont pas faites en un jour : « C’est un univers très impressionnant. On y est immédiatement écrasé,cloisonné. Les barreaux, les éclairages très violents, l’odeur tenace… au premier abord, la prison vous oppresse. Et puis on s’y fait peu àpeu… »
Le constat est le même en ce qui concerne le premier contact – déterminant – avec les détenus : « Au début, la peur est là. Ellen’est pas rationnelle mais elle est inévitable. Il ne faut pas qu’elle se ressente car les détenus l’utilisent contre vous. Lors de mon stage, je me suisretrouvée face à un groupe de toxicomanes, les plus imprévisibles de tout le public carcéral. Je me suis demandée ce que je faisais là… Je mesouviendrai toujours de ce détenu qui s’est approché de moi et m’a demandé droit dans les yeux si j’avais peur. J’ai répondu que non, en y mettantbeaucoup de conviction. C’était faux, évidemment… Un respect mutuel doit s’instaurer. Ils détestent qu’on les juge de haut, qu’on lesdédaigne. Pour ma part, une fois dissipée l’appréhension de départ, j’ai eu rapidement un rapport assez naturel avec eux. Peut-être que le faitd’être éducatrice et d’être issue moi aussi d’un quartier difficile a pu jouer en ma faveur. Je sais que d’autres intervenants ont eu moins dechance… Ils n’ont pas tenu le coup. »
Aujourd’hui, Rachida gère deux groupes distincts : le matin, la jeune femme prend en charge un public de francophones dont le niveau oscille entre analphabétisme et remiseà niveau. L’après-midi, elle s’occupe d’étrangers – en majeure partie originaires d’Europe de l’Est – pour lesquels elledéveloppe un atelier de français langue étrangère (FLE). Dans les deux cas, ce qui caractérise avant tout ses apprenants, c’est leur étonnantefragilité : derrière leur physique impressionnant et leurs manières d’ours bougons, ils dissimulent mal un sentiment de constante impuissance à maîtriserle cours chaotique d’une existence faite d’échecs à répétition.
Écouter et valoriser
Si l’atelier animé par Rachida permet aux détenus de tromper un peu l’abyssal ennui que génère la prison, ils en espèrent aussi un retourpratique : acquérir l’autonomie qui leur fait défaut. « En prison, tout passe par l’écrit, explique la jeune femme. Bien souvent, les détenussont désarmés face à cela. Et puis, ils souhaitent aussi préparer le mieux possible leur future libération, décrocher par exemple unepré-qualification et une qualification par la suite. C’est extrêmement important pour des gens qui sont sortis depuis des années du système social et professionnel etqui ne disposent d’aucune carte en main pour y reprendre leur place. »
Mais l’atelier de formation est aussi vécu comme un lieu d’écoute. Immergé en permanence dans l’environnement carcéral, chaque détenupossède son histoire singulière, se débat avec ses souffrances propres. Dans cet univers cloisonné, l’atelier de Rachida représente bien souvent la seulebouffée d’oxygène… « Ils ont besoin d’une oreille attentive. Mon rôle est donc de les écouter, de désamorcer parfois des conflitslarvés, des situations explosives, des rancœurs. Les tensions – entre détenus ou avec les surveillants – sont monnaie courante et dégénèrentparfois. En ce sens, le cours de français constitue une véritable soupape. Les détenus forment un public particulièrement instable : ils doivent décompresseret, surtout, se sentir valorisés. Les progrès qu’ils réalisent sont une vraie source de joie pour eux. Et les encouragements que je leur adresse agissent comme uncarburant. »
Rachida souhaite également ouvrir ses élèves à une nouvelle réalité, évidente pour tout un chacun mais inédite pour eux. Les plus jeunes,notamment, s’avèrent parfois inaptes à sortir d’un mode de pensée forgé dans le cadre étroit de leur quartier d’origine et qu’ils tiennentpour une vérité générale. « Des détenus avec lesquels je papote tombent régulièrement des nues lorsqu’ils apprennent que jen’ai jamais tenu en main une arme à feu. Dès leur plus jeune âge, ils vivent dans une ambiance de tension et de conflit permanent. Je m’emploie autant que possibleà leur donner une perception différente de la société. »
Pour les étrangers – Russes, Roumains ou Polonais – présents durant les séances de l’après-midi, l’atelier n’a pas pour objectif defavoriser une quelconque r
éinsertion en France : expulsables pour la plupart, il prendront le chemin de leurs pays d’origine immédiatement après avoir purgéleur peine. Mais, outre l’acquisition des rudiments qui leur permettent de mieux se diriger dans les méandres de la littérature produite par la bureaucratie pénitentiaire,l’atelier leur offre l’opportunité de se retrouver entre compatriotes et d’échanger en toute liberté dans leur langue maternelle. Comme une manière demaintenir du lien dans un endroit où la solitude prime.
