Le gouvernement de Charles Michel réforme le droit d’asile. Theo Francken dit vouloir «lutter contre les abus» et «protéger les personnes vulnérables». Mais les associations protestent contre ce projet de loi qui, selon elles, facilitera la détention des demandeurs d’asile, réduira leur droit à un recours effectif et multipliera les procédures expéditives.
Le projet de loi avance au pas de course. Daté du 22 juin, il a été discuté en commission des Affaires intérieures le 27 juin, puis les 4 et 10 juillet. Les députés s’apprêtent, début octobre (au moment de boucler cet article), à l’examiner en séance plénière.
Theo Francken, secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, a défendu son texte à l’abri des tempêtes médiatiques. Il faut dire que le projet est costaud – près de 400 pages – et son analyse prend du temps. Trop de temps pour qu’un réel débat ait pu avoir lieu. En juillet, des associations comme le Ciré ou la Ligue des droits de l’homme avaient décliné l’invitation qui leur avait été adressée par la Chambre des représentants pour commenter le projet, préférant envoyer des notes écrites à la va-vite. Le temps qui leur était imparti était trop court pour réagir.
Même le Conseil d’État a été pris de vitesse. Dans son avis rendu en mai 2017, les magistrats reconnaissaient qu’il leur était impossible de remettre un avis circonstancié (au sujet du volet «recours» du projet, NDLR) «compte tenu du délai dans lequel l’avis de la section législation a été sollicité et vu la particulière complexité de la matière».
«Myria est particulièrement préoccupé par les possibilités de détention quasi systématique prévues dans le projet de loi et les garanties insuffisantes sur le recours effectif.» Mathieu Beys, juriste, Myria
Le secrétaire d’État avance donc au pas de charge. En théorie, son projet de loi est un texte technique de transposition de directives européennes de 2013, l’une sur les procédures d’asile et l’autre sur l’accueil des demandeurs d’asile (notons que la Belgique rend sa copie avec deux ans de retard par rapport aux délais prévus par la Commission européenne).
En réalité, Theo Francken s’est saisi de l’occasion pour verrouiller un peu plus le droit des étrangers. C’est en tout cas l’avis du secteur associatif, qui s’inquiète «quant à l’avenir de la protection internationale». «On retire des droits aux étrangers, aux demandeurs de protection. On les stigmatise et tout cela deviendrait ‘normal’», dénonce Anaïs Lefrère, chargée des questions asile et protection au Ciré.
Huit associations tentent d’influer sur le parcours de ce projet de loi. Elles rappellent que les directives transposées en droit belge permettent, théoriquement, de «conserver des normes plus favorables». Elles regrettent que cette possibilité soit écartée par le gouvernement. Amnesty, le Ciré, le CNCD, la Ligue des droits de l’homme, la plateforme Mineurs en exil, Point d’appui, Vluchtelingenwerk Vlaanderen et Caritas demandent aux députés de ne pas voter ce texte mais de consulter la société civile et de tenir compte de l’avis d’instances comme le HCR ou Myria, le Centre fédéral Migration.
Au sein de Myria, justement, on reconnaît qu’il existe des éléments positifs dans ce projet de loi, mais Mathieu Beys, juriste au Centre fédéral Migration, affirme que son organisation est «particulièrement préoccupée par les possibilités de détention quasi systématique prévues dans le projet de loi et les garanties insuffisantes sur le recours effectif». Toutefois, le projet de loi de Theo Francken n’attise pas uniquement la méfiance. Du côté du commissariat général aux Réfugiés et aux Apatrides (CGRA), on accueille ce texte avec bienveillance. C’est ce que nous a confié Dirk Van den Bulck, le commissaire général, qui trouve le texte «équilibré». «J’ai l’impression que de nombreuses critiques sont faites de mauvaise foi et que l’on cherche des éléments qui ne sont pas présents dans le texte», ajoute-t-il. Allons donc vérifier par nous-mêmes.
