Mercredi 15 février 2023, un peu après 18 h. Une foule compacte gravit l’escalier principal de l’hôtel communal de Schaerbeek avant de venir s’asseoir sous les hauts plafonds tout en lambris de la salle du conseil communal. De style néo-Renaissance flamande, l’endroit est grandiose et inviterait presque à se faire tout petit. Dans un premier temps, la grosse centaine de citoyens occupant désormais une bonne partie de l’espace se contente d’ailleurs de deviser discrètement. Mais vers 18 h 30, l’ambiance change drastiquement. Alors que quelques élus communaux viennent prendre place sur les bancs de l’assemblée, un homme se lève et crie: «On est ici Cécile, on ne bouge pas!»
«Cécile», c’est Cécile Jodoigne (DéFI), la bourgmestre faisant fonction de Schaerbeek. Depuis quelques mois, elle fait face, en compagnie de ses échevins estampillés Écolo-Groen, à un mouvement de contestation de la part d’une partie des habitants de la commune. L’objet de leur courroux? La déclinaison schaerbeekoise de «Good Move», le plan régional de mobilité pour la Région de Bruxelles-Capitale. Approuvé en 2020 par le gouvernement bruxellois, son ambition est d’améliorer la qualité de vie dans les quartiers de la capitale en créant «une ville de proximité où la marche et le vélo sont encouragés». Le plan prévoit de créer des «mailles» où l’usage de la voiture est rendu moins attrayant, le trafic de transit, découragé. Les habitants des communes bruxelloises impliquées ont ainsi vu apparaître bon nombre de rues à sens unique, d’aménagements destinés à dévier la circulation sur les grands axes délimitant ce qu’on appelle désormais des «quartiers apaisés».
Ce soir pourtant, l’ambiance n’a rien d’apaisé à Schaerbeek. Avec l’impression d’être «enfermés» dans leurs quartiers par des trajets en voiture largement allongés, les opposants à Good Move dénoncent pêle-mêle le manque de concertation de la population avant la mise en place du projet, l’absence de prise en considération de la réalité socio-économique de certains quartiers, une gentrification rampante au profit d’un pan des Schaerbeekois davantage rompus aux déplacements en vélo-cargo qu’en camionnette d’homme de métier.
Dans la salle du conseil communal, une partie des quolibets est d’ailleurs dirigée vers Écolo-Groen. La foule scande «Écolo buiten!». Sous les lazzis, Cécile Jodoigne se lance dans un discours monocorde alors que certains citoyens chauffés à blanc se rapprochent des bancs sur lesquels siègent les élus et interpellent vertement ces derniers. La pression devient presque physique, l’ambiance malsaine. Finalement, le conseil communal se termine dans la confusion. Mais comment en est-on arrivé là?
«Le gars qui a besoin de sa voiture, ce n’est pas le type qui peut télétravailler et rouler en vélo. C’est celui qui a quatre gosses et qui a besoin de son véhicule pour travailler.» Youssef, Collectif Princesse Élisabeth
Punition
Dans sa maison située à deux pas de l’hôtel communal, Barbara Verbist scrute la fenêtre donnant sur la chaussée. Depuis l’instauration du plan Good Move et les reports de circulation qui se sont ensuivis, la rue de cette membre du collectif «Better Move», créé en réaction à Good Move, est devenue «une autoroute, et mes temps de trajet au sein de la commune, dans des transports en commun pris au piège, ont triplé», affirme-t-elle. Mais ce qui la dérange le plus, c’est la manière dont le plan aurait, selon elle, été préparé en amont. «Les consultations de citoyens ont eu lieu en plein Covid via des vidéoconférences qui ont permis d’éviter les questions qui fâchent et qui n’ont pas permis de toucher tout le monde, une partie de la population étant sujette à la fracture numérique», déplore-t-elle.
Dans le quartier Princesse Elisabeth, entre la gare de Schaerbeek et la Cage aux ours, Youssef (le nom de famille n’a pas été mentionné à sa demande) effectue le même constat. S’il déclare comme beaucoup ne pas avoir aperçu les toutes-boîtes annonçant les consultations, ce membre du Collectif Princesse Elisabeth en a finalement eu vent et a fini par y participer. Il décrit des séances impliquant une trentaine de personnes dont la moitié d’élus locaux – la commune comprend 130.000 habitants – où en fait de participation, il s’agissait plutôt selon lui d’«information». «Nous avons proposé des alternatives très détaillées à certaines mesures, envoyé plus de 1.000 mails, mais le plan a été introduit tel qu’on nous l’avait présenté», regrette-t-il. Cet épisode a convaincu Youssef que Good Move «est un accélérateur de gentrification, pour favoriser les écolos bobos» au détriment d’autres pans de la population. «Le gars qui a besoin de sa voiture, ce n’est pas le type qui peut télétravailler et rouler en vélo. C’est celui qui a quatre gosses et qui a besoin de son véhicule pour travailler», synthétise-t-il.
