Le principe de la gratuité de l’enseignement obligatoire est scellé par une multitude de textes. Mais, dans les faits, en Fédération Wallonie-Bruxelles, aller à l’école coûte cher, très cher: une réalité qui participe à faire de notre enseignement l’un des plus inégalitaires de l’OCDE. Le décret «Gratuité» du 14 mars 2019 entend progressivement améliorer cette situation. Mais, pour l’heure, les sociétés de recouvrement spécialisées dans les «dettes scolaires» continuent de prospérer et les parents de compter leurs sous.
En octobre 2019, une école libre de la région de Namur était déboutée par le juge de paix Eric Robert: cette école entendait condamner une mère sans emploi d’un élève de secondaire au paiement de 776,50 euros correspondant au solde de 13 factures relatives à des fournitures scolaires. Dans son argumentaire, le juge rappelait que la gratuité de l’enseignement obligatoire est inscrite dans la Constitution depuis 1831. Il précisait en outre que l’école n’avait pas respecté deux conditions prévues par le décret «Missions»: communiquer aux familles une estimation des frais au début de chaque année scolaire, mais aussi tenir compte des origines sociales et culturelles des élèves «afin d’assurer à chacun des chances égales d’insertion sociale, professionnelle et culturelle».
Mieux que la gratuité: la gratuité
Article 24 de la Constitution, article 28 de la Convention internationale des droits de l’enfant, article 13 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, articles 100 et 101 du décret «Missions» du 24 juillet 1997…: les textes de loi censés garantir la gratuité de l’enseignement obligatoire ne manquent pas. Dans les faits, cette gratuité est soumise à une autre loi largement mieux appliquée: celle de la géométrie variable. Certes, les élèves peuvent a priori fréquenter les cours sans payer à l’entrée. Mais entre les fournitures (estampillées Pritt ou Stabilo – les seules marques qui collent et soulignent?), visites au musée et pièces de théâtre, classes de dépaysement et minervals déguisés à travers l’adhésion à des associations type «Amis de l’école», photos de classe et produits dérivés tels que sweat-shirts, tasses et sacs à dos, l’addition peut s’avérer salée, douloureuse, voire fatale.
«Les frais scolaires sont devenus d’autant plus problématiques ces dernières années que les familles se sont précarisées et qu’on assiste à une paupérisation des classes moyennes.» Maxime Michiels, chargé d’études à la Ligue des familles
Selon la Ligue des familles, les frais scolaires s’élèveraient en moyenne à 300 euros par an en maternelle, 1.200 euros en primaire, 1.500 euros en secondaire et 2.300 euros pour le secondaire technique – une double peine pour ces élèves du qualifiant généralement issus de milieux moins favorisés. «Les frais scolaires sont devenus d’autant plus problématiques ces dernières années que les familles se sont précarisées et qu’on assiste à une paupérisation des classes moyennes, rappelle Maxime Michiels, chargé d’études à la Ligue des familles. Or la gratuité est non seulement un droit fondamental mais aussi la garantie d’un système égalitaire au niveau des apprentissages. Rappelons que le système scolaire belge est l’un des plus inégalitaires de l’OCDE: il fonctionne très bien pour les élèves favorisés et pas du tout pour les moins favorisés.»
Au cours des dernières années, le Pacte pour un enseignement d’excellence a certes fait émerger de nouvelles initiatives pour rendre effective la gratuité scolaire. «L’avis n° 3 du Groupe central du Pacte prévoit d’atteindre la gratuité scolaire par des mesures qui seront implémentées de manière progressive en fonction des niveaux d’études (maternel, primaire ou secondaire), de la spécificité de l’enseignement (ordinaire ou spécialisé) ou de l’année d’étude», rassure Jean-François Mahieu, porte-parole du cabinet de la ministre de l’Éducation Caroline Désir (PS). Depuis septembre 2019, des plafonds relatifs aux activités culturelles et sportives (45 euros) ainsi qu’aux séjours pédagogiques avec nuitées (100 euros pour l’ensemble du cursus maternel) ont ainsi été fixés pour la première maternelle et pour le maternel spécialisé. Ces plafonds s’appliqueront en deuxième maternelle à la rentrée 2020 et en troisième maternelle à la rentrée 2021. Pour le primaire et le secondaire, il faudra attendre: c’est ici, du reste, que les Romains s’empoigneront, au vu du coût largement plus élevé pour ces niveaux.
Messager de la dèche
«L’école reste ce qui coûte le plus cher dans le budget familial, rappelle Bernard De Vos, délégué général aux Droits de l’enfant. Quand on demande aux parents en situation de pauvreté ce que l’État pourrait faire pour améliorer leur situation, c’est le coût de l’école qui est cité en premier lieu.» Faire face aux frais scolaires est un facteur de stress quotidien pour certaines familles, d’autant plus si elles sont nombreuses et/ou monoparentales. «Les familles mettent en place des stratégies élaborées pour pouvoir faire face aux frais, détaille Madeleine Guyot, conseillère du délégué général aux Droits de l’enfant. Certaines demandent à payer le voyage scolaire un an à l’avance pour que ça ne tombe pas en même temps que le voyage d’un autre enfant de la fratrie. Et pour toutes, septembre est le pire mois de l’année…» À la charge mentale des parents s’ajoutent fréquemment des pratiques d’humiliation pour les enfants dont l’ardoise n’est pas vierge. Affichage des noms sur la porte de la classe, placement sur les bancs du fond, privation de sortie…: dès leur plus jeune âge, impossible pour les petits pauvres d’oublier qu’ils le sont. «Dans beaucoup d’écoles, vous devez encore venir avec une enveloppe pour payer les activités extérieures. Dans le meilleur des cas, vous êtes le messager de la richesse de vos parents; dans le pire des cas, vous êtes le messager de la dèche. C’est ce que j’appelle une pollution de la relation pédagogique», poursuit Bernard De Vos.
Depuis septembre 2019, des plafonds relatifs aux activités culturelles et sportives ainsi qu’aux séjours pédagogiques avec nuitées ont ainsi été fixés pour la première maternelle et pour le maternel spécialisé. Ces plafonds s’appliqueront en deuxième maternelle à la rentrée 2020 et en troisième maternelle à la rentrée 2021. Pour le primaire et le secondaire, il faudra attendre.
Laura (prénom d’emprunt) élève seule ses quatre enfants âgés de 6 à 19 ans en région namuroise. Son mi-temps médical ne lui permet pas toujours de s’acquitter des frais réclamés par l’école de ses enfants. «On est vite pointé du doigt comme les mauvais payeurs, d’autant plus qu’il s’agit d’une école de village où certains professeurs sont amis avec certains parents. Ça parle…», raconte-t-elle. Son fils de 15 ans s’est ainsi vu qualifier par une enseignante de «pomme pourrie de la classe» pour n’avoir pas payé les cinq euros d’une sortie théâtre. «À force de l’entendre, on le devient», déplore Laura qui a choisi de mettre sa benjamine dans une école «moins élitiste». «C’est une école avec plus de mixité sociale mais qui n’organise presque pas d’activités à l’extérieur. Quelque part, ce sont toujours les enfants qui sont punis. C’est comme si on voulait déjà leur montrer qu’ils ne vont pas réussir dans la vie.»
