Comme beaucoup de ses camarades d’études, André a choisi la voie du social par vocation. Au terme d’une adolescence parfois difficile et jalonnée de mains tendues, il réalise «qu’il ne faut pas forcément grand-chose pour aider, que ce sont de petits gestes qui comptent». Un stage durant ses études secondaires dans une maison de jeunes achève de le convaincre: «J’ai assisté à des entretiens individuels et c’est là que j’ai compris que le travail d’assistant social (AS), c’est d’accompagner les gens.»
D’«aider» à «accompagner»: un glissement sémantique que l’adolescent revendique ouvertement. «Au début de nos études sociales, on parle d’aider les gens. Au fil des ans, on dit plutôt ‘accompagner’. Nous avons l’expérience, les usagers ont le vécu. Nous ne faisons pas à leur place, il faut qu’ils sachent comment faire pour le futur, qu’ils ne soient plus ‘assistés’.»
Le témoignage de ce jeune travailleur, le choix de ses mots, s’inscrit incontestablement dans son temps – marqué, depuis 2002 et la loi sur le Droit à l’intégration sociale, par le principe d’activation (socioprofessionnelle), devenu clé de voûte de l’aide apportée par les CPAS. Engagé il y a tout juste un an au sein d’un CPAS bruxellois, André a «tout de suite su» qu’il voulait travailler au sein du département emploi: «Je voulais voir à quels problèmes les gens sur le terrain sont confrontés, pourquoi ils n’arrivent pas à trouver du travail.» Le jeune homme a tout de même un œil critique: «J’ai pu constater qu’on pousse parfois des personnes à l’emploi alors qu’elles ont des restrictions médicales… Ça m’interpelle.»
«Nos étudiants actuels sont nés en 2000. Je ne sais pas s’ils ont même conscience de ce que pouvaient être les CPAS avant l’État social actif, de l’évolution qu’ils ont connue.» Carine Tater, enseignante à l’Helmo ESAS
Contrat = contrôle
Comment les enseignants d’écoles sociales perçoivent-ils cette évolution des représentations chez la jeune génération? «Nos étudiants actuels sont nés en 2000. Je ne sais pas s’ils ont même conscience de ce que pouvaient être les CPAS avant l’État social actif, de l’évolution qu’ils ont connue, avance Carine Tater, enseignante depuis 2014 à l’HELMo ESAS (École supérieure d’action sociale, à Liège). Notre ADN, en tant qu’école sociale, c’est d’amener les étudiants à développer un regard critique par rapport à leur pratique.»
Si elles n’ont pas fondamentalement modifié leur méthodologie depuis l’activation, les écoles sociales veulent permettre à leurs étudiants d’identifier les contextes (institutionnels, politiques et sociétaux) qui auront un impact sur leur intervention sociale. «Et ainsi les amener à réfléchir aux risques de dérive pour les personnes bénéficiaires», poursuit l’enseignante.
Les dérives, Juliette*[1] les a rapidement identifiées dès son arrivée, il y a deux ans, au sein du service Insertion socio-professionnelle d’un «gros» CPAS bruxellois: «Ce service est par définition très concerné par l’activation. Je m’étais dit ‘C’est cool, on est la porte de sortie, on va permettre aux bénéficiaires de trouver un boulot’. Mais, dans les faits, on leur propose quasi automatiquement un emploi article 60; trois ans plus tard, ils sont au chômage, et in fine ils reviennent au CPAS.»
Jeune femme discrète, observatrice derrière ses grandes lunettes, Juliette tient pourtant un discours assuré. Ses convictions sont notamment ancrées dans son histoire personnelle, elle dont la famille a toujours bénéficié de l’aide du CPAS. «À l’époque, je voyais déjà la mécompréhension chez mes parents. Aujourd’hui, je suis quotidiennement confrontée à des gens qui ne savent même pas qu’ils ont signé un PIIS (projet individualisé d’intégration sociale, NDLR) ou qui ne comprennent pas ce que ça implique. Or, en théorie, le PIIS engage tant le bénéficiaire que le CPAS. Mais ça, mes collègues n’arrivent pas à le comprendre et personne ne nous l’a jamais vraiment appris.»
Le projet individualisé d’intégration sociale est une forme d’activation sociale: depuis 2002, le versement du revenu d’intégration sociale (RIS) est conditionné à la mise en œuvre d’un PIIS pour les moins de 25 ans. En 2016, cette contractualisation de l’aide a été étendue à tous les nouveaux bénéficiaires du RIS, sans limite d’âge. «Il faut davantage expliquer aux travailleurs sociaux comment utiliser le PIIS pour qu’il devienne un outil positif pour les deux parties, et pas seulement un outil de contrôle», insiste Juliette.
«Un univers sombre»
Face à l’évolution du travail social en CPAS, le positionnement des écoles sociales diffère selon les enseignants. Quand certains dissuadent ouvertement leurs étudiants de travailler en CPAS, d’autres (qui y ont souvent eu une expérience professionnelle) tiennent un discours plus nuancé. Comme Carine Tater, qui accompagne notamment les étudiants dans le cadre de leurs stages; à titre personnel, elle remarque que les avis sont assez équitablement partagés parmi ses étudiants stagiaires en CPAS. Il y a «ceux qui sont heureux d’avoir pu se faire leur propre idée, d’avoir rencontré des AS qui ont des valeurs humaines qu’ils défendent dans leur travail» et «ceux qui sont déçus et choqués de constater à quel point certains CPAS imposent des conditions de travail parfois éprouvantes, exigent de la rentabilité, voire manquent d’humanité».
