C’était le 22 mars 2023. La majorité des Français sont en colère contre la réforme des retraites voulue par le gouvernement. À la veille de la neuvième journée de manifestation, Emmanuel Macron prend la parole sur la chaîne de télévision TF1. Il rappelle la nécessité, selon lui, de cette réforme et fait part de son sentiment face à la colère des Français. Il estime que ce «sentiment d’injustice» des travailleuses et travailleurs serait nourri en partie du fait que certains «ne travaillent jamais». Avec ces mots, le président de la République vise directement les fragiles bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), le frère du revenu d’insertion sociale (RIS) belge. D’ailleurs, dans les phrases qui suivent, Emmanuel Macron appelle à «aller chercher» les bénéficiaires du RSA, les aider à «revenir vers l’emploi» et les «responsabiliser», car certains ne travaillent plus «parfois depuis des années ou des dizaines d’années». La machine est lancée…
Quelques mois plus tard, en septembre, la réforme des retraites entre en vigueur et le gouvernement décide de lancer son projet de loi pour le plein emploi. Adoptée par l’Assemblée nationale et le Sénat en octobre dernier, cette loi vient bouleverser le RSA. Dorénavant, la majorité des allocataires – certains seront exemptés (maladie, handicap, etc.) – devront signer un contrat d’engagement dans lequel seront comprises au moins 15 heures d’activités hebdomadaires. Du moins, s’ils souhaitent encore toucher les quelques centaines d’euros de RSA.
Une allocation et des gens
En 2021, en France, 1,93 million de foyers percevaient le RSA et environ 3,87 millions de personnes appartenaient à un de ces foyers (enfants et conjoints compris), soit 5,7% de la population française. Selon le service statistique des services sociaux français, la Dress, le montant des allocations versées par les départements s’élève à 12,3 milliards d’euros par an, soit 0,5% du PIB du pays.
Ce qu’on peut dire, c’est que les allocations RSA sont plutôt faibles. Par exemple, pour une personne isolée, le montant est de 565 euros par mois contre 1.263 en Belgique pour un allocataire du RIS. Autre exemple, pour un couple avec deux enfants à charge le RSA s’élève à 1.208 euros contre 1.707 euros pour une personne touchant le RIS avec famille à charge. Ainsi, les bénéficiaires du RSA se trouvent dans leur grande majorité (65% d’entre eux) en dessous du seuil de pauvreté.
Dorénavant, la majorité des allocataires devront signer un contrat d’engagement dans lequel seront comprises au moins 15 heures d’activités hebdomadaires.
Le RSA n’est pas donné sans contrepartie. Pour avoir accès à cette aide, les allocataires sont soumis à des droits et des devoirs et doivent s’engager dans un parcours d’insertion. Mais ce système connaît de grosses limites, car une grande partie des allocataires reste longtemps au RSA: 35% des bénéficiaires y seraient depuis plus de cinq ans, 15% depuis dix ans. Pour le retour à l’emploi, ce n’est pas mieux: selon un rapport de la Cour des comptes, sept ans après l’entrée dans le dispositif, seulement 34% des allocataires ont un emploi, parmi lesquels deux tiers sont en emploi précaire. Il faut ajouter que les allocataires du RSA, tout comme du RIS, sont peu souvent sanctionnés, ces deux outils étant les derniers remparts à la très grande pauvreté.
Du travail gratuit?
Souvenez-vous, c’était en Belgique, en 2016. L’État fédéral voulait mettre en place un cadre permettant aux bénéficiaires du RIS de s’engager «volontairement» à réaliser un service communautaire, une sorte d’activité bénévole. Après engagement de l’allocataire, ce service devenait obligatoire. Par deux fois, d’abord par la Cour constitutionnelle puis par le Conseil d’État, cet outil avait été recalé. D’abord parce que ce sont les Régions et non le fédéral qui sont compétentes en matière de mise au travail des personnes bénéficiant du droit à l’intégration sociale. Mais aussi parce que le service communautaire ne répondait pas à la définition légale du volontariat. Le service communautaire présentait donc des caractéristiques proches de celles d’un travail rémunéré, mais… sans salaire. Donc, une forme de travail gratuit.
Alors la France, avec ces 15 heures d’activités obligatoires, va-t-elle dans la même direction? Du côté du gouvernement français, on réfute vigoureusement cette accusation de travail gratuit. À ce stade, les réponses manquent, mais la question mérite d’être posée, car le texte de loi ne précise à aucun moment ce qu’il entend par «activités». Ce sont les départements qui devront définir ce que seront ces activités, car ce sont eux qui s’occupent de délivrer le RSA. Alors s’orientera-t-on vers un accompagnement social individualisé (refaire son CV, aller chez le médecin ou chez le coiffeur) ou vers une forme de bénévolat (stages non rémunérés ou bénévolat au sein d’associations)? «Pour le moment, on ne peut pas parler de travail gratuit, insiste Guillaume Allegre, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). En revanche, ce qui est sûr, c’est qu’il y aura des inégalités territoriales en termes d’activités prescrites et de sanctions, qui dépendront de la couleur politique des départements.»
