On reconnaît les gardiens de la paix à leur uniforme mauve, mais on connaît mal leur mission «préventive» qui oscille entre sécuritaire et social. Reportage avec une équipe de nuit de l’asbl Bravvo, cellule de prévention de la Ville de Bruxelles. Où l’on découvre qu’être gardien de la paix n’est pas de tout repos.
La file de sans-abri s’épaissit devant le centre d’hébergement «Pierre d’angle», au cœur de Bruxelles. En ce dimanche soir de mars, ils sont plus d’une soixantaine à attendre fébrilement un lit pour la nuit. Une fois encore, le nombre de places ne suffira pas à répondre à la demande. Un travailleur du centre dégaine un jeu de cartes. Les sans-abri défilent et tentent le coup. Si c’est une carte rouge, ils entrent, si c’est noir, ils passeront la nuit dehors. «Parfois certains s’énervent quand ils ne sont pas pris. La gestion de la file, c’est le personnel de Pierre d’angle qui s’en occupe, mais dans certains cas nous devons intervenir», explique Hamid El Mallahi, chef des cellules de nuit des gardiens de la paix de l’asbl Bravvo, le service de prévention de la Ville de Bruxelles.
Et c’est justement le cas ce soir. Un jeune marocain s’énerve et crie aux alentours sa déception qui se mue en colère et en désespoir. Hamid va à sa rencontre. Il l’écoute et lui parle calmement, dans un mélange de douceur et de fermeté. La tension se dissout, peu à peu. «Je l’ai écouté et je lui ai simplement conseillé de se calmer, au moins pour ne pas griller ses chances pour les prochains jours», précise Hamid. L’équipe de gardiens de la paix inspecte un peu les alentours. Ils vérifient que les halls des immeubles n’ont pas été «squattés» par des sans-abri éconduits. Si tel était le cas, ils leur auraient dit de partir tout en leur communiquant les coordonnées du Samusocial.
«On nous traite souvent de ‘balances’. Ce n’est pas si grave, on a pris l’habitude de ces mots.» Neslihan, gardienne de la paix
«C’est une fonction difficile, potentiellement dangereuse», affirme Michel Joris, coordinateur adjoint des gardiens de la paix. Ces marcheurs, tout de mauve vêtus, sont confrontés en première ligne aux multiples problèmes de la ville. Leur présence dans les rues, qu’ils arpentent de jour comme de nuit, a pour but de rassurer la population. C’est une action dite «préventive» de lutte contre le sentiment d’insécurité. Ils font face à pas mal d’hostilité – insultes, menaces – lorsqu’ils tentent d’interrompre des «nuisances» ou des actes délictueux, alors qu’ils n’ont aucun outil de contrainte pour ce faire. «Nous nous situons dans le champ de la prévention, et pas dans le champ de la répression», soutient Hicham Taibi, chef d’équipe des gardiens de la paix de nuit.
Les équipes rappellent que les gardiens de la paix sont aussi là pour être «le relais des citoyens» et de leurs demandes. Ils notent tous les «problèmes techniques» qu’ils rencontrent – voirie dégradée, dépôts clandestins – et les signalent aux autorités concernées. «Nous avons aussi un travail de plus long terme, un travail d’accroche à faire avec des publics en difficulté, dans le but de les orienter vers d’autres services de Bravvo, comme les éducateurs de rue par exemple, ou des services externes», ajoute Hamid El Mallahi.
Bravvo a un effectif bien fourni de gardiens de la paix. Ils sont 180, dont 60 à travailler la nuit de 18 heures à 2 heures du matin.
L’émetteur-récepteur, le talkie-walkie et l’observateur
Neslihan est gardienne de la paix depuis une dizaine de mois. Elle est l’une des rares femmes à occuper cette fonction dans les équipes de nuit. Elle marche dans le quartier Lemonnier avec ses deux collègues – les patrouilles sont constituées de trois membres – en observant les alentours. «Pendant plusieurs mois, la situation a été très compliquée dans ce quartier. Avec beaucoup de vols et d’agressions, dit-elle. On nous traite souvent de ‘balances’. Les gens pensent qu’on travaille directement avec la police. Ce n’est pas si grave, on a pris l’habitude de ces mots», témoigne-t-elle.
La police et les chefs d’équipe de gardiens de la paix se réunissent tous les trois mois, afin de faire le point sur la situation des quartiers. «Mais nous ne travaillons évidemment pas ensemble sur des cas individuels. Nous n’avons pas les mêmes rôles», assure Hamid El Mallahi. Les gardiens de la paix ont souvent recours aux forces de l’ordre lorsque la situation s’envenime trop. C’est même cet appel au «sécuritaire» qui donnerait plus de poids à l’intervention «préventive» de Bravvo, nous dit-on dans l’équipe. Le jour, mais surtout la nuit, les gardiens de la paix font face à des actes de délinquance, sans réellement pouvoir intervenir. Ils tentent alors de rassurer les victimes, de suivre l’auteur d’un vol pour donner des indications à la police, voire de s’interposer physiquement, en dernier recours «en tant que citoyens». «Les victimes ont parfois beaucoup d’attentes à notre égard comme celle d’aller récupérer le téléphone volé, mais ce n’est pas notre rôle», précise Hamid El Mallahi.
