Françoise Tulkens en a fini avec la Cour européenne des droits de l’Homme où elle siégea pendant quatorze ans. Pour Alter Echos, elle revient sur ces années strasbourgeoises et sur ces arrêts essentiels qui rythmèrent sa vie.
Françoise Tulkens n’est pas à la retraite. Loin s’en faut. Si son deuxième mandat de juge à la Cour européenne des droits de l’Homme vient de se terminer, elle continue de faire des aller-retours entre Strasbourg et Bruxelles. On ne quitte pas l’institution phare du Conseil de l’Europe si facilement. Il faut clôturer les affaires, rendre les derniers avis, dire au revoir. Maintenant, c’est une autre vie, tout aussi active, qui l’attend. A septante ans, elle préside désormais la Fondation Roi Baudouin. « Un mandat totalement bénévole », tient-elle à préciser.
Pendant quatorze ans, à Strasbourg, elle a fait trembler l’Europe. Ou, du moins, elle a contribué à rendre justice et à faire changer ses lois vers plus de respect des droits humains.
« La Cour, c’est le poil à gratter de l’Europe. Les Etats sont souverains mais ils doivent accepter ce contrôle externe. Un contrôle qui dérange », affirme Françoise Tulkens. Lorsqu’on évoque son travail à Strasbourg, elle est intarissable. Elle évoque ces histoires « à se faire dresser les cheveux sur la tête », ces situations individuelles « qui vous saisissent », tous ces « cas très concrets » qui ont un impact dans tant d’Etats du continent. Pour elle, c’est certain, « il y a eu une évolution globalement positive en matière de droits de l’homme. Certes, il y a toujours de grandes difficultés mais en trente ans, le niveau d’exigence s’est élevé. » Un vent rafraîchissant dans la morosité ambiante. Françoise Tulkens ne le cache pas, ce travail va lui manquer, « car c’est un mandat magnifique ».
Son engagement pour les droits de l’homme est indissociable de sa carrière professionnelle. C’est lors de la guerre d’Algérie qu’a eu lieu le déclic. A l’époque, elle n’est pas encore à l’université. Elle admire le combat d’avocats français et belges pour défendre des Algériens victimes de « tortures épouvantables ». C’est cet engagement précoce qui la pousse à s’inscrire en droit puis à se spécialiser en droit pénal et en criminologie. Matières qu’elle enseignera à l’Université catholique de Louvain. En parallèle, elle souhaite agir concrètement et milite à la Ligue des droits de l’Homme, dont elle deviendra présidente, des années plus tard, de 1996 à 1998. C’est alors qu’elle décide de s’embarquer dans l’aventure strasbourgeoise.
« En Europe : un climat xénophobe se répand »
Pas évident de faire le tri dans quatorze années de débats passionnants, où tant d’affaires « posent les questions les plus difficiles ». Quand on lui demande de choisir un arrêt qui lui tient à cœur, Françoise Tulkens cite spontanément MSS contre Belgique et Grèce. Une condamnation essentielle qui a bousculé l’architecture du système d’asile européen, mettant en cause le règlement Dublin II, dont l’objectif est de répartir les demandeurs d’asile au sein de l’Union européenne. La Belgique avait été condamnée pour avoir renvoyé un demandeur d’asile vers la Grèce, sans se soucier des mauvais traitements qu’il y subirait. Une affaire « vraiment importante » pour Françoise Tulkens. « Je sentais que c’était le moment. Le règlement Dublin, on le connaissait, on savait ce qui se passait. Mais cet arrêt, c’était du bon sens. Les demandeurs d’asile étaient presque dans des situations de torture. » Un arrêt qui mit un terme au transfert de demandeurs d’asile vers la Grèce, tout en s’invitant dans le débat européen sur la réforme de Dublin II.
La vie de juge à la Cour européenne des droits de l’Homme génère aussi ses frustrations. En 2004, lorsque la Cour ne condamna pas la Turquie pour avoir exclu de l’université une jeune femme portant le foulard, elle se sentit bien seule. L’arrêt Leila Sahin contre Turquie. Françoise Tulkens se souvient : « La Cour a estimé qu’il n’y avait pas d’atteinte à la liberté de conscience ni au droit à l’éducation. J’étais seule contre tous, ça m’a perturbé. Car je n’aime pas le foulard, mais je déteste qu’on l’interdise. »
Très vite, elle évoque d’autres arrêts tous plus importants les uns que les autres. « Il y a une série de réformes qui n’auraient jamais vu le jour si la Cour n’avait pas montré qu’il y a des limites », dit-elle. Les exemples fusent : « Les homosexuels à l’armée, les conditions de détention, la liberté d’expression, la protection des sources des journalistes. » Ces dernières années, la Belgique a été condamnée à de nombreuses reprises pour des affaires de violations des droits fondamentaux d’étrangers – expulsions de Roms, mineurs en centres fermés et, très récemment, expulsion de demandeurs d’asile afghans. Françoise Tulkens n’estime pas pour autant que la Belgique est particulièrement mauvaise élève en la matière. Elle replace ces arrêts dans un contexte européen inquiétant : « Disons-le franchement, la situation des étrangers est difficile dans de très nombreux pays. Il existe un petit climat xénophobe qui se répand. Parmi les populations vulnérables, les Roms sont devenus la question cruciale à la Cour. »
« Les places fermées pour mineurs : la fausse bonne idée »
Vivre à Strasbourg pendant quatorze ans n’a pas empêché Françoise Tulkens de s’intéresser à la Belgique et aux matières qu’elle connaît bien, comme la délinquance juvénile. Quelque part dans son épais curriculum vitae, on découvre que l’Aide à la jeunesse ne la laisse pas indifférente. Elle fut par exemple membre du Conseil communautaire de l’Aide à la jeunesse dans les années nonante. Plus récemment, en 2010, elle présida la série de tables rondes sur la délinquance juvénile commandée par la ministre de l’Aide à la jeunesse Evelyne Huytebroeck (Ecolo). « J’avais dit oui, car c’est un des sujets qui m’intéresse le plus », explique-t-elle. La recommandation de ces tables rondes était limpide : « Ne pas s’engager tête baissée dans la construction de places en milieu fermé pour les mineurs. C’est une fausse bonne idée. » Elle espère aujourd’hui que ce processus est suivi de « changements concrets, sur le terrain. Sans se limiter à faire des travaux, des études. Sinon ça ne sert à rien ».
Aujourd’hui, Françoise Tulkens s’implique pleinement à la Fondation Roi Baudouin, dont elle loue les « beaux projets d’action », même si elle regrette que les problèmes de pauvreté, de justice sociale sont « toujours aussi importants » qu’il y a vingt ans, lorsque la Fondation fut créée. Les travaux de la Fondation Roi Baudouin se poursuivront à leur rythme de croisière. Mais la nouvelle présidente de la Fondation a bien l’intention de laisser son empreinte, comme ceux qui la précédèrent. Ces deux prochaines années, c’est sur la question des migrations qu’elle compte mettre l’accent. « Car c’est devenu le point crucial », nous assure-t-elle avant de mettre un terme à l’entretien. Elle doit s’esquiver rapidement et sauter dans un train pour Strasbourg, là où les juges reviennent toujours. Quelques affaires pendantes à régler. Son esprit jongle de cas en cas et se focalise sur un arrêt à venir : « Bientôt il va y avoir une audience sur les peines incompressibles. Est-ce qu’une peine sans aucune possibilité de libération est un traitement inhumain et dégradant ? Je suis bien curieuse de ce que la Cour va dire. Mais pour moi, la réponse est « Oui » », lance-t-elle, le sourire assuré de ceux qui sont encore dans le secret des dieux.