Maud Simonet, sociologue et chercheuse au CNRS à l’IDHES-Nanterre, a de sérieux doutes. «Généralement quand on répète souvent ‘Non ce n’est pas du travail”, c’est qu’il y a un enjeu derrière.» Elle explique que cette rhétorique a déjà été utilisée dans l’histoire, et notamment en France. «J’ai beaucoup travaillé sur le travail invisible. Dans ce cadre, je me suis intéressée aux services civiques en France.» Dans ce pays, le service civique est un engagement volontaire pour l’intérêt général… payé 609 euros par mois. «Alors oui, légalement ce n’est pas du travail, puisque cet outil ne relève pas du droit du travail. Mais, dans les faits, les jeunes qui ont fait des services civiques travaillent beaucoup et surtout sont venus combler de sérieux manques au sein des associations et des services publics.» Elle s’accorde sur le fait qu’à ce stade on ne puisse pas parler de travail gratuit concernant le RSA, mais demande à tous les chercheurs, au Conseil d’État et au Conseil constitutionnel de suivre cette histoire de très près.
Une efficacité relative et des effets connus
La France dispose-t-elle de travailleurs sociaux en suffisance, au sein de France Travail (équivalent du Forem ou d’Actiris) et des instances sociales, pour faire prester 15 heures d’activités aux allocataires? «Non, répond Yannick L’Horty, professeur d’économie à l’Université Gustave-Eiffel. On a de moins en moins de travailleurs sociaux et de plus en plus de personnes qui jouent le rôle de vérificateurs. Problème: les allocataires du RSA sont des personnes fragiles, ils ont besoin d’un accompagnement individualisé et de qualité. Honnêtement, l’équation semble insoluble.» D’ailleurs, un rapport de la Cour des comptes dénonçait la faiblesse de l’accompagnement des RSIstes: petit nombre d’entretiens, absence de suivi, faible accès aux ateliers de formation, etc.
Ensuite, selon le gouvernement ces 15 heures d’activités obligatoires faciliteraient l’insertion des allocataires. À voir. Car les conséquences de ce type de politique, qui met la pression sur les allocataires de minimums sociaux, sont assez claires dans la littérature scientifique. «Cela va varier en fonction des profils, entre les très éloignées de l’emploi et les autres, explique Guillaume Allegre. Pour les personnes proches de l’emploi, ces politiques sont relativement peu efficaces, car ce sont des personnes qui même sans ces mesures auraient tout de même trouvé un emploi.»
«Ce qu’on sait en revanche, c’est que pour les personnes très éloignées du marché de l’emploi, ces politiques vont avoir un coût important en termes de non-recours», continue l’économiste. Sur ce sujet, toutes les études scientifiques sont d’accord: augmenter la conditionnalité et le risque de sanctions aggrave tous les facteurs de non-recours aux droits sociaux de la part de celles et ceux qui y ont droit: crainte de la stigmatisation, complexité des règles et des devoirs, crainte d’une sanction arbitraire, etc. Ainsi, cette réforme devrait augmenter le nombre de personnes, dont des enfants, privées de ressources financières suffisantes. D’autant que le non-recours est déjà un phénomène bien présent en France. En 2018, 34% des foyers éligibles au RSA n’en bénéficiaient pas.
Pourtant, comme l’ont montré les travaux d’Esther Duflo, économiste française, plus on aide les individus les plus défavorisés, plus ils réussissent à s’affranchir des «pièges de pauvreté». Rien ne prouve au contraire qu’en augmentant la pression sur eux, ils trouveront plus facilement un emploi de bonne qualité. Enfin, on peut rappeler que, si on compte les RSIstes, les chômeurs, les personnes en sous-emploi, etc., la France ne compte pas assez d’emplois disponibles pour tous (environ 400.000 emplois vacants au 2e trimestre 2023) et que ces emplois disponibles ne correspondent pas forcément aux qualifications et envies de ces gens.
Des réactions belges
Lorsque nous avons demandé des réactions du côté belge, la plupart des intervenants n’avaient pas eu vent de cette réforme française. Nous leur avons demandé si une telle mesure, sur le RIS, pouvait être mise en place en Belgique. «Je pense qu’on ne peut pas demander à des personnes fragiles de travailler pour une maigre allocation, explique l’économiste Philippe Defeyt. Si on fait cela, il faut que les personnes aient un contrat de travail, via l’article 60 ou 31 par exemple. Et puis, ces 15 heures, ça demanderait une organisation immense, d’avoir plus de travailleurs sociaux, car on parle d’accompagnement long.»
«Toutes les études montrent que l’adhésion des gens, c’est essentiel, ajoute Sandrine Xhauflaire, conseillère à la Fédération des CPAS de Wallonie. On ne peut pas aller contre la volonté de quelqu’un. Ce n’est pas pour autant qu’il faut laisser les gens sans rien faire, mais ça doit être progressif, car ces personnes sont noyées sous les difficultés (logements, alimentation, psychologique, NDLR).»
Du côté politique, nous avons recueilli deux réactions: celle de Karine Lalieux, ministre socialiste en charge de l’Intégration sociale, et Benoît Piedbœuf, chef de groupe du MR au parlement fédéral. Pour la première, ce n’est en aucun cas «une réforme souhaitable. Notamment parce que le RIS, c’est le dernier moyen pour certains de survivre. Bien sûr que nous devons utiliser des politiques d’activation, mais pas en faisant peser sur eux un risque de sanction aussi important». Pour Benoît PiedBœuf, «l’idée n’est pas inintéressante. Il faut juste moduler en fonction des situations. Le but de ces outils, comme l’était le contrat d’engagement en 2016, est de remettre des personnes fragiles dans le circuit du travail. En tout cas, nous voulons remobiliser les allocataires des minima sociaux que ce soit par des outils comme cela ou en limitant les allocations dans le temps». Un point qui sera largement débattu lors des élections de 2024.