La confiance, ça se gagne
Theo Francken l’a dit à la Chambre des représentants: «Il est essentiel d’obtenir la collaboration du demandeur d’asile.» Il demandera donc aux demandeurs d’asile de confier leurs documents d’identité aux autorités belges qui les garderont… jusqu’à la fin de la procédure. Si le CGRA a l’impression que le demandeur cache quelque chose, il pourra réclamer l’accès au téléphone de celui-ci, ainsi qu’à tout support pouvant contenir de l’information utile (courriels, tablettes, etc.). Si le demandeur d’asile refuse… eh bien, cela sera retenu contre lui. Le monde associatif dénonce une intrusion excessive dans la vie privée. La commission Vie privée devrait remettre un avis prochainement.
La détention suscite des tensions
La détention des demandeurs d’asile, qu’elle ait lieu à la frontière ou sur le territoire, devrait être exceptionnelle. C’est ce principe fondamental que rappelle régulièrement l’agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Elle «devrait être évitée ou se faire en dernier recours», écrit le HCR. Car, après tout, les demandeurs d’asile sont en quête de protection et attendent que l’on statue sur leur cas.
Mais en Belgique (et dans plusieurs pays européens), les demandeurs d’asile en procédure sont souvent détenus en centres fermés, par exemple lorsqu’ils arrivent à la frontière aéroportuaire ou pour organiser leur transfert vers d’autres pays de l’Union européenne responsables de l’examen de leur demande (règlement Dublin).
Le principe fondamental que répète le HCR est bien mentionné dans le projet de réforme de la loi sur les étrangers (loi de 1980). On peut y lire qu’aucun étranger «ne peut être maintenu au seul motif qu’il a présenté une demande de protection internationale».
Mais avant la proclamation de ce principe, le projet de loi liste une série de critères qui permettent de telles détentions «si aucune mesure moins coercitive ne peut être effectivement appliquée».
La notion de pays tiers sûr est nouvelle en droit belge et provient en droite ligne de la directive sur les procédures.
Comme, en l’état actuel des choses, aucune alternative à la détention n’est proposée, on imagine que c’est bien la détention qui primera lorsque l’Office des étrangers souhaitera «vérifier l’identité du demandeur» ou lorsqu’un «risque de fuite» sera constaté – alors même que cette notion juridique reste floue. Selon Myria, le projet de loi ne contient pas suffisamment de garanties pour éviter la détention arbitraire de certains demandeurs d’asile sur le territoire. Notons tout de même que ce texte n’est pas vraiment en recul par rapport à ce qui existe aujourd’hui. Quant à la liste des «mesures moins coercitives», donc les alternatives à la détention en centre fermé, le gouvernement promet qu’elles suivront par arrêté royal, sans donner de pistes sur ce qu’elles pourraient être.
Ce qui inquiète particulièrement le monde associatif et les députés d’opposition, c’est ce qui attend les demandeurs d’asile à la frontière. Certes, la Belgique détient déjà les demandeurs d’asile qui se présentent à la frontière, par exemple à la sortie de l’avion. Mais le projet de loi entérine cette pratique, que de nombreuses organisations estiment contraire au droit international. L’arrêt Al Chodor de la Cour de justice européenne est souvent cité. Selon la juridiction suprême de l’Union européenne, la détention des demandeurs d’asile n’est possible qu’à une série de conditions: base légale, clarté, protection contre l’arbitraire. Et, justement, le flou qui règne aux frontières belges a poussé plusieurs instances internationales, dont le commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe, à dénoncer le manque d’appréciation individuelle des situations.
Il fallait donc clarifier. Pour ce faire, Theo Francken propose une série de critères permettant de détenir des demandeurs d’asile à la frontière. «Mais ces critères sont tellement larges qu’ils permettraient de les détenir tous», rétorque Anaïs Lefrère. En effet, le fait de ne pas avoir le visa ou les documents nécessaires pour entrer sur le territoire belge serait considéré comme une raison suffisante pour justifier une détention. Sauf qu’en réalité, les aspirants réfugiés qui fuient leur pays doivent presque à chaque fois se fournir de faux documents pour quitter leur pays. Potentiellement, la détention à la frontière concernera tous les aspirants réfugiés.
Une procédure plus dure?