Si un premier job dans un CPAS représente souvent la promesse d’une solide expérience à valoriser sur son CV (en bref, un bon tremplin), la réalité du travail, depuis 2002, a laissé pantois plus d’un jeune. Des services morcelés et de plus en plus spécialisés, un travail administratif omniprésent, des procédures lourdes et chronophages; le tout, aux dépens de l’accompagnement social des usagers.
«Évidemment c’est un univers sombre. Et je le dis aux étudiants: cette activation, cette contractualisation, c’est une crasse infinie. Les PIIS requièrent une charge administrative monstre, c’est une perte de temps en termes de qualité d’accompagnement et en plus ça ne marche pas», tacle Anne Rakovsky, professeure à la HELHa (haute école Louvain en Hainaut) et à la HE2B (haute école Bruxelles-Brabant), par ailleurs ex-AS et ex-conseillère CPAS.
«Il te faudra un an»
Le témoignage de Laura* illustre parfaitement les propos de l’enseignante. Engagée il y a trois mois dans un CPAS, elle a été «formée» en trois jours. «Les premières semaines j’étais complètement démunie, j’avais l’impression d’être une stagiaire.» Très vite surchargée de travail, la jeune AS de première ligne gère déjà plus de cent dossiers. «L’administratif prend la majorité de mon temps. Je sais que d’autres AS se fixent 30 minutes par entretien au maximum, mais moi je ne le fais pas encore. J’accumule du retard, mais je ne me vois pas presser le bénéficiaire en face de moi, je lui laisse le temps de parler.» Pour rattraper son retard, Laura sait qu’elle devra peut-être imiter certains de ses collègues («et ils sont nombreux») qui travaillent le week-end.
Avec ses camarades d’études de l’ISFSC qui travaillent en CPAS, la jeune femme a pris l’habitude de se décharger au téléphone en fin de journée ou le week-end. «Avant, quand mes amies m’expliquaient leur réalité de travail, je n’arrivais pas vraiment à les comprendre. Je me disais qu’elles étaient surchargées comme tout le monde peut l’être. Mais maintenant que j’y suis, je comprends.» Laura voulait «vraiment aider les gens», le CPAS l’a coupée dans son élan. «Ce qui me choque le plus, c’est quand des collègues me disent ‘il te faudra un an’ ou ‘on est tous passés par là’, conclut Laura. Mais moi je ne veux pas m’habituer, c’est la situation qui doit s’améliorer!»
«Ce qui me choque le plus, c’est quand des collègues me disent “il te faudra un an” ou “on est tous passés par là”. Mais moi je ne veux pas m’habituer, c’est la situation qui doit s’améliorer!» Laura, jeune assistante sociale dans un CPAS
Il n’empêche, des échos positifs du CPAS, il y en a. Le plus souvent de la part de travailleurs sociaux d’autres services que le service social général (première ligne). Le jeune André, par exemple, est agent d’insertion et se dit «quand même satisfait» du travail qu’il accomplit: «J’ai la chance d’avoir une certaine liberté, je peux accompagner ou conseiller les personnes pour d’autres problèmes, vu que leur AS est trop occupé.»
Juliette va même plus loin: «Chaque jour, je travaille en dehors du cadre. Tout est tellement procédurier que les gens s’enferment là-dedans et ne laissent plus de place à la créativité. Les procédures que je juge inutiles, il m’arrive de les contourner.»
Changer de l’intérieur
Même s’il est peu reluisant, le constat mérite donc d’être nuancé. Le CPAS est bien une institution contraignante, elle-même soumise à des contraintes législatives, mais des marges de manœuvre subsistent. «Oui, les politiques sociales ont changé et il a fallu modifier les démarches administratives, mais ce serait un danger que de mettre tous les CPAS et tous les travailleurs sociaux dans le même panier, avertit Carine Tater. Certains CPAS ont gardé leur identité, leurs valeurs et continuent de revendiquer la nécessité de prendre le temps.»
Anne Rakovsky ajoute: «Les CPAS sont eux aussi sous pression. Si un CPAS décide de ne pas faire signer de PIIS, il perd de l’argent. Mais si on explique aux futurs travailleurs pourquoi cette contrainte existe et quels en sont les interstices, il y a des étudiants très militants qui vont se dire ‘On y va, on va changer le système de l’intérieur’.»
L’enseignante – qui assure qu’elle retravaillera un jour en CPAS – se dit convaincue qu’une meilleure connaissance des contextes et du cadre légal peut faire évoluer les choses. «J’ai d’anciens collègues qui font un travail extraordinaire. Quand on leur demande de réduire leurs entretiens à 20 minutes, ils protestent. Ils se battent quotidiennement…»
Contrairement à d’autres jeunes diplômés d’écoles sociales, Juliette assure qu’elle n’avait pas ce «côté engagé» pendant les études. «Ça m’est venu en commençant à travailler. Très vite, mes collègues m’ont dit ‘T’es un peu militante toi!’ Je ne me considère pas comme telle, mais engagée, ça oui. En travaillant dans un CPAS, en constatant les vices du système, j’ai trouvé ce pour quoi j’avais envie de me battre.»
[1] Les prénoms suivis d’un astérisque ont été modifiés à la demande des personnes interviewées.