Maintenir le cap
Le tableau n’est bien sûr pas toujours aussi idéal. Le système carcéral, avec son lot de règles et de contraintes, ne favorise pas forcément lapoursuite d’une formation suivie et sereine. Le cadre pénitentiaire prend le pas sur tout le reste et le cours de français doit s’y adapter : « Cen’est pas évident, plaide Rachida. Il y a des moments pour les douches, pour le parloir, pour le médecin, pour l’avocat… Il n’est pas facile de concilierl’atelier avec tous ces paramètres qui se chevauchent. »
Autre obstacle de taille : les réticences de certains membres du personnel pénitentiaire vis-à-vis d’une pratique qu’ils jugent inutile. En effet, sil’administration carcérale voit d’un bon œil la formation en maison d’arrêt et l’encourage officiellement, tel n’est pas toujours le cas desprofessionnels qui œuvrent au quotidien en contact direct avec les détenus : « Il arrive que des surveillants soient hostiles car ils ne comprennent pas ce que je faislà. Dans leur conception des choses, les détenus sont en prison pour purger une peine, point final. C’est d’ailleurs le reflet, au sein même del’établissement, de la mentalité d’une grande partie de la population. Bien des gens n’ont pas conscience que tendre la main aux détenus reste endéfinitive le meilleur moyen de les empêcher de récidiver… Fort heureusement, la plupart des surveillants ne sont pas dans cet état d’esprit. »
Mais il n’est pas rare que les entraves à la bonne marche du processus pédagogique viennent des détenus eux-mêmes. Certains d’entre euxn’intègrent le cours que pour obtenir des jours de remise de peine supplémentaires – la participation à l’atelier étant considéré parl’administration comme un point positif à verser à leur dossier. L’ardeur au travail n’est alors pas ce qui les caractérise le plus… « Ceuxqui font ce calcul en dehors de toute autre motivation ne restent pas longtemps, affirme Rachida. Le problème vient plutôt de la détresse morale de la plupart desdétenus… » Même si la formation s’effectue sur la base du volontariat, il n’est en effet pas toujours aisé de maintenir la motivation desélèves à flot. « Les gens ont des moments de creux inévitables. Il faut comprendre que l’environnement dans lequel ils vivent les mine. Et puis, ils ontde multiples difficultés sociales ou familiales. Certains d’entre eux – toxicomanes ou alcooliques – sont en phase de sevrage. D’autres sont dans une situationpsychologique très fragile. Tous ces problèmes parasitent l’apprentissage et bloquent leur évolution… Mon rôle est donc de les soutenir et de maintenir le capavec eux jusqu’à ce qu’ils se ressaisissent… »
Une formation « à la carte »
L’action de formation menée par Rachida s’inscrit dans un dispositif conjointement pris en charge par la Direction régionale du Travail, de l’Emploi et de laFormation professionnelle, l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations et la Direction des services pénitentiaires. Les cours dispensés par lajeune femme s’organisent en ateliers de pédagogie personnalisés (APP)1.
Le réseau des APP2 regroupe à l’heure actuelle près de cinq cents ateliers (répartis sur plus de huit cents sites en France métropolitaine etdans les DOM-TOM) et compte une trentaine d’antennes en milieu carcéral, comparables à celle de la capitale alsacienne. En pratique, un APP est un lieu de formation dontl’activité pédagogique est organisée autour d’un centre de ressources animé par des professionnels de la formation individualisée. De ce fait,l’APP développe une démarche centrée sur la personne : chaque apprenant bénéficie d’une prestation spécifique d’apprentissage,formalisée dans un protocole individuel. Les apprenants suivent ainsi une formation adaptée à leurs besoins et à leur rythme : les entrées et sorties sontpermanentes (pas de session de formation à dates fixes) et les horaires sont adaptés aux contraintes de chacun. Un tel dispositif de formation « à lacarte » entre donc en parfaite cohérence avec le profil si spécifique du public carcéral. « Des prisonniers sont transférés,libérés, réincarcérés, expulsés… Compte tenu de la nature de ce public, on ne peut pas prévoir de programme à long terme, ni de travailcollectif. Le système des ateliers de pédagogie personnalisé est donc idéal dans ce cadre assez rigide. Il serait très difficile de fonctionner sous une formeplus classique. »
Et ça marche : Rachida ne compte plus les témoignages de reconnaissance que lui vaut son activité au sein de la maison d’arrêt depuis presque dix ans. Elle sesouvient fort bien, en revanche, de ceux qu’elle considère comme ses plus belles réussites : « Un ancien détenu qui savait à peine écrirelorsque je l’ai rencontré m’a recontactée en 2005 pour m’apprendre qu’il avait réussi à intégrer l’Association nationale pour laformation professionnelle des adultes et décroché son diplôme d’électricien. Un autre a réussi le Certificat de formation générale ; ilvivait échec sur échec depuis de nombreuses années et il avait totalement perdu confiance en lui-même. Il était très fier de pouvoir enfin montrer quelquechose de positif à sa famille. Mais mon souvenir le plus émouvant reste celui de cet ancien toxicomane qui m’a écrit une lettre bouleversante en 2003… Il me disaitque le travail que nous avions mené ensemble durant quatre mois, personne ne l’avait jamais fait pour lui durant toute son existence. »
Au final, le bilan personnel tiré par Rachida sur son expérience dans un milieu communément considéré comme hostile est plus que positif : la jeune femmeestime s’être humainement enrichie, avoir élargi ses horizons. Elle pense être devenue plus forte et plus pugnace.
Mais quel regard la formatrice jette-t-elle sur une décennie
d’apprentissage en milieu carcéral ? Celui d’une professionnelle lucide et persuadéed’être utile aux autres : « Ce sont les détenus qui me renvoient cette image. Je travaille avec certains d’entre eux depuis très longtemps, voussavez… La salle de classe est pour beaucoup comme une poche d’oxygène, un bol d’air indispensable. Je les écoute, je les comprends, je les informe sur leursdroits… En définitive, j’essaie d’être l’un des rares facteurs d’équilibre pour ce public très instable et qui peut exploser à toutinstant. »
1. Rachida Louali exerce son activité en tant que salariée au sein d’un organisme de formation situé à Strasbourg et qui appartient au réseau national desAPP : Gipfi .
Gipfi :
– adresse : rue d’Altkirch, 12 à 67 100 Strasbourg
– tél. : + 33 (0)3 90 41 25 70
– courriel : appgipfi@formations-individuelles.fr
2. Mission nationale des APP, Apapp :
– adresse : rue Gustave Eiffel, 2 BP 233 à 62 004 Arras cedex 04
– courriel : apapp@app.tm.fr