À l’initiative de Tout Autre Chose, un rassemblement de toutes les forces vives opposées à la politique du gouvernement actuel s’est tenu le 15 décembre dernier à la Tentation, