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Regard critique · Justice sociale

Economie

Indépendants en détresse, un mal passé sous silence ?

Solitude, pression financière et administrative, hyperdisponibilité… Ces réalités peuvent avoir un impact d’ordre psychologique sur les indépendants. Les éléments extérieurs, comme la crise sanitaire, les inondations ou la montée des prix de l’énergie, accentuent encore les difficultés. Nombre d’entrepreneurs témoignent de situations de mal-être, voire, dans les cas les plus graves, d’idées suicidaires.

© Flickrcc Jan Vlugt

En Belgique, 12,2% des ménages dont l’activité principale constitue un travail indépendant se trouvent sous le seuil de pauvreté, contre 3,2% de ceux dont le revenu est gagné en tant que salariés. Ces chiffres publiés par la Fondation Roi Baudouin laissent pantois. «Les indépendants sont les grands oubliés, c’est dramatique. Je l’ai vécu moi-même. Dix ans de galères financières. Certains soirs, je m’effondrais tout seul dans ma chambre. Je n’en pouvais plus, j’ai eu des idées noires. Dans les moments les plus sombres, j’ai réussi à me remettre en selle psychologiquement en songeant à mes enfants, mais oui, une fois dans la merde, je me suis senti couler», confie Tom*, publicitaire en région bruxelloise.

Une ligne d’écoute spécialisée

Les suicides d’Alysson Jadin, coiffeuse à Liège, et de Rudy Vanlancker, gérant de restaurants à Bruxelles, sont devenus des symboles tragiques de la détresse des indépendants. «En Belgique, on compte un suicide d’entrepreneur tous les trois jours», introduit Victoria Gossiaux, psychologue au sein du dispositif de soutien pour les indépendants en détresse mis en place par l’asbl wallonne «Un Pass dans l’impasse». Les indépendants font en effet face à multiples facteurs de risque comme l’instabilité financière, la pression extérieure ou le sentiment de solitude. «Les entrepreneurs ont tendance à percevoir leur travail de manière plus identitaire; dès lors, la séparation entre vie privée et vie professionnelle se révèle parfois beaucoup plus compliquée. La crise sanitaire a également renforcé les difficultés», continue la spécialiste. Association de prévention du suicide et de l’amélioration de la santé mentale créée en 2008, «Un Pass dans l’impasse» a lancé depuis juillet 2020 une ligne d’écoute gratuite réservée à ce public fragilisé (0800 300 25). Concrètement, après un premier contact, les besoins des personnes sont évalués et quatre séances de soutien psychologique sont proposées par téléphone ou visioconférence.

Association de prévention du suicide et de l’amélioration de la santé mentale créée en 2008, «Un Pass dans l’impasse» a lancé depuis juillet 2020 une ligne d’écoute gratuite réservée à ce public fragilisé.

Camille*, jeune vétérinaire dans la région de Tournai, s’est tournée vers le service: «J’ai reçu une newsletter de mon secrétariat social avec les infos et j’ai directement pris contact. Premièrement, j’ai évoqué les problèmes entraînés par la crise du Covid, puis très vite j’ai réalisé que je pouvais parler d’autres sujets…»

Un endroit où déposer les souffrances

«On peut décrire les entrepreneurs comme des fonceurs qui rencontrent des freins à demander de l’aide, qui ont tendance à tout gérer eux-mêmes. Ce sont des personnes qui ne parlent pas vraiment de leurs problèmes, même pas avec leurs proches. Dès lors, quand, au téléphone, ils sentent que quelqu’un est là et les écoute à 100%, ils expriment un sentiment de libération. On perçoit un soulagement de pouvoir dire ‘ça ne va pas’, d’avoir le droit de se plaindre», ajoute la psychologue.

Camille explique que si elle n’avait pas directement reçu l’information de soutien, elle n’aurait pas entamé la démarche par elle-même. «Ça m’a fait du bien, le sujet d’entrée a révélé un malaise plus profond qui est lié, je crois, à une réalité connue par de nombreux indépendants qui résulte de la pression et de la fatigue au quotidien. Pour ma part, en plus du travail, il y a la gestion du cabinet, de la clientèle, du stress. Et aussi tous les coûts et la question des congés non payés, y compris la problématique du trop court congé de maternité…» Aujourd’hui la jeune femme se dit soulagée d’avoir fait appel au service pour «retrouver son équilibre».

Comme Camille, un peu plus de 600 entrepreneurs ont déjà été pris en charge par le dispositif depuis juillet 2020. Cette initiative répond à un véritable besoin. En effet, au cours de la dizaine d’entretiens menés dans le cadre de cet article, la majorité des personnes interviewées ont indiqué ne pas connaître de lieu structurel «où déposer les difficultés».

Romane* est gérante d’un petit commerce de plantes. Il y a un an et demi, un nouveau plan de mobilité dans sa commune bruxelloise est venu bouleverser le passage dans la rue de son magasin. «Du jour au lendemain, mon chiffre d’affaires s’est écroulé et n’est jamais remonté. En 2022 se sont ajoutés d’autres facteurs, comme l’envolée du prix de l’énergie, l’indexation des loyers, l’inflation… Ce qui se révèle terrible, c’est que tu ne peux déposer nulle part que ça ne va pas. Tu ne peux pas dire ‘je n’en peux plus, je suis à bout, je n’ai plus d’idées, je n’y arrive plus’. Tu es seule face à tes difficultés. Même vis-à-vis des clients ou de tes fournisseurs, tu dois toujours faire en sorte que tout aille bien», confie-t-elle.