Avant 2008, la procédure d’asile belge était scindée en deux. Dans un premier temps, l’Office des étrangers évaluait la «recevabilité» d’une demande. Puis, dans un second temps, l’examen du fond du dossier mené par le CGRA. Cette dichotomie de l’asile à la belge entraînait trop d’arbitraire, trop de contestations. L’examen de la recevabilité a ensuite disparu, officiellement. Car elle subsiste encore, d’une certaine manière, lorsque le CGRA examine si la demande d’asile est fondée ou «manifestement infondée». Cette dernière option aboutissant à une procédure accélérée offrant moins de garanties. Les demandeurs d’asile multiples sont déjà concernés.
Mais, avec le projet de loi de Theo Francken, c’est une nouvelle architecture de l’asile, divisée en trois étapes, qui ferait son apparition. La phase de recevabilité, de la responsabilité du CGRA, serait de retour. Elle permettrait d’écarter plusieurs catégories de candidats réfugiés, dont les demandeurs d’asile multiples, ceux-ci étant au cœur de l’attention du secrétaire général.
D’autres demandes pourront être déclarées irrecevables. Lorsqu’elles sont formulées par des personnes qui pourraient se prévaloir d’une protection dans un «pays de premier asile» ou dans un «pays tiers qui peut être considéré comme un pays sûr».
«La structure de l’examen des demandes d’asile va être modifiée, mais notre façon de traiter les demandes, elle, ne va pas changer.» Dirk Van den Bulck, le commissaire général aux Réfugiés et aux Apatrides
La notion de pays tiers sûr est nouvelle en droit belge et provient en droite ligne de la directive sur les procédures. L’idée est de renvoyer le demandeur d’asile vers un «pays tiers» qui ne serait pas choisi au hasard. Le demandeur devra avoir un «lien» avec ce pays – un ancien séjour, la nationalité de la femme ou du mari du demandeur, un visa étudiant. «Les critères qui permettront d’appliquer ce concept seront très stricts, assure Dirk Van den Bulck. Le demandeur d’asile devra pouvoir entrer dans ce pays. On devra y respecter les droits de l’homme. À mon avis, cela ne s’appliquera qu’exceptionnellement.»
Les associations, elles, ne voient pas cette notion d’un bon œil. Le vocable flou utilisé par les rédacteurs du projet de loi permettrait à la Belgique de se défausser de ses responsabilités en externalisant l’accueil des demandeurs d’asile vers des pays lointains. C’est ce que dénonce notamment le Ciré, qui craint que le CGRA ne travaille pas au «cas par cas», mais sur la base d’une liste préalable de pays considérés comme sûrs (comme c’est le cas pour les pays d’origine sûrs).
Enfin, notons que, entre l’examen de recevabilité et l’examen «normal» de la demande d’asile, est insérée une procédure accélérée pour différents types de cas (dont les demandes d’asile multiples recevables ou pour les ressortissants de pays d’origine sûrs). Le CGRA devra statuer en 15 jours sur ces cas spécifiques. Face à tous ces changements, Dirk Van den Bulck se veut rassurant: «La structure de l’examen des demandes d’asile va être modifiée, mais notre façon de traiter les demandes, elle, ne va pas changer.»
Trop court sur les recours
Theo Francken l’a dit, il souhaite «limiter les abus» des demandeurs d’asile. C’est une priorité. En premier lieu, il aimerait que ces derniers cessent d’introduire des demandes d’asile multiples, surtout depuis un centre fermé. Afin d’atteindre ce but, le secrétaire d’État utilise une arme: la limitation des possibilités de recours. C’est un des volets les plus polémiques du projet de loi.
Lorsqu’un demandeur d’asile est placé en centre fermé et qu’il souhaite introduire un recours contre une décision négative du CGRA, il dispose de 15 jours. Selon le texte du gouvernement, il n’aura plus que 10 jours pour se manifester. Ce délai de 10 jours concernera d’ailleurs tous les demandeurs d’asile ayant reçu une décision d’irrecevabilité ou une décision négative dans le cadre d’une procédure accélérée (pays d’origine sûrs, fraude, demandes d’asile multiples recevables).