Youssef et Barbara se connaissent bien et font partie de la foule qui était présente à l’hôtel communal. Myriam Duchêne, membre de Better Move aussi. Toutes et tous partagent peu ou prou le même positionnement. «Nous ne sommes pas des pollueurs inconscients», explique Myriam Duchêne, qui évoque une «écologie punitive» dressant le portrait de «mauvais automobilistes» face aux «gentils cyclistes». «L’écologie, ce n’est pas ça, insiste-t-elle. Il faudrait être dans l’information plutôt que dans la punition.» Youssef, lui, dit craindre l’effet contre-productif de ce qui se passe actuellement. «Cela crée un sentiment anti-écolo, je vois des gens devenir climato-sceptiques», s’inquiète-t-il.
Dialogue de sourds
Retour à l’hôtel communal de Schaerbeek, quelques jours après le 15 février. Derrière son bureau, Vincent Vanhalewyn (Écolo-Groen), échevin en charge notamment des Travaux publics, ne tortille pas lorsque l’on évoque certains des problèmes évoqués par les opposants. «Nous avons sans doute sous-estimé l’usage communautaire de la voiture dans certains quartiers. Le taux de motorisation y est assez faible, mais il y a le fils qui passe pour faire les courses, un autre qui emmène un parent faire une dialyse», analyse-t-il. Quant aux ratés de la consultation de la population, «je ne suis pas là pour dire que nous avons fait un super travail de participation. Il n’y a pas assez de monde qui ait été mis au courant du plan Good Move», continue l’élu. Un cas qui n’est pas isolé, tant on sait que les processus participatifs sont en général plus courus par les personnes issues des classes socio-économiques favorisées. «Tout cela est symptomatique de villes qui vont avoir une oreille plus attentive à ce que leurs urbains diplômés ont à dire», fait remarquer Benoît Frère, directeur de recherche du FNRS et professeur de sociologie à l’ULiège.
Face à cette situation, la commune a d’ailleurs gelé la mise en place de Good Move dans le quartier de la Cage aux ours après des manifestations en octobre 2022 – lors desquelles certains habitants avaient décroché les panneaux de signalisation – le temps de lancer un nouveau processus participatif plus inclusif pour cette zone, censé aboutir à la fin de l’année scolaire. L’objectif sera, d’après l’échevin, de franchir un écueil: «Ce sont les populations les plus précaires qui sont les premières victimes de la pollution, mais, pour elles, les questions de mobilité ou d’écologie peuvent apparaître comme un problème de riches et générer un sentiment que les politiques à ce niveau sont faites pour les bobos ou pour gentrifier.»
«Les opposants ont le droit de manifester, mais en démocratie il n’est pas acceptable d’empêcher les élus de parler, d’empêcher le débat comme le 15 février. Certains élus ont eu peur.» Vincent Vanhalewyn, échevin des travaux publics
Pour paraphraser Adelheid Byttebier (Écolo-Groen), échevine schaerbeekoise de la Mobilité, il sera donc dans l’intérêt de la majorité de «mettre plus en avant les résultats de Good Move», tout en faisant le bilan du plan après quelques mois. Il faudra aussi, pour Solène Sureau, chercheuse au centre de recherche Sonya de l’ULB, «que les mesures soient accompagnées afin que cette transition soit juste».
Une tâche qui ne sera pas aisée tant les objectifs des opposants semblent parfois différents, entre retrait pur et simple du plan, amélioration des transports en commun et attente d’un geste fort de la commune afin de restaurer la confiance. Tous les opposants se retrouvent par contre sur un point: ils et elles entendent bien continuer à mettre la pression sur la majorité communale. Un point qui fait réagir Vincent Vanhalewyn. «Ils ont le droit de manifester, mais, en démocratie, il n’est pas acceptable d’empêcher les élus de parler, d’empêcher le débat comme le 15 février. Certains élus ont eu peur. Il va falloir arrêter cela.» À voir si cela est possible. Pour Barbara Verbist, l’ambiance très électrique du 15 février s’explique par l’attitude de la majorité, qu’elle présente comme sourde aux revendications de citoyens «n’ayant peut-être pas toujours les codes, mais qui s’expriment et qu’il faut entendre». Sans un signe, Myriam Duchêne dit d’ailleurs craindre une ambiance encore plus explosive lors du prochain conseil communal. «On est entrés dans une sorte de dialogue de sourds», déplore-t-elle…