Agriculteur « conventionnel » à Marilles, dans le Brabant wallon, Gaëtan Delvigne gère avec son père l’exploitation familiale. Il raconte son métier etses difficultés.
Il est 16 heures à Marilles, un petit village de la commune d’Orp-Jauche, quand nous rencontrons Gaëtan Delvigne, un jeune agriculteur de trente ans. En cet automne chaudet ensoleillé, les jeux de lumière, entre l’ocre et l’orangé, donnent curieusement à ces paysages du Brabant wallon des allures méditerranéennes. Gaëtanrevient à peine des champs. Il s’inquiète de sa tenue vestimentaire salie par la terre, mais pose volontiers devant les fétus de paille abrités dans son hangar.
La période est intense. Gaëtan profite du beau temps pour se donner à fond dans la récolte des carottes. Il lui faut mettre les bouchées doubles pour compenser lesravages de l’année : la sécheresse du printemps suivie des violentes intempéries. « On a une grosse perte cette année, lâche-t-il, un peuécœuré. On est à 50 % de nos rendements, ça fait fort mal. »
L’agriculture, chez les Delvigne, c’est une affaire de famille. Gaëtan vit avec sa femme et leurs deux enfants dans une vieille bâtisse, en face de l’église de Marilles. Ce corps deferme, ils le partagent avec les parents de Gaëtan. Impossible de dire depuis quand la famille est installée dans le village. « Il y avait le père de mon père etavant son père, et ainsi de suite sur plusieurs générations », dit Gaëtan. Leur exploitation de 150 hectares offre un panel varié de produits. Outre leslégumes, on y trouve des « grandes cultures » prisées par l’industrie agroalimentaire : la chicorée, les céréales ou les betteraves.Gaëtan peut aussi s’enorgueillir de posséder un élevage de 150 bêtes, des bovins labellisés « Blanc-bleu », qui broutent la terre trèslégèrement vallonnée d’Orp-Jauche.
Le jeune agriculteur a repris la moitié de l’exploitation en 2001, alors qu’il venait de commencer dans le métier. Il travaille main dans la main avec son père qui conservel’autre moitié. La relève s’organise à son rythme. Alors que le nombre d’agriculteurs diminue, Gaëtan, lui, s’est lancé dans le métier sans hésiter.C’était comme une évidence. « L’agriculture, c’est dans la famille. On est dedans depuis tout petit. Et on aime bien », confie-t-il simplement. Un métier depassion, un métier de famille, mais un métier dur sur l’homme. Gaëtan Delvigne dresse l’inventaire des difficultés de l’agriculteur moderne : « Il y abeaucoup d’administratif, de papiers, beaucoup de contraintes. Il y a moins de rentrées d’argent alors que les matières premières nous coûtent plus cher.Financièrement, ça devient juste. »
« Comment ferait-on sans les subsides ? »
Gaëtan et son père sont des agriculteurs dits « conventionnels ». Ils ont donc recours à des machines ainsi qu’à des pesticides ou des engraischimiques. Cette pratique de l’agriculture est, à l’échelle du monde, très répandue. Ils sont le premier maillon d’une longue chaîne industrielle. Les trois quartsde leur production sont revendus aux usines agroalimentaires. Les betteraves dont on extrait le sucre, par exemple, ou les céréales dont une partie est utilisée pour desagrocarburants. Les prix pratiqués par ces usines sont très bas. Gaëtan estime qu’ils ne sont « pas corrects ». Face à ces géants, il semble serésigner : « Nous, on est obligés de s’aligner. » Mais ceux qui suscitent le courroux du jeune agriculteur, ce sont certainement les magasins :« C’est là qu’ils font la plus grosse marge. Nous, on vend nos oignons à trois centimes le kilo. Pensez au prix affiché en magasin… » Face auxintermédiaires voraces, certains agriculteurs, notamment dans le biologique, prônent des circuits courts de diffusion – vente directe du producteur au consommateur. GaëtanDelvigne pense que ce mode de diffusion est en partie « faisable ». « On le fait avec nos oignons, dit-il. C’est plus rentable, car il n’y a pas lesintermédiaires, mais c’est beaucoup de travail. »
Les variations de prix sont à l’origine d’une réelle fragilité du métier d’agriculteur. Les paramètres qui influent sur les prix sont très nombreux. Il ya la force des intermédiaires, on l’a vu. Il y a aussi les cours mondiaux. Un marché dérégulé, avec son lot de spéculation sur le prix des matièrespremières. Gaëtan estime « qu’il faudrait stabiliser les prix », avant de tempérer cette assertion : « C’est très difficile àfaire. On parle de cours boursier, c’est au niveau mondial que ça se joue. La spéculation, c’est très dangereux, ça pourrait enterrer des gens. » L’histoireéternelle du pot de terre contre le pot de fer. Pour éviter les mauvaises surprises, Gaëtan a diversifié sa production en introduisant les légumes. Mais ce qui l’aideà faire face, ce sont les subsides européens. Sans eux, la vie serait très dure, « comment on ferait ? », s’interroge Gaëtan.
« Il faut que tout le monde se nourrisse »
Alors que la vague bio déferle en Belgique et prend de l’importance, Gaëtan Delvigne assume son orientation conventionnelle. D’abord, il craint qu’un pas vers le bio n’entraîne destas de « paperasseries ». Mais surtout, à l’image de nombreux autres agriculteurs, il souffre de l’image très négative que l’on accole àl’agriculture conventionnelle. « On est montrés du doigt, dit Gaëtan. On nous dit tout le temps qu’on pollue. Mais ce n’est pas vrai : les pesticides, les engrais, on enpulvérise des mini-doses ; trois fois moins que le particulier qui désherbe son jardin. Pour les pesticides par exemple, on est contrôlés par l’AFSCA (l’Agencefédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire). Tous les légumes sont analysés pour voir s’ils sont bons pour êtremangés. » Les contrôles de l’AFSCA se font parfois intrusifs et ne sont pas toujours bien vus, comme l’affirme Gaëtan : « Il faut contrôler, c’estnormal, mais pas exagérer. Quand ils font de gros contrôles, ils fouillent dans les maisons, dans les chambres d’enfants. Comme la police avec un gangster. »
Gaëtan Delvigne pense qu’agriculture bio et agriculture conventionnelle peuvent tout à fait cohabiter. Il tient toutefois à vanter la qualité de ses produits qui,à ses yeux, tiennent aisément la comparaison avec le bio : « La viande blanc-bleue, on ne peut pas faire plus naturel, plus bio. Quant aux légumes, le goûtest vraiment le même que des légumes bio. »
Quant à ceux qui dénoncent l’agriculture intensive et ne jurent que par les petites exploitations, il semble les prendre pour de doux rêveurs. « On ne peut pas fairemarche arrière, commente-t-il. Il faut suivre le mouvement. Faire de plus petites exploitations ? Je n’y crois pas. Il y a déjà les usines qui nous poussent à avoir degrandes superficies. Mais si l’on coupe ma terre en deux. Qui va prendre l’autre moitié ? Il n’y a pas beaucoup d’agriculteurs. » Car, au fond, ce qui motive Gaëtan Delvigne,c’est nourrir les gens. L’essence même de l’agriculture. « Les sept milliards d’êtres humains, c’est nous autres qui les nourrissons, s’enflamme-t-il. Il faut que tout le mondese nourrisse. »
L’agriculture est un métier difficile. Selon Gaëtan, les investissements qu’une exploitation nécessite rendent impossible pour un jeune de se lancer dans l’agriculture àpartir de rien. Malgré les obstacles, Gaëtan aime son métier du fond du cœur. La preuve : il espère qu’un de ses enfants reprendra le flambeau. Ildécèle chez eux des signes précoces d’un intérêt pour le métier, « le petit, on voit déjà qu’il aime ça. Et la petite, elleaime bien traire les vaches elle-même », s’épanche-t-il avant de nous laisser. Fourbu de sa dure journée, les pieds bien ancrés dans sa terre.
Agriculture : au-delà du bio, une passion : portraits croisés
Deux agriculteurs, l’un privilégiant l’agriculture biologique, l’autre pas. Alter Echos propose le portrait croisé de Gaëtan Delvigne et de Arnaud Collard et Jessica Moinnil. Sansmanichéisme. Ils nous expliquent leur métier, tout simplement. Ils nous aident à comprendre, à travers leurs choix, les enjeux de l’agriculture d’aujourd’hui. Commentnourrir toujours plus d’êtres humains tout en polluant moins ? Participent-ils à un mouvement opposé ou complémentaire ? Chacun, à sa manière, tente d’yrépondre. Au-delà du mode de production agricole, Gaëtan et Arnaud nous rappellent qu’être agriculteur, c’est avant tout un métier de passion. Car pour gagner savie… et bien c’est pas gagné.
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