«On fait peser sur leurs épaules la gestion d’un équilibre très difficile à trouver entre prévention et sécurité.» Lionel Francou, sociologue
Un peu plus loin, non loin des Marolles, Neslihan échange quelques mots avec une jeune fille au regard hagard. C’est une prostituée mineure, qui est aidée, en journée, par les éducateurs de rue de Bravvo. Aujourd’hui, c’est bien Neslihan qui a la charge d’entrer en contact avec le public. Les rôles de chaque équipier sont bien définis. Neslihan est l’émettrice/réceptrice des messages. À ses côtés, Mustafa est responsable du talkie-walkie. Il reste en lien avec la «base» et les autres collègues. Un peu en retrait, Diop, le troisième membre du trio, observe la situation. Il peut prévenir d’éventuels problèmes, et même appeler la police en cas de danger. «Récemment, un individu a attaqué par-derrière un collègue avec un panneau de stationnement. C’est ce positionnement en retrait, à l’affût, de l’observateur qui a permis d’éviter les blessures», détaille Hamid El Mallahi.
Une mission ambiguë
Lionel Francou, ancien sociologue de l’UCL, est auteur de plusieurs travaux relatifs aux gardiens de la paix. Il y décrit l’ambiguïté de leur mission: «Les gardiens de la paix doivent rassurer la population, sans offrir de services clairement identifiés. Agents du social, ils ne peuvent apporter d’aide sociale; agents de la sécurité, ils ne peuvent faire usage de la force.» Les principales missions des gardiens de la paix sont issues d’une loi de 2007 dont le but était d’uniformiser toutes les fonctions apparues dans les années 90, après les «émeutes» dans différents quartiers de la capitale – stewards, gardiens de la paix, agents de sécurité et de prévention. Cette fonction de gardien de la paix est née dans le giron du SPF Intérieur. C’est un peu le volet «social» du sécuritaire. «Ce métier n’a pas été construit par des gens qui ont une philosophie de l’intervention sociale», décrypte Lionel Francou, même si les communes, qui organisent l’action de ces gardiens de la paix, ont une grande latitude pour définir les contours de la mission. «On fait peser sur leurs épaules la gestion d’un équilibre très difficile à trouver entre prévention et sécurité.» Cette ambiguïté dans les missions des gardiens de la paix ne facilite pas toujours le contact avec les habitants des quartiers. «Les gardiens de la paix n’ont pas toujours bonne réputation et leur mission est mal connue. Ils sont parfois l’objet de moqueries, de remarques, voire d’insultes», conclut le sociologue.
La peur dans l’ascenseur
Il est plus de 10 heures du soir. Neslihan et son collègue Mustafa avancent dans les escaliers sans lumière d’un logement social. Ils descendent lentement, lampe-torche à la main. Des mégots de cigarettes et de joints jonchent le sol. Le contenu d’un sac volé est éparpillé. L’odeur d’urine est omniprésente. En bas, un matelas, une couverture et quelques vêtements témoignent de l’occupation récente des lieux.
Les gardiens de la paix sont souvent appelés pour réduire les nuisances liées à «l’occupation négative des communs» dans les logements sociaux. Et parfois, cela déraille. «L’autre jour, nous étions dans l’ascenseur avec deux collègues, raconte Mustafa. Le groupe de jeunes a frappé les portes de l’ascenseur pendant que nous y étions. Ils ont réussi à le bloquer. Il n’y avait pas de lumière. Quand il a redémarré, nous ne savions pas ce qui nous attendait. Il y avait des traces de sang par terre. On a fui et, franchement, nous avions peur.» En cas de danger, le gardien de la paix en charge du talkie-walkie lance le code d’alerte «Flash-Flash», pour prévenir les collègues. «Moi aussi j’ai eu le coup de l’ascenseur, ajoute Neslihan, j’ai eu très peur. Des collègues ont déjà été agressés physiquement.»
«Nous avons aussi un travail de plus long terme, un travail d’accroche à faire avec des publics en difficulté.» Hamid El Mallahi, chef des cellules de nuit des gardiens de la paix
Dans certains logements sociaux, «le travail de long terme a payé, se remémore Michel Joris. Le fait que les gardiens de la paix aillent tous les jours au contact pour discuter, sensibiliser les groupes de jeunes, cela s’avère payant, malgré les insultes et les menaces quasi quotidiennes qui ont eu lieu», dit-il en montrant des barres d’immeubles dans le quartier Marolles.
La ronde reprend. Les gardiens de la paix passent beaucoup de temps à marcher dans des zones sensibles. Neslihan s’enfonce un peu plus dans la nuit, avec ses deux collègues. «C’est un métier à risque, c’est vrai, et nous n’avons rien pour nous défendre à part notre lampe-torche», lance-t-elle avec un grand sourire, comme pour conjurer le sort.
Formés aux arts martiaux
Les gardiens de la paix suivent des formations initiales, au niveau régional, relatives à la communication verbale et non verbale, à la gestion des conflits. D’autres formations, sur les mêmes thèmes, sont ensuite prodiguées au niveau communal. Des techniques de défense physique (esquives, pressions douloureuses, coups dynamiques) sont enseignées aux gardiens de la paix. Les effectifs ont même reçu les conseils d’autodéfense de Patrick Madiata, expert en arts martiaux. Une «salle et des équipements» pour des entraînements réguliers en autodéfense et pour le maintien de la forme sera bientôt ouverte, pour répondre aux demandes des travailleurs eux-mêmes.
Lorsque des «situations de stress», des agressions ou des violences ont lieu, les gardiens de la paix remplissent un registre d’actes violents (RAV) qui est transmis à la hiérarchie et au SIPPT (service interne pour la prévention et la protection au travail). Par ailleurs, toute situation de stress est débriefée avec le chef d’équipe. Des situations particulièrement difficiles sont rejouées et filmées lors de formations bisannuelles pendant lesquelles on réfléchit aux meilleures réponses à apporter. Enfin, les travailleurs qui le souhaitent, en équipe ou individuellement, peuvent s’adresser au psychologue de la cellule «écologie du stress».