Les avocats n’en peuvent plus. Leur rémunération, dans le cadre de l’aide juridique gratuite, est en baisse. Le risque : une baisse concomitante de la qualité de l’aide fournie aux plus pauvres. Entretien avec Amaury de Terwangne1, responsable de la section jeunesse du Bureau d’aide juridique de Bruxelles.
AE : Les avocats pro deo ont entamé un vaste mouvement de protestation. Le mercredi 23 mai, la section « jeunesse » du Bureau d’aide juridique de Bruxelles a ajouté son grain de sel par une action de grève qui a paralysé le tribunal de la Jeunesse. Pourquoi allez-vous aussi loin ?
Amaury De Terwangne : Parce que tous les autres moyens de nous faire entendre n’ont pas réussi. Les manifestations devant le cabinet de la ministre de la Justice, les rencontres, les débats, rien n’a fonctionné. Il est vrai que certains justiciables en pâtissent, mais nous n’avons plus d’autres moyens.
AE : Votre colère est grande. Elle concerne la rémunération des avocats pro deo. Concrètement, que demandez-vous ?
ADT : Les prestations des avocats correspondent à des « points ». Le point a un prix. Ce prix est passé de 26,90 euros à 24,40 euros. Alors que la plupart des autres professions voient leur salaire augmenter grâce à l’indexation, le nôtre baisse. Un avocat classique perçoit une rémunération de 75 à 95 euros bruts de l’heure. Un traducteur ou un garagiste est à un niveau de 50 euros bruts. Dans le cadre d’un pro deo, nous sommes heureux avec un taux moyen horaire de 30 à 35 euros bruts, dans le meilleur des cas. Nous ne nous battons pas pour une rémunération d’avocat classique, mais pour une rémunération décente. Dans un premier temps, nous demandons le minimum : garder intactes nos conditions de travail et donc garder la rémunération de 26,90 euros le point. Au-delà, nous pensons qu’il faut une revalorisation de nos fonctions.
L’aide juridique pour les nuls
L’aide juridique permet de bénéficier de l’assistance gratuite (ou partiellement gratuite) d’un avocat.
Qu’il s’agisse d’une procédure judiciaire ou administrative, d’un conseil approfondi ou d’une médiation, certaines personnes peuvent obtenir l’aide d’un avocat « pro deo ».
Pour cela, il faut remplir certaines conditions de ressources :
La personne isolée dont le revenu mensuel net est inférieur à 907 euros peut se prévaloir d’une assistance juridique totalement gratuite. Pour un revenu compris entre 907 et 1165 euros, l’aide est partiellement gratuite. Les sans-papiers ou les mineurs peuvent aussi obtenir la désignation d’un avocat pro deo.
Le risque d’une moindre qualité
AE : Pourquoi le prix du « point » a-t-il baissé ?
ADT : La somme que l’Etat consacre au pro deo est une enveloppe fermée. Quand davantage de personnes rentrent dans les conditions de l’aide juridique, il y a plus de travail, le point est donc moins payé. Du coup, plus la société se précarise, plus il y a de gens qui rentrent dans les conditions du pro deo, plus nous travaillons à perte. On nous répond que le budget consacré à l’aide juridique a déjà considérablement augmenté. Mais lorsque Laurette Onckelinx (PS), alors ministre de la Justice, avait augmenté ce budget, elle avait aussi relevé le seuil de revenu permettant d’accéder à l’aide juridique. Par conséquent, la rémunération n’avait pas augmenté. Je pense qu’il est nécessaire de sortir du système « enveloppe fermée ».
AE : Une fois la prestation effectuée, l’attente est longue pour obtenir une rémunération…
ADT : En effet. Il faut attendre parfois plusieurs années. Imaginons que j’ouvre un dossier jeunesse en 2012 et que je le clôture en mai 2015. Je rends mon rapport en juin 2015. Je ne serai payé qu’en juin 2016. Il est donc assez difficile de débuter en faisant essentiellement du pro deo.
AE : Le politique aurait pu entendre votre revendication minimale de conserver votre rémunération, pourquoi n’avez-vous pas été entendus ?
ADT : Les moyens des politiques sont limités. Et ils ne les mettront que là où ça crie le plus. Nous en arrivons donc à devoir faire des grèves qui marquent les esprits.
AE : Quelles sont les conséquences de cette faible rémunération ?
ADT : En dessous d’un certain seuil, une faible rémunération atteint la qualité de l’aide juridique qui est offerte. Certains avocats abandonnent, d’autres vont être tentés de consacrer moins de temps au pro deo. Il faut savoir que certains avocats, comme moi, suivent plus de la moitié de leurs affaires en pro deo. Dès que l’on défend des mineurs, il s’agit de pro deo. C’est automatique. Car en défendant un mineur, l’avocat doit être indépendant des parents. Dès lors, l’impact financier n’est pas négligeable.
AE : Ce peu de considération que vous décrivez, ne remet-il pas en cause l’idée d’une aide juridique de qualité ?
ADT : Oui, il y a eu un changement important à l’époque de la loi sur l’Aide juridique de 1998. Avant, les avocats pro deo étaient des avocats stagiaires, avec peu d’expérience. On se « faisait la main » avec du pro deo. A partir de 1998, on a changé de logique. Seuls des avocats volontaires pouvaient faire de l’aide juridique. Un avocat avec 20 ans de métier peut donc accepter de prendre des dossiers en pro deo. Il s’agit d’une forme d’engagement, avec un corollaire : la formation spécifique. Par exemple, pour faire partie de la section jeunesse, les avocats doivent passer un examen, puis ils doivent suivre une formation continuée de 10 heures minimum par an. C’est un mouvement pour que l’Aide juridique devienne qualitativement meilleure.
Un mouvement qui se radicalise
Les avocats des bureaux d’aide juridique du barreau de l’ordre francophone des avocats sont en « grève » depuis le premier avril.
Concrètement, cela veut dire que les désignations d’avocats pro deo sont suspendues sauf pour les dossiers urgents.
En parallèle, certaines sections organisent des journées d’action, comme celle de la section jeunesse du mercredi 23 mai. Deux autres journées d’action sont prévues pour la fin du mois de juin.
« L’Etat n’a pas l’ambition de ce qu’il veut mettre en place »
AE : Quant au public des mineurs, il doit certainement réclamer une attention spécifique ?
ADT : Derrière chaque cas de pro deo, il y a l’idée de l’engagement. Cette catégorie de justiciables, ces publics sont souvent « carencés », ils ont besoin d’une écoute particulière. Il nous faut souvent les renvoyer vers des services spécialisés. Car ils sont confrontés à bien des problématiques. Il est nécessaire de comprendre l’environnement du client, ce qui nécessite une certaine spécialisation. Concernant les mineurs, nous devons souvent nous déplacer. Par exemple pour les rencontrer en institution, ce qui prend du temps. L’avocat, pour un mineur, n’est pas un luxe. Sa présence est essentielle devant le juge de la Jeunesse. Combien de jeunes me parlent en face à face et se taisent face au juge ? Presque la moitié. Et puis la matière « Jeunesse » se complexifie. Il faut connaître le droit pénal, le droit de la Jeunesse, il faut faire des interventions auprès du Service d’aide à la jeunesse, devant un fonctionnaire sanctionnateur pour des incivilités, dans une école ou devant le tribunal. La matière se complexifie et l’on a des jeunes de plus en plus abîmés, en manque de repères, voire avec des problèmes psychiatriques.
AE : De manière générale, vous constatez qu’on demande davantage aux avocats tout en les payant moins…
ADT : L’Etat n’a pas l’ambition de ce qu’il veut mettre en place. On vote des lois proclamant qu’il faut un avocat puis on ne s’en donne pas les moyens. Prenons l’exemple de la loi Salduz (la loi Salduz a été adoptée suite à un arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme qui oblige les Etats membres du Conseil de l’Europe a offrir les services d’un avocat dès les premiers instants d’une garde à vue). La loi est là, mais son application est rendue très complexe, car cela a coûté à des avocats de suivre des affaires dans le cadre de « Salduz ». Cela a un coût, c’est vrai. Mais quand un pays vote des lois, il doit assumer celles-ci.
Un cabinet qui temporise
Du côté du cabinet d’Annemie Turtelboom (VLD), ministre de la Justice, on temporise. Lors d’un bref contact téléphonique, il nous a été assuré que la ministre agissait en trois temps. Tout d’abord, son équipe réfléchit à la meilleure façon d’améliorer l’aide juridique « en concertation permanente avec les barreaux ».
Au niveau financier, « la ministre va défendre la revendication du retour à une valeur de 26,90 euros le point lors du prochain contrôle budgétaire de juillet. »
Enfin, la ministre a demandé une étude à l’Institut national de criminalistique et de criminologie, afin d’améliorer le système. Car, toujours selon le cabinet de la ministre, « le budget de l’aide juridique a doublé en quelques années. C’est un système qui coûte plus cher que dans les pays voisins. »
1. Amaury de Terwangne, avenue Brugman, 29 à 1060 Bruxelles.
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