En janvier 2019, le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles a pris une décision radicale. Les frais liés à la prise en charge de jeunes en milieu hospitalier ne seraient plus assumés par l’administration de l’aide à la jeunesse, alors même que leur placement à l’hôpital a été décidé par… l’aide à la jeunesse. Mais qui doit payer la facture? Les parents? Les CPAS? Les premières victimes de ces batailles entre administrations sont les mineurs, souvent en danger, toujours fragilisés, dont les hospitalisations sont retardées.
Unilatéral. Brutal. Sauvage. Les adjectifs qui émanent d’hôpitaux ou de services de pédiatrie sont sans ambiguïté. Ils ne concernent pas directement un individu, mais un texte réglementaire. «L’arrêté du gouvernement de la Communauté française relatif aux subventions et interventions pour frais individuels liés à la prise en charge d’enfants et de jeunes», du 23 janvier 2019, est dans leur viseur, car, au fil des mois, il fait sentir ses effets délétères. «Les placements avec frais ne sont plus pris en charge par l’aide à la jeunesse. Cette décision, qui n’a pas été réfléchie, a des conséquences catastrophiques», lance Florent David, assistant social au centre hospitalier Jean Titeca. «Avec cet arrêté, ce sont les enfants qui se retrouvent sur le carreau et qui ne reçoivent pas les soins au moment où ils doivent être donnés», enchaîne Patrick Kaisin, responsable de la coordination des soins psycho-éducatifs à «La Petite Maison», hôpital psychiatrique pour enfants, adolescents et jeunes adultes.
En adoptant cet arrêté, à l’initiative de Rachid Madrane, ancien ministre de l’Aide à la jeunesse, la Communauté française souhaitait marquer le coup. «L’arrêté redessine les frontières entre différents pouvoirs, explique Michaël Verhelst, directeur de l’Union des conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse. L’aide à la jeunesse cesse de payer une série de frais qui devraient être pris en charge par d’autres secteurs; cela clarifie une série de choses.» L’arrêté du 23 janvier 2019 n’est pas très clair dans ses intentions. Sa rédaction reste sibylline. Mais, dans la réalité, le texte met un terme radical à des pratiques qui s’étaient ancrées ces dernières années dans le paysage de l’aide sociale.
« Cette décision, qui n’a pas été réfléchie, a des conséquences catastrophiques », Florent David, assistant social à l’hôpital Jean Titeca
Résumons. Avant l’adoption de l’arrêté, lorsqu’une autorité mandante, un juge de la jeunesse, un directeur du service de protection de la jeunesse (aide contrainte) ou un conseiller de l’aide à la jeunesse (aide consentie), décidait du placement d’un mineur en danger ou d’un mineur délinquant dans un service ne relevant pas de l’aide à la jeunesse – hôpital, hôpital psychiatrique, service pédiatrique –, c’est bien l’administration de l’aide à la jeunesse qui payait l’addition, pour tous les montants de prise en charge qui dépassaient la couverture de la mutuelle. Pour des hospitalisations, le tiers payant, donc la part résiduaire qu’il reste à payer après intervention de la mutuelle, peut s’avérer assez salé. De 200 à 500 euros par mois selon les statuts des patients et les établissements. Mais attention, lorsqu’un tel placement était décidé, la Communauté française recevait alors deux tiers des allocations familiales normalement perçues par les parents de l’enfant placé, permettant de couvrir une partie de la somme avancée.
Des conséquences sur la santé des enfants
L’arrêté du gouvernement de la Communauté française a donc mis un terme à ces pratiques. «En effet, les hôpitaux sont des lieux de soins et relèvent à ce titre de compétences des autorités fédérales et régionales et non des compétences de la Fédération Wallonie-Bruxelles», nous écrit-on depuis l’administration. Pour Françoise Mulkay, directrice générale adjointe de l’Aide à la jeunesse, « l’Aide à la jeunesse n’a pas vocation à se substituer à d’autres secteurs, qu’il s’agisse de la santé, de la santé mentale, du handicap. Il y a eu une dérive pendant des années. L’Aide à la jeunesse a ouvert grands les bras, alors que notre aide est complémentaire et supplétive. Aujourd’hui l’objectif est de recentrer l’intervention de l’aide à la jeunesse sur les jeunes qu’elle a en charge, en fonction de ses compétences. Le coût de ces frais individuels est énorme et ces sommes nous pourrions les consacrer à d’autres choses.»
