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Regard critique · Justice sociale

Sport

Haltères Échos

Alter Échos a poussé les portes automatiques du Basic-Fit du coin pour voir comment le géant du fitness appâtait le client, et pourquoi tout le monde y allait sans se poser de questions. Bienvenue dans un lieu quasiment religieux, où l’on vient juste pour faire un peu de sport… ou bien se fabriquer un nouveau corps et se sentir transcendé.

(c) Julien Kremer

«Faites attention à ne rien vous casser!» La réceptionniste qui m’accueille tout sourire pour m’introduire dans le monde merveilleux du fitness low cost fait bien de me prévenir: c’est la première fois de ma vie que je mets les pieds dans une salle de sport, et je ne sais pas par où commencer. «Le gros inconvénient ici c’est qu’on est livré à soi-même… On peut se faire mal si on ne connaît pas les machines», me lâche un septuagénaire en train de pédaler péniblement sur un vélo électrique. «Moi je suis ici dans le cadre d’une revalidation, je viens deux ou trois fois par semaine, c’est pas cher et c’est facile d’accès.» Facile tout est relatif, puisque ça fait cinq minutes que j’essaie d’enclencher ce «smart bike» en appuyant sur n’importe quel bouton. «Vous devez commencer par pédaler quelques secondes et l’écran s’allumera.» Chez Basic-Fit tout est digitalisé afin de réduire, encore et toujours, les coûts: on entre dans la salle en scannant un code QR, si on veut comprendre comment fonctionnent tous ces engins barbares on doit scanner d’autres codes QR, la plupart des entraînements collectifs proposés sont en mode virtuel (les cours GXR), et la chaîne vous encourage à télécharger son application pour «développer votre communauté» à défaut de socialiser sur votre selle ou votre tapis roulant, puisque tout le monde ici est concentré sur la fabrique de son corps, un casque audio sur les oreilles, dans une logique de «You Against You», spéciale dédicace à Rocky IV, le tube immortel «Burning Heart» de Survivor.

«C’est vraiment devenu une pratique de masse, parce qu’il y a une recherche de bien-être et de santé qui est à la mode: on veut avoir un corps qui peut lutter contre toutes les formes de vulnérabilité.»

Guillaume Vallet, Université de Grenoble

Selon Guillaume Vallet, professeur d’économie à l’Université de Grenoble et auteur de l’ouvrage La Fabrique du muscle, la salle s’apparenterait en effet à «une épreuve de vie», un «lieu sacralisant la douleur», qui permet «d’accéder à une certaine transformation de soi, voire à une rédemption». On n’en est pas encore là, même si de fait l’on sent poindre une petite gêne au niveau de la cuisse, ça fait quand même déjà 11 minutes qu’on pédale en essayant de déchiffrer ce que ce vélo high-tech essaie de nous dire. «Le carré pointillé vert qui clignote, c’est le niveau de difficulté: si tu as une seule ligne verte, c’est comme si tu roulais sur du plat, et, plus il y a de lignes vertes, plus tu montes en niveau», m’explique mon neveu à qui j’ai envoyé un message sur Insta, puisque ici tout le monde est dans sa bulle, «l’appartenance à la catégorie ‘élite’ de la pyramide de l’engagement étant associée à une forme de solitude», m’explique Guillaume Vallet. J’appuie sur «STOP»: l’écran du vélo bionique m’informe que j’ai perdu 15 calories. Je ne sais évidemment pas ce que cela signifie, il n’y a aucun professionnel du sport dans les environs, juste deux-trois écrans télé qui assènent que «Tout ce que je fais aujourd’hui portera ses fruits à l’avenir», «The body achieves what the mind believes» ou le très Julia Roberts «Vivre Aimer Bouger», j’en ai presque les larmes aux yeux, je sens que ma vie va changer.

Un corps contre les vulnérabilités

Au-delà de l’aspect usinier et kolkhozien du lieu (ai-je mentionné l’horrible état des douches et des toilettes? Les casiers sans cadenas? La décharge de toute responsabilité si vous vous luxez une épaule en soulevant ce truc rond qui pèse des tonnes), ce qui frappe, c’est la mixité des usagers: on y croise en gros toute la société, du jeune qui veut se muscler au vieux qui veut rester en vie, du culturiste du dimanche au tiktokeur fan de Tibo InShape, du touriste qui prend une bonne résolution après la dinde de Noël et la murge du 31 au joggeur qui préfère courir en salle qu’au milieu du trafic. «C’est vraiment devenu une pratique de masse, parce qu’il y a une recherche de bien-être et de santé qui est à la mode: on veut avoir un corps qui peut lutter contre toutes les formes de vulnérabilité», précise Guillaume Vallet. «Et c’est encore plus vrai chez les jeunes, qui cherchent quelque chose de facile d’accès, d’abordable, et qui correspond à leur flexibilité et à leur mode de vie où tout doit aller vite… C’est presque une forme de sous-culture.» C’est en effet ce qui transparaît dans le message de mon neveu: «Ce qui est pratique, c’est que tu peux aller dans n’importe quelle salle de la chaîne et, d’un point de vue social, c’est cool, parce que c’est facile d’y retrouver des potes, c’est pas comme dans une salle plus privée.»