Parce qu’il faut un taux de participation de 90% pour organiser une activité extérieure, l’élève pauvre est aussi perçu, le cas échéant, comme un empêcheur de tourner en rond. La situation devient tragiquement cocasse dans ces écoles qui, pour contourner le problème, proposent des voyages scolaires «à la carte», entre classe business et classe éco. «Vous avez le choix entre un super voyage en Grèce, un voyage plus modeste à Paris ou à Londres, et un voyage au signal de Botrange, liste Bernard De Vos. Mais bien sûr, ceux qui iront au signal de Botrange sont aussi ceux qui n’auront jamais l’occasion d’aller en Grèce avec leurs parents ni peut-être même plus tard.» La fille aînée de Laura, elle, n’a pas eu le luxe du choix: son voyage de rhéto coûtait 700 euros. Une somme que sa mère n’a pas pu régler avant le départ. «Ils l’ont quand même laissée partir, se souvient-elle. Ensuite, j’ai reçu un rappel de l’école et j’ai essayé de trouver un arrangement, mais une autre tuile m’est tombée dessus et je n’ai pas pu tenir l’échéance. J’ai alors eu affaire à une société de recouvrement, mais, là encore, je n’avais pas l’argent pour payer. Finalement, j’ai dû faire appel à un service de médiation de dettes. Et je n’en suis pas encore sortie…»
Sociétés de recouvrement
Le cas de Laura est loin d’être isolé. Sur l’année scolaire 2018-2019, pas moins de 400 écoles ont eu recours à des sociétés de recouvrement en Fédération Wallonie-Bruxelles. Des professionnels qui se sont fait une spécialité de récupérer les créances scolaires impayées par voies postale et téléphonique, éventuellement agrémentées d’une petite visite à domicile. «Dans l’état actuel de la législation, nous n’avons pas la possibilité d’interdire à un établissement scolaire d’adopter un comportement déterminé et a fortiori d’interdire à un PO de recouvrer une créance par les moyens qu’il estime nécessaires, quand bien même ces moyens seraient critiquables», se justifiait la ministre de l’Éducation Caroline Désir le 11 février dernier dans une réponse parlementaire. Il est en revanche de sa responsabilité de pouvoir sanctionner un PO qui ne respecterait pas les dispositions relatives à la gratuité. La ministre a ainsi promis dans la foulée une «mission d’information» pour détecter les bonnes et mauvaises pratiques constatées en matière d’application du décret, auprès d’un «échantillon» d’écoles.
«L’école reste ce qui coûte le plus cher dans le budget familial. Quand on demande aux parents en situation de pauvreté ce que l’État pourrait faire pour améliorer leur situation, c’est le coût de l’école qui est cité en premier lieu.» Bernard De Vos, délégué général aux Droits de l’enfant
Pour l’heure, ces sociétés de recouvrement sont loin d’avoir mis la clef sous la porte. «Je peux vous assurer que ce n’est pas dans le secteur des créances scolaires que nos membres s’enrichissent, relativise Yves Van Nieuwenburg, porte-parole de l’Association belge des sociétés de recouvrement (ABR/BVI). Ces sociétés spécialisées remplissent plutôt un rôle social. C’est d’ailleurs un marché de niche, qui ne représente même pas 1,5% des activités de nos membres, qui interviennent plutôt au service des entreprises, des télécoms, des assureurs, des fournisseurs d’énergie, des hôpitaux.» En Belgique, 90% des recouvrements de frais scolaires sont en réalité réalisés par une seule et même société: TCM. «Les montants à récupérer tournent en général autour de 100 ou 150 euros, détaille avec décontraction Étienne Van der Vaeren, directeur général de TCM. Et nous n’ajoutons jamais de frais. Chaque euro remboursé va au remboursement de la dette.»
En dix ans, sa société a traité pas moins de 169.000 factures d’écoles dans toute la Belgique. «Nous travaillons avec quelque 1.000 écoles, davantage en Flandre qu’en Wallonie. Les Wallons se posent plus de questions sur la légitimité morale qu’il y a à faire appel à nous. Pour moi, cela relève d’une confusion: notre boulot ne consiste pas à récupérer des choses impossibles, mais à rappeler à l’ordre des parents oublieux. Nous ne sommes certainement pas là pour agresser ceux qui n’ont pas les moyens de payer leurs factures.» Étienne Van der Vaeren ne nie pas l’existence de ces derniers, mais ils seraient minoritaires: soit les 15% des dossiers que TCM ne parvient pas à clôturer, malgré ses relances. «Dans ces cas-là, c’est à l’école de décider si elle veut aller plus loin et entamer une démarche judiciaire avec huissier. À partir du moment où l’on entre dans ce type de procédure, alors oui, les montants peuvent atteindre des sommes très éloignées de la facture d’origine, mais ce n’est pas de notre ressort», précise-t-il. Ainsi de cette mère de famille louviéroise qui, au départ de 4 euros de frais de garde scolaire impayés, s’est vu réclamer 611 euros de frais d’huissier, une facture finalement suspendue en février dernier par la Ville de La Louvière après une vive polémique au conseil communal entre la majorité PS-Écolo et l’opposition PTB.
«On est vite pointé du doigt comme les mauvais payeurs, d’autant plus qu’il s’agit d’une école de village où certains professeurs sont amis avec certains parents. Ça parle…» Laura, mère de famille
Étienne Van der Vaeren l’assure par ailleurs: le recouvrement des dettes scolaires est une activité très peu lucrative. Entre les lignes, il laisse entendre que ce pan du business servirait surtout à entretenir de bonnes relations avec les PO des écoles, dans les rangs desquels se trouvent nombre de clients potentiels pour le reste de ses activités. Du côté des écoles, la motivation à recouvrer des impayés ne serait pas non plus strictement financière: il s’agirait aussi d’un message de «maintien de l’ordre», consistant à rappeler que la règle est la même pour tous. «Si vous payez votre taxe poubelle et que vous apprenez que vous êtes la seule à le faire dans le voisinage, vous allez sans doute trouver cela injuste, estime encore le directeur de TCM. La gratuité totale, pourquoi pas, mais tant que ce n’est pas le cas, il n’est pas normal que certains paient et d’autres pas…. Cela revient à faire de la justice sociale de manière aléatoire, ce qui équivaut à une grande injustice.»
Clientélisme et politique sélective
Philippe Motte dit Falisse est directeur de l’école Marcel Thiry Mehagne, une école à pédagogie active de la région liégeoise. S’il se réjouit du décret «Gratuité», il a depuis longtemps établi une distinction entre les frais «à valeur pédagogique ajoutée» et les autres. «Par exemple, nous avons fait le choix de ne pas organiser de classes de neige car cela nous semble d’abord une activité récréative», explique-t-il. S’il se réjouit qu’aucun élève de son établissement n’ait jamais été privé d’un séjour scolaire pour des raisons financières, il se dit conscient de la gêne de certains parents à frapper à sa porte pour trouver un arrangement. «C’est aussi parce que notre école accueille un public relativement favorisé que la caisse de solidarité fonctionne, notamment par l’intermédiaire de l’association de parents. C’est bien tout le problème: la solidarité existe, mais en vase clos», commente-t-il.
«Notre boulot ne consiste pas à récupérer des choses impossibles, mais à rappeler à l’ordre des parents oublieux. Nous ne sommes certainement pas là pour agresser ceux qui n’ont pas les moyens de payer leurs factures.» Étienne Van der Vaeren, directeur d’une société de recouvrement
La tradition des fancy-fairs, destinée à faire entrer un peu d’argent dans les caisses, est à cet égard emblématique. «Les écoles qui accueillent un public défavorisé ne vont pas faire entrer plus de 1.000 euros sur un week-end, illustre Michel Arets, coordinateur pédagogique de l’enseignement communal de Chaudfontaine et ancien directeur d’école. Cela peut être quatre fois plus pour les écoles qui accueillent des familles plus dotées parce que les parents vont y dépenser beaucoup plus. Quitte à avoir des réseaux, ce serait tout de même plus logique qu’il existe une solidarité entre les écoles…» On pourrait espérer endiguer, du même mouvement, la surenchère qui pousse certaines écoles à élargir encore et encore leur offre culturelle et ludique… «C’est à la fois une tendance pédagogique louable, qu’on pourrait qualifier d’‘école du dehors’, mais aussi un effet de mode, qui n’est pas dénué de clientélisme», analyse Michel Arets.
Dans un système scolaire concurrentiel, activités et voyages scolaires constituent en effet «le petit plus» capable d’attirer de nouveaux élèves, un phénomène renforcé par Facebook où de nombreux établissements publient moult photos de leurs hauts faits. Les «frais scolaires» deviennent alors parties prenantes d’une politique sélective plus que contestable. «Certaines familles favorisées voient d’ailleurs d’un mauvais œil le renforcement du principe de la gratuité scolaire, constate encore Michel Arets. Elles considèrent que, si elles ont envie de payer pour quelque chose, elles en ont le droit.» L’addition sans sel n’est pas encore du goût de tous.