Accepter la vulnérabilité, une question de société

Valérie-Anne, mère célibataire et responsable RH indépendante dans la région de Liège, est aussi passée par les galères: «Pendant le confinement, mes missions ont été annulées, je me suis retrouvée sans revenu. J’ai puisé dans mes économies en me disant que je pouvais me relever. Ce que je n’avais pas prévu, c’est que ça allait durer si longtemps…» Entrée en médiation de dettes, elle a ressenti une grosse pression psychologique. «Tu ne peux pas prendre soin de toi, de tes enfants, relancer un business et tout gérer alors que les huissiers sont sur ton dos. Quand tu cumules les couacs, si tu n’es pas bien entourée et que tu n’as pas quelqu’un auprès de qui craquer, ça peut devenir dangereux.» Claire, cogérante d’un service traiteur, témoigne aussi de la nécessité de reconnaître le besoin de prendre soin de soi: «Ça me rend quand même un peu dingue cette injonction à être solide. On n’a pas le droit de craquer. On peut tous bosser 16 heures par jour et six jours par semaine… Mais c’est lorsque l’on s’arrête qu’on réalise que le système ne tient pas la route.»

Comme Camille, un peu plus de 600 entrepreneurs ont déjà été pris en charge par le dispositif depuis juillet 2020. Cette initiative répond à un véritable besoin.

Malgré les constats, le mal-être des indépendants reste un sujet tabou. Les success-stories de l’entrepreneuriat demeurent largement plus relayées que les doutes ou les échecs, bien que ceux-ci fassent partie du parcours. Comme l’indique ReLOAD, asbl qui accompagne les entrepreneurs en difficultés, «malgré l’évolution des mentalités, la faillite reste stigmatisante et les initiatives qui existent se concentrent surtout sur les aspects financiers, juridiques et économiques». Dans nos sociétés, le silence des difficultés entraîne probablement encore plus de pression psychologique.

Visibiliser les services d’aide

Aide sociale, soutien psychologique et réseau professionnel entrepreneurial restent des univers trop fragmentés. Pour faciliter la visibilité de son service et la demande d’aide, «Un Pass dans l’impasse» a mis en place le dispositif des sentinelles. «Nous nous adressons aux acteurs travaillant avec les indépendants, c’est-à-dire les comptables, les personnes au sein des tribunaux du commerce ou des caisses d’assurances sociales… Nous les formons à détecter la détresse chez l’entrepreneur. La sentinelle, avec l’accord de l’indépendant, remplit une fiche d’alerte sur notre site et, nous, nous prenons ensuite directement contact avec la personne en difficulté. Ça permet à l’entrepreneur de ne pas demander lui-même de l’aide», éclaire Victoria Gossiaux. À ce jour, près de 600 fiches alertes ont été complétées.

Fin juin, la Fondation Roi Baudouin a publié 12 recommandations politiques afin d’améliorer les dispositifs d’aide existants et d’envisager de nouvelles mesures, préventives et curatives.

Décidément, les choses bougent… Fin juin, la Fondation Roi Baudouin a publié 12 recommandations politiques afin d’améliorer les dispositifs d’aide existants et d’envisager de nouvelles mesures, préventives et curatives. Comme nous l’avons observé à notre petite échelle à travers ce décryptage, l’un des problèmes majeurs identifiés par les chercheurs concerne l’ignorance des aides et soutiens qui existent. Pour pallier ce manque, ils préconisent la création d’un «point carrefour» digital et d’un numéro vert centralisé pour orienter rapidement et anonymement les indépendants. Aussi, l’étude plaide «pour la mise en place et le financement d’un système de mentoring structuré permettant l’accompagnement des (futurs) indépendants par des indépendants confirmés». Beaucoup d’entrepreneurs nous ont en effet confié les bénéfices de partager ses difficultés avec d’autres. «Pour ne pas se sentir seul, c’est important d’être soutenu par un groupe. Le réseautage, ce n’est pas juste un outil marketing, ça donne lieu à la création de liens, des partenariats, un transfert de connaissances en confiance», observe Karin Toussaint, consultante en entrepreneuriat.

Il ne reste plus qu’à espérer que les constats des psychologues et le rapport de la Fondation Roi Baudouin mèneront à des initiatives politiques concrètes. Pour redonner la foi en l’aventure entrepreneuriale, il semble qu’il n’y ait d’autre choix.

* Ces prénoms ont été modifiés pour garantir l’anonymat des personnes.

En savoir plus

«Lignes d’écoute: entre crises suicidaire et sanitaire», Alter Echos n°489, décembre 2020, Julie Luong.

«Agricall: une écoute et un accompagnement pour les agriculteurs en difficulté», Focales, mai 2019, Pascale Meunier.

Jehanne Bergé

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