«Il y a de fortes chances que le délai soit expiré avant même que l’avocat soit désigné ou n’obtienne copie des pièces administratives du dossier.» La Ligue des droits de l’homme
Quant aux demandeurs d’asile enfermés qui auront reçu une décision d’irrecevabilité par le CGRA, on ne leur laissera que cinq jours pour contester la décision. Et encore, le gouvernement compte en jours calendrier, pas en jours ouvrables. Si le délai couvre des jours fériés ou des week-ends, «il y a de fortes chances que le délai soit expiré avant même que l’avocat soit désigné ou n’obtienne copie des pièces administratives du dossier», argue la Ligue des droits de l’homme dans une note adressée aux députés. Bref, le recours serait vidé de son sens.
Mais la mesure qui fait le plus parler d’elle concerne les demandeurs d’asile multiples, à qui l’on réserve un traitement spécial. Le projet de loi imagine pour eux une exception au sacro-saint principe de non-refoulement (principe essentiel de la Convention de Genève qui interdit aux États d’éloigner un demandeur d’asile avant évaluation de ses besoins de protection, NDLR).
Si un demandeur d’asile en centre fermé se voit notifier une décision négative et qu’il introduit une seconde demande d’asile (ou troisième, ou quatrième, etc.), alors il pourrait être éloigné sans examen de sa demande. Hors des centres fermés, des demandeurs d’asile pourraient aussi faire l’objet d’une telle mesure s’ils introduisent une deuxième demande moins d’un an après leur précédente tentative. Selon Myria, il s’agit «d’une brèche dans le principe de non-refoulement» qui pourrait aboutir à l’éloignement de réfugiés. Les associations dénoncent la violation du droit à un recours effectif.
Dirk Van den Bulck, le commissaire général, n’adhère pas à cette vision des choses. «Avant de s’avancer comme cela, il faut bien lire les conditions inscrites dans l’article du projet de loi. Celles-ci sont très strictes et s’appliqueraient à une situation très particulière, celle du ‘carrousel’, c’est-à-dire aux personnes qui, en centres fermés, introduisent une nouvelle demande immédiatement après leur décision négative, sans nouvel élément, et uniquement pour éviter un éloignement.» Le commissaire général aime à rappeler la réalité de l’enjeu des demandes d’asile multiples. Lors d’une audition à la Chambre, le 4 juillet, il rappelait que «75% des demandes d’asile multiples n’apportent pas d’éléments nouveaux». Des «abus», qui, selon lui, auraient un «impact sur la capacité de traitement des autres demandes d’asile».
Le hic, c’est que parmi les demandes d’asile multiples… 25% présentent des éléments nouveaux. Un chiffre qui n’est pas négligeable et que les associations expliquent simplement: «L’expérience montre qu’il faut parfois un certain temps à faire émerger la capacité à exposer la crainte, obtenir des preuves», particulièrement lorsqu’il s’agit de persécutions liées à l’orientation sexuelle. Il sera certainement moins facile pour ces demandeurs d’asile de faire valoir leurs arguments à l’avenir.
En attendant, les ONG espèrent qu’il n’est pas trop tard pour changer le contenu de ce projet de loi. Elles comptent sur les députés pour secouer le gouvernement et créer, enfin, le débat, sur un texte passé pour l’instant plutôt inaperçu.
Quelques éléments positifs
Dans les deux directives européennes qui vont être transposées, certaines dispositions renforcent les droits des demandeurs d’asile. Ceux-ci pourront par exemple consulter le compte rendu de leur audition au CGRA. Les mineurs étrangers accompagnés pourront demander un entretien personnel. Les demandeurs d’asile qui se verraient retirer leur «droit à l’accueil» devront tout de même jouir d’un «niveau de vie digne», sans que cette notion soit définie. On sait que les personnes vulnérables devront se manifester pour que l’on identifie leurs «besoins procéduraux spéciaux» afin de leur apporter un soutien spécifique. Enfin «l’intérêt supérieur de l’enfant», notion clé de la Convention internationale des droits de l’enfant, est intégré dans la loi. Mais dans le même temps il sera possible de détenir des enfants et leurs familles en centres fermés. Le gouvernement ayant annoncé son intention d’ouvrir un centre fermé consacré aux familles.
En savoir plus
«La migration économique? Un tabou», Alter Échos n° 440, Martine Vandemeulebroucke, 14 mars 2017