Rappelons-le, l’aide fournie par l’aide à la jeunesse est, selon le prescrit légal, «complémentaire et supplétive». D’autres entités seraient donc plus à même de prendre en charge ces frais: les Régions, le fédéral, les CPAS. Le «qui paye quoi» est l’objet d’intenses querelles depuis des années. Il n’est d’ailleurs pas erroné de dire que l’aide à la jeunesse a payé pour des services qui auraient pu l’être par d’autres administrations pendant des années. L’argument est légitime.
« Il y a eu une dérive pendant des années. L’Aide à la jeunesse a ouvert grands les bras », Françoise Mulkay, directrice adjointe de l’aide à la jeunesse
Mais la méthode adoptée ici, très brusque, suscite la colère dans le monde hospitalier, comme si l’on avait souhaité tirer d’abord, parler ensuite. «Pour trouver une solution qui n’affecte pas les jeunes placés, il aurait fallu des discussions entre administrations. Construire de tels accords prend des années», explique Florent David.
Dans sa «note explicative», l’administration générale de l’aide à la jeunesse rappelle que ce sont avant tout «les parents qui sont les premiers éducateurs de leur enfant». Ensuite, le personnel de l’aide à la jeunesse, lorsque c’est nécessaire, doit accompagner «les jeunes et leurs familles afin qu’ils fassent valoir leurs droits à l’aide sociale générale». Et donc, notamment à l’aide sociale des CPAS. Comprendre: c’est aux parents de payer, voire aux CPAS, mais pas à l’aide à la jeunesse.
Sur le terrain, les impacts de l’arrêté se font déjà sentir. «Les hôpitaux sont sous-financés. Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir des patients qui ne payent pas», explique Patrick Kaisin. Dans le cas des jeunes dans le giron de l’aide à la jeunesse, les relations entre parents et enfants sont parfois conflictuelles, ou inexistantes. Et dans certains cas, le placement à l’hôpital a été décidé sous la contrainte, sans l’accord des parents. «Et ces mêmes parents reçoivent ensuite une facture de 500 euros! C’est catastrophique pour le travail du lien familial», ajoute Florent David. «Dans ce contexte, certains hôpitaux vont refuser les admissions», ajoute un expert du secteur.
Au centre neurologique William Lenox, les hospitalisations d’enfants touchent des domaines plutôt sérieux, comme l’explique Marie-Noëlle Nicolet, assistante sociale. «Les tout-petits que nous recevons ont souvent été victimes de maltraitance. Je pense à des bébés secoués par exemple. Notre hôpital intervient au stade de la réadaptation, de la rééducation.» Dès lors, les durées des hospitalisations sont assez longues. Elles peuvent s’étirer de trois semaines à un an. «L’aide à la jeunesse ne prend plus en charge ces placements, sauf dans certains cas exceptionnels.» Vu que la plupart des familles «sont en grandes difficultés financières», il leur faut s’adresser au CPAS pour payer les frais. Pour obtenir un réquisitoire (aide médicale du CPAS), cela prend du temps. Il faut que le dossier passe devant le conseil du CPAS. «Parfois les parents sont déficients ou maltraitants, témoigne Marie-Noëlle Nicolet. Ils tardent à adresser la demande au CPAS ou ne le font pas. Cela traîne. Et lorsqu’ils le font, il faut du temps pour remplir les papiers et pour que la procédure aille au bout. À la fin, le CPAS n’octroie pas toujours l’aide. Tout cela retarde les hospitalisations, et cela a des conséquences sur la santé.»
Discrimination entre enfants
Les frais d’hospitalisation ne sont pas les seuls à n’être plus pris en charge par l’aide à la jeunesse. Des structures de l’AVIQ, l’Agence pour une vie de qualité, sont aussi touchées, mais dans une moindre mesure. Comme lorsqu’une autorité mandante place un jeune porteur de handicap dans un service résidentiel pour jeunes (SRJ), ou, plus précisément, dans une IMP 140 – service qui accueille des jeunes aux «problèmes caractériels», souvent considérés comme chevauchant partiellement les problématiques relevant de l’aide à la jeunesse. Jean-Marc Bradfer est directeur d’un SRJ et président du groupement des IMP 140. Il rappelle que, selon le décret en vigueur en Wallonie, ce sont bien les parents qui sont «débiteurs de tous les frais personnalisables, comme la santé, les déplacements, les vêtements, l’argent de poche, le matériel scolaire, etc. Mais lorsque les parents étaient en difficulté financière et que des jeunes étaient placés par une autorité mandante de l’aide à la jeunesse, il était possible de négocier le paiement de ces frais par la Communauté française. Maintenant ce n’est plus possible réglementairement».
Là encore, pour obtenir ces aides, il s’agirait d’abord de les réclamer aux parents et, le cas échéant, au CPAS. Mais les parents «souvent ne sont pas présents ou pas solvables, et le CPAS n’octroie pas systématiquement ces aides», déplore Jean-Marc Bradfer. Au quotidien, les services font de leur mieux pour ne pas répercuter ces sommes – de l’ordre de 50 à 60 euros par mois – sur les enfants. Pour le président du groupe IMP 140, «c’est l’aide à la jeunesse qui décide que l’enfant ne peut pas vivre chez lui. L’Aviq est davantage dans le soin. Dès lors, la partie ‘hôtellerie’, décidée par l’aide à la jeunesse, devrait être prise en charge par ses propres services. Cette administration se décharge de ses frais sur l’Aviq».
Dans le même ordre d’idées, le Service droit des jeunes Liège dénonce, entre autres, la disparition du «kit bien-être» qui permettait de couvrir une série de dépenses (argent de poche, transports, vêtements, etc.) pour des enfants placés dans des structures hospitalières. Déjà, ces dernières années, il devenait de plus en plus difficile d’obtenir un paiement de ce kit par l’administration de l’aide à la jeunesse. Son obtention dépendait du bon vouloir des conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse, implantés localement. Mais, d’un claquement de doigts, l’arrêté le fait disparaître des frais couverts par la Communauté française.
Clémentine Joskin, juriste au Service droit des jeunes, prend l’exemple de mineurs placés en hôpital psychiatrique à la suite d’un fait qualifié infraction: «Ils subissent une discrimination par rapport aux jeunes placés en IPPJ dont les frais sont pris en charge par l’aide à la jeunesse.» Elle rappelle à son tour que l’obtention d’une aide du CPAS « est loin d’être automatique. C’est une procédure longue et complexe. Aujourd’hui, ces enfants, sans leur kit bien-être, n’ont plus rien. C’est totalement injuste ».
Dans tous les cas de figure précédemment cités, les CPAS sont régulièrement mentionnés. À l’Union des villes et communes de Wallonie, on attend que les cas remontent pour se prononcer. Mais on regarde cet arrêté avec méfiance, car il pourrait induire des dépenses supplémentaires et déclencher une belle bataille entre administrations. Pour l’instant, Arianne Michel, de l’UVCW, s’interroge: «Peut-être faudra-t-il réécrire cet arrêté de manière plus claire et concertée. Car il a été rédigé assez vite et la concertation a été rapide.» En attendant, sur le terrain, Jean-Marc Bradfer regrette qu’avec ce texte, «un enfant ne soit plus vraiment égal à un enfant».
NB : La version en ligne de cette article est différente de celle qui figure dans la version papier d’Alter échos. Une interview de Françoise Mulkay, directrice générale adjointe de l’aide à a jeunesse, a eu lieu après le bouclage de l’édition. Interview dont nous intégrons ici un court extrait.