Jeudi 14 août, 16 heures 30. Les portes de l’église Sainte-Croix, à Ixelles, s’ouvrent. Les quelque 200 réfugiés Afghans avancent d’un pas mal assuré versla sortie. Certains d’entre eux sont enfermés dans l’édifice depuis le 24 juillet dernier. Ils ont observé une grève de la faim, de manière plus ou moins rigoureusedans l’attente d’un statut, d’une promesse de régularisation après l’ordre qui leur avait été intimé par l’Office des étrangers de quitter le territoirebelge. Après 22 jours d’attente, donc, et de multiples tentatives de négociation ou médiation, leur calvaire prend fin. Avec un résultat en demi-teinte (car tous ne serontpas régularisés) mais qui leur permet de sortir la tête haute. Et au ministre de l’Intérieur de ne pas perdre la face.
Il aura finalement fallu toute la perspicacité, la patience, la diplomatie du médiateur fédéral, Pierre-Yves Monette, pour parvenir à concilier les points de vuedes réfugiés afghans et du ministre de l’Intérieur, Patrick Dewael, qui n’entendait pas accepter l’idée même d’une mesure générale derégularisation collective. Avant Pierre-Yves Monette, d’autres tentatives menées par le (maintenant ex-) Commissaire général aux réfugiés, Pascal Smet ou parVictor Bricout, magistrat émérite, avaient échoué. Le bras de fer de trois semaines aura porté sur les conditions de la régularisation demandée parles grévistes de la faim. Pour bien saisir l’enjeu de la négociation entreprise par les réfugiés Afghans, il n’est pas inutile de revenir sur laréglementation actuellement en vigueur à l’Office des étrangers.
Les circonstances exceptionnelles : le flou artistique
Il n’existe dans la législation belge qu’une disposition à partir de laquelle s’est développée une pratique administrative de régularisation : il s’agit del’alinéa 3 de l’article 9 de la loi du 15 décembre 1980 relative à l’accès, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers. Cetalinéa 3 de l’article 9 prévoit une exception à la règle générale selon laquelle toute demande pour obtenir un droit de séjour en Belgique doitêtre introduite auprès du consulat/ambassade belge dans le pays d’origine. Et cette exception est l’existence de circonstances exceptionnelles : en cas de circonstances exceptionnelles,une demande de séjour de plus de trois mois peut être introduite auprès du Bourgmestre du lieu de résidence (qui la transmet à l’Office des étrangersaprès vérification de la résidence effective). Toute demande de régularisation se voit par conséquent soumise à une condition de recevabilité : lajustification pour l’étranger de sa difficulté ou de son impossibilité à introduire sa demande de séjour dans son pays d’origine. Cette notion de circonstancesexceptionnelles, qui n’est pas définie dans la loi mais qui trouve des illustrations dans la jurisprudence du Conseil d’État, est appréciée trèssévèrement par l’Office des étrangers de sorte que la plupart des demandes ne passent même pas le cap de la recevabilité. Quant aux circonstances humanitairespouvant être invoquées au fond, celles-ci ne sont pas non plus définies. Dans bon nombre de cas, elles se confondent dans les faits avec les circonstances exceptionnellesprécitées. Mais les critères sur lesquels se base l’Office des étrangers ne font l’objet d’aucune réglementation. En outre, il s’agit d’une procédureadministrative sans débat contradictoire et sans réelle instance d’appel, le Conseil d’État ne jugeant pas du fond du dossier mais de la qualité de la motivation desdécisions de l’administration.
Une absence de critères légaux de régularisation, de débat contradictoire et de voie de recours au fond qui incitent le groupe de soutien juridique del’assemblée des voisins d’Ixelles1 (qui a soutenu les Afghans tout au long de leur grève) à dénoncer « un mécanisme purement discrétionnaire, caril y a toujours de bonnes ou de mauvaises raisons pour affirmer que les conditions sont remplies ou non. Le droit appliqué aux étrangers est un droit fait de procéduresd’exceptions, de circulaires changeantes, d’insécurité juridique et constitue un monde parallèle. »
Mais qu’ont-ils obtenu ?
Concrètement, les Afghans ont obtenu plusieurs avancées qui concerneront d’autres demandeurs d’asile :
> Le ministre de l’Intérieur engage son administration à respecter à l’avenir un critère objectif de régularisation qui concerne un certain nombre de demandeursd’asile. Ce critère n’a pas été inventé pour l’occasion, il est repris tel quel, et parmi d’autres, de la loi de régularisation du 22 décembre 1999. Cecritère est le suivant : Toute personne qui a demandé le statut de réfugié et qui n’a pas reçu de décision exécutoire dans un délai de troisans (familles avec enfants scolarisés) ou quatre ans (personnes seules ou couples sans enfants) peut être régularisée à moins que le ministre ne juge qu’ellereprésente un danger à l’ordre public ou la sécurité nationale.
> Le ministre s’engage à traiter les demandes de régularisation dans un délais de trois mois. Ce n’est pas un mince engagement, lorsque l’on sait qu’aujourd’hui il fautattendre quinze mois pour obtenir une réponse.
> Le ministre admet le manque d’objectivité du Commissariat général aux réfugiés et apatrides dans ces évaluations de la situation humanitaire etsécuritaire d’un pays. Il devra donc à l’avenir prendre ces décisions sur un échantillon de rapports beaucoup plus large, et notamment l’avis du ministère desAffaires étrangères qui a priori n’est pas concerné par la question du retour.
> Les demandeurs d’asile déboutés, mais dont l’ordre de quitter le territoire est suspendu auront dorénavant le droit d’obtenir un permis de travail. Cette mesurenécessite une modification de l’Arrêté Royal du 6 février 2003 et dépend de l’action du ministre de l’Emploi, Frank Vandenbroucke.
Cette amorce de dévoilement des pratiques de l’Office des étrangers est actuellement poursuivie par une série de collectifs et d’institutions telles que le Mrax ouencore la Ligue des droits de l’homme. Car pour quelques centaines de dossiers qui auront à présent la certitude d’un traitement objectif, il en reste des dizaines de millierspour lesquels la discrétion reste de mise, un contentieux aujourd’hui plus important que l’ensemble de la procédure d’asile et qui explique la multiplication desactions de protestation et de grève de la faim dans le pays. Tout récemment encore, des réfugiés kurdes ont cessé une grève de la faim de plus d’unmois et seize demandeurs d’asile Iraniens se sont retranchés depuis maintenant une semaine dans une chambre du Petit Château, le centre ouvert pour demandeurs d’asile (Bruxelles), afind’obtenir le statut de réfugié.
1. Convoqués en assemblées démocratiques sur les marches de l’église, les voisins ont, au-delà de l’assistance juridique et morale, égalementcontribué à aider à la situation sanitaire des réfugiés aux côtés de la Croix-Rouge : colis d’hygiène, préparation de soupes,nourriture et langes pour les bébés, animation des enfants, etc.