À Bruxelles, l’asbl «Bulle» s’est inspirée d’un projet australien pour créer une wasserette mobile pour sans-abri. Sa camionnette, aux allures de «sound system» un peu étrange, arpente les rues de la capitale depuis 2018, sous un ciel cependant bien moins coloré que «Down Under»…
«Well, I had a dream, I stood beneath an orange sky. With my brother standing by» («Eh bien, j’ai rêvé que je me tenais sous un ciel orangé, mon frère à mes côtés»). En 2014, deux jeunes Australiens un peu perchés s’inspiraient de ce couplet d’une chanson d’Alexi Murdoch pour lancer un projet nommé «Orange Sky Laundry». Rien à voir avec l’opérateur téléphonique. Rien à voir, non plus, avec une agence de voyages qui tenterait de vendre du rêve. Lucas Parchett et Nicolas Marchesi entendaient créer «la première wasserette mobile au monde pour sans-abri». Très vite, les images de leur camionnette remplie à ras bord de machines à laver se mirent à circuler un peu partout. Ils sont forts en communication, Lucas et Nicholas. Forts comme seuls les Anglo-Saxons peuvent l’être. Leur site, blinquant, regorge de belles photos, liste dès la première page le nombre de machines effectuées en une semaine ainsi que… le nombre d’heures de conversation consacrées aux sans-abri.
Dimitri a le verbe facile. Dans une petite bouteille, il a planqué ce qu’il appelle de «l’eau russe». «En fait, c’est de la vodka, avoue-t-il en lâchant un clin d’œil. Je ne veux pas que tout le monde pense que l’on peut boire ici
Fatalement, une idée aussi frappante et une communication aussi efficace ne pouvaient que susciter la curiosité, faire naître des vocations. En Belgique, le rejeton d’Orange Sky Laundry s’appelle «Bulle» et il est actif depuis mars 2018. Quand on dit rejeton, il s’agit vraiment d’un rejeton. Les porteurs du projet «Bulle» se sont inspirés d’Orange Sky Laundry. Ils ont même rencontré Nicolas Marchesi, alors qu’il faisait un tour en Europe. Même si, par la suite, «Bulle» a suivi son propre chemin. Et que, précisons-le tout de suite, lorsque Alter Échos s’est rendu à l’une de leurs permanences tenues place Flagey, à Bruxelles, le ciel n’était pas vraiment orange. On était loin de l’image d’Épinal, celle d’un horizon coloré flottant langoureusement au-dessus du bush australien. Les pavés de la place Flagey étaient gluants d’humidité, glacials. Le ciel tirait plutôt sur le gris/blanc, tendance dépression d’hiver. Mais l’esprit était là..
Du café très sucré
Dans un coin de la place Flagey, près de la friterie et à deux pas d’un groupe de Roms en train de se faire cuire du lard tout en dansant sur de la turbofolk, la camionnette de «Bulle» s’est gentiment immobilisée. Ses portes se sont ouvertes. Il a d’abord fallu raccorder les machines à l’électricité, tout en prévoyant un adaptateur afin qu’elles n’explosent pas: la borne d’alimentation – qui sert aussi les jours de marché – envoie du 400 volts… Puis sortir les tuyaux, pour se raccorder à l’eau. Enfin, les premiers volontaires pour une lessive sont arrivés. Interdit de traîner: sur la permanence de quatre heures, seuls huit packs «lessives + séchage de sept à huit kilos de linge» sont possibles. Priorité aux premiers arrivés, donc. «Il n’existe pas vraiment de meilleur système. Du coup, ça génère parfois des tensions. Il y en a aussi qui poussent de temps en temps leur panier du pied histoire de tenter de gagner une place», explique Clément, un des bénévoles présents sur place.
Pour tuer le temps en attendant que les machines aient fini de tourner, on discute, on fume une cigarette, et on boit aussi un petit café, gracieusement offert par «Bulle». 100 breuvages et un sacré paquet de sucre peuvent ainsi être servis en une seule permanence. «Il y en a qui ajoutent vraiment beaucoup, beaucoup de sucre. Le café prend alors une fonction réchauffante à cinquante pour cent, mais aussi nutritive pour les cinquante autres pour cent», sourit Rafaele Dumas, la seule salariée de «Bulle». Sur une chaise, en face de la camionnette, un homme somnole, malgré le froid. «Ici, il s’agit aussi d’une bulle de sûreté dans un milieu souvent dur. Il n’y a pas de violence. Les gens se relâchent», commente Clément.
Un peu plus loin, c’est Dimitri qui fait le spectacle. Dimitri a le verbe facile. Dans une petite bouteille, il a planqué ce qu’il appelle de «l’eau russe». «En fait, c’est de la vodka, avoue-t-il en lâchant un clin d’œil. Je ne veux pas que tout le monde pense que l’on peut boire ici, cela pourrait tendre l’atmosphère.» Malgré la «bulle de sûreté», l’ambiance peut donc parfois aussi se corser entre «bénéficiaires». Dimitri en sait quelque chose: en plus de bénéficier des services de «Bulle», il a aussi été bénévole pour le projet, comme certaines autres des dix personnes qui consacrent leur temps à faire tourner «Bulle» chaque semaine.
Tout à coup, un léger bruit vient interrompre toute cette petite vie de village, comme l’appelle Clément. Le véhicule de «Bulle» se met à trembler légèrement. Rien de grave. Juste la fin d’un cycle de lavage. La machine située à l’arrière du véhicule est passée en mode essorage. À regarder tout cet attirail, on se dit qu’il y a quelque chose de presque graphique dans l’aspect de cette camionnette, toutes portes ouvertes sur de grosses machines à laver évoquant de gigantesques subwoofers (caissons de basses) prêts à cracher leurs décibels. Dingue, aussi, de sentir des effluves de poudre à lessiver en plein milieu de la place Flagey, à 20 mètres d’une friterie où, d’ordinaire, c’est l’odeur des poulycrocs qui fait la loi…
Dans un coin de la place Flagey, près de la friterie et à deux pas d’un groupe de Roms en train de se faire cuire du lard tout en dansant sur de la turbofolk, la camionnette de «Bulle» s’est gentiment immobilisée
Attention à la poudre
Café à la main, Rafaele Dumas sourit quand on lui confie les visions que nous inspire la camionnette de «Bulle». Il faut dire qu’elle a des questions plus terre à terre à prendre à bras-le-corps. Il y a la camionnette, justement, qu’il faut tout doucement penser à remplacer. Elle était déjà en fin de parcours lorsque le Centre d’action laïque la céda à «Bulle» il y a deux ans et depuis elle a manqué plusieurs fois de se faire recaler au contrôle technique. Il y a aussi la réserve de poudre à lessiver, qui s’amenuise dangereusement. Le nombre de bénévoles qu’il faudrait faire grimper. Ou encore la quantité de permanences – trois à l’heure actuelle situées à Flagey, gare du Midi et gare Centrale – que l’asbl souhaiterait augmenter. «Notre objectif à un an est de développer une deuxième ‘Bulle’, une deuxième camionnette, explique-t-elle en tirant sur sa cigarette. Pour cela, nous allons devoir trouver des financements. D’autant que nous voulons aussi développer le projet ailleurs en Belgique, avec des partenaires, que ce soit à Namur, Charleroi…» Les «bulles», sous un ciel bien gris «made in Belgium», ont peut-être de beaux jours devant elles.