Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale
(c) Ank Kumar, CC BY-SA 4.0

C’est une histoire vraie, un vendredi soir dans une école de la capitale. Comme toutes les semaines, ce soir-là, il y a cours de français. Le groupe n’est pas nombreux en cette fin de semaine. Trois élèves dans une salle trop grande, et, face à eux, un enseignant sans les titres requis. Mais là c’est une autre histoire… Ce soir-là donc, Moustapha, Alejandro et Rafael vont découvrir le futur simple. Le prof y va, rappelle les règles et la formation de ce temps de la conjugaison. Viennent ensuite les exercices. À la page 8, on retrouve des réponses de jeunes Belges à la question: «Comment voyez-vous l’Europe dans 40 ans?» Il y a notamment celle d’Isabelle: «Je pense que nos sociétés occidentales _______________ (tomber). Le taux de chômage _______________ (augmenter) énormément et l’Europe _______________ (devenir) une économie secondaire.»

Avant de corriger, et afin de réanimer le petit groupe qui n’en peut plus de jongler avec les terminaisons, l’enseignant s’arrête un instant et se tourne vers les étudiants, en leur posant la question: «Et vous, comment voyez-vous l’Europe?» Silence gêné. Le prof insiste, alors chacun y va. C’est Moustapha, le Somalien, qui se lance en premier. «L’Europe? Je m’y vois bien, tu sais. J’ai quitté la guerre, la famine, mon pays, alors, oui, l’Europe, c’est ici que j’imagine ma vie.» Rafael, l’Espagnol en reconversion professionnelle, est moins optimiste. «Elle a raison, Isabelle. J’ai quitté l’Espagne, mon village, parce qu’il n’y avait pas d’emploi, parce que c’était la crise. Je suis venu en Belgique, en pensant que ce serait mieux, mais ici aussi, il n’y a pas d’avenir pour des hommes comme moi à 55 ans! L’Europe, c’est une belle idée, mais il reste du boulot!» Alejandro, l’Équatorien, termine: «Je suis jeune, et je me rends compte qu’il y a énormément d’opportunités en Europe. Je ne comprends vraiment pas le pessimisme des Européens. Bien sûr, il y a des crises, mais vous ne voyez que vos limites.» Échauffés par les échanges, les étudiants se tournent alors vers le professeur, en lui demandant: «Et vous, monsieur, vous la voyez comment, l’Europe, dans 40 ans?» Silence gêné, là aussi, avant que l’enseignant ne bafouille: «Au futur simple, évidemment!» Alors, on passe vite à l’exercice page 9…

Pourtant, dans moins d’un mois, 358 millions d’Européens – à l’instar de cet enseignant – seront appelés aux urnes pour élire leurs représentants au Parlement européen. Un scrutin considéré par beaucoup comme un test de solidité démocratique capital, après une succession de crises importantes: l’achèvement du Brexit, la lutte contre la pandémie, l’invasion de l’Ukraine ou la guerre au Moyen-Orient. Un scrutin qui s’inscrit aussi dans un contexte de montée de l’extrême droite partout sur le continent.

Face à ce test crucial, le dernier Eurobaromètre, publié en avril dernier, permet d’évaluer l’«importance» que les citoyens européens accordent à ces élections: 53% ont parlé d’une «grande importance», 36% d’une «importance moyenne» et 10% d’une «faible importance». Des chiffres faibles pour un scrutin essentiel certes, mais en hausse par rapport aux derniers sondages, vu le contexte géopolitique actuel. L’Eurobaromètre s’est aussi intéressé aux priorités des Européens, et autant dire qu’il ne s’agit pas des politiques migratoires ou de la lutte contre le terrorisme et la criminalité. Non, les priorités sont simples, évidentes même, si on admet d’aller plus loin que le déclinisme ambiant et que les clichés vendus à longueur de journée par les populistes qui font du Parlement européen leur future citadelle. Pour les Européens, les priorités sont la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (33%), la santé publique (32%) et la création d’emplois (31%). S’ils avaient dû faire l’exercice en classe, Moustapha, Rafael ou Alejandro n’auraient sans doute pas répondu autre chose. Espérons seulement qu’il ne faille pas 40 ans pour que ces priorités deviennent réalité.

 

 

 

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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