«Le seul point négatif, c’est qu’il y a des heures où c’est l’enfer tellement y a du monde, tu dois même faire la file pour accéder aux machines de ton choix.»

Mon neveu, fan de Basic-Fit

Si «le souci du corps transcende donc les catégories sociales, d’âge comme de genre», selon Guillaume Vallet, il est vrai qu’on croise chez Basic-Fit beaucoup de jeunes en plein bourgeonnement, pour qui un corps sain, surtout dans notre société de l’image et donc du regard, est synonyme d’assurance, de performance et donc d’absence de faiblesse. Le corps comme salut, comme refuge, comme armure, à une époque post-Covid où l’objectif fantasmé est «la mise à distance, voire la négation, de la mort»: le corps n’est donc pas «que» matière physique, il est aussi «un marqueur social et le reflet d’une certaine condition», celle d’être résistant à toute forme d’attaque venant de l’intérieur (disons la puberté), mais aussi de l’extérieur… «Il y a en effet un besoin, une envie, chez les jeunes, de se confronter pour affermir leur identité. Le muscle n’est donc pas qu’esthétique, il se veut également fonctionnel. Il faut être prêt à faire face à toute agression et/ou contrainte qui surviendrait de l’extérieur», analyse Guillaume Vallet.

Te donner confiance tout en prenant l’oseille

Le corps en forme pour se donner le sentiment de maîtriser son existence, et par là le monde: ou comment optimiser son «self» et donc, aussi, si l’on parle des autres catégories sociales (du cadre dynamique au chômeur longue durée), renvoyer «un signal de productivité économique comme d’intégration sociale». Se dépasser, c’est rester dans la modernité, c’est avoir prise sur le réel, c’est espérer «transformer cette ressource en capital», c’est «parvenir à posséder un pouvoir sur soi» (Michel Foucault) et donc sur les autres «car dans une société qui cherche justement à tout contrôler, cela démontre un degré de maîtrise de soi que les autres n’ont pas», continue le professeur de l’Université de Grenoble. Méditons là-dessus tout en suant sur ce rameur qui «entraîne le cardio, le bas et le haut du corps», bref «Tout en un!», comme c’est expliqué dans l’ABC de Basic-Fit, sur leur site internet. Tout en un, un en tout: à l’heure de «la faillite des grandes idéologies collectives», Basic-Fit arrive en sauveur et te dit de toi-même te fixer des règles contraignantes pour «organiser ta propre production», et en jouir par toi et pour toi. Te donner bonne conscience tout en prenant l’oseille: c’est ce qu’on appelle une logique d’entreprise bien ficelée, qui transforme notre corps en capital… ou vice versa. En définitive, nous payons pour «travailler»: «Travailler notre corps en dehors des heures de travail pour le conformer aux nouvelles attentes sociales», analyse Guillaume Vallet… Et au final tout le monde est gagnant. Enfin surtout Basic-Fit.

Le géant hollandais n’est pas près de calmer le jeu, puisqu’il espère atteindre les 3.500 clubs d’ici à 2030… Alors qu’en 2010 il en comptait… 150.

Avec son milliard de chiffre d’affaires en 2023, ses 1.402 clubs en Europe dont 222 en Belgique, ses 3,75 millions d’abonnés et ses 8.000 employés, l’entreprise néerlandaise peut en effet se targuer d’être la plus grosse chaîne de fitness dans le monde. Une belle et grande «orange family» cotée en bourse depuis 2016, qui a enterré, en l’espace de quelques années, toute la concurrence. Peu importe les sanctions (en juillet dernier, l’enseigne écopait encore d’une amende pour avoir mal informé les consommateurs sur ses abonnements), peu importe ses pratiques de concurrence jugées agressives et déloyales par les autres pros du secteur, obligés de raboter leurs tarifs, et même de fermer boutique, le géant hollandais n’est pas près de calmer le jeu, puisqu’il espère atteindre les 3.500 clubs d’ici à 2030… Alors qu’en 2010 il en comptait… 150. Peu importe oui si le profit prime l’humain, puisque l’humain, homme ou femme, jeune ou vieux, riche ou pauvre, s’y rend pour une seule chose: faire un peu/beaucoup de sport sur des machines qui fonctionnent, point barre. «Le seul point négatif, c’est qu’il y a des heures où c’est l’enfer, tellement y a du monde, tu dois même faire la file pour accéder aux machines de ton choix», confie mon jeune adulte de neveu… Attirer un maximum de «consommateurs parfaits», à savoir ceux qui s’abonnent après les fêtes ou la rentrée puis viennent trois fois avant d’abandonner, c’est le cœur d’affaires de Basic-Fit, et ça fonctionne: il suffit de voir mon bide, toujours bien là à me toiser d’en bas. «Food for empowerment», lis-je encore sur un écran mural tandis que j’hésite entre les haltères devant le miroir et ce fauteuil massant à l’entrée – hélas réservé, forcément, aux abonnés «premium»… Allez, comme le rappelle Apollo à Rocky dans Rocky 4: «Devant le résultat, là tu pigeras, devant le résultat, tu pigeras! Fais-moi confiance!» Allez! «C’est pas fini tant que la cloche n’a pas sonné!»

Grégory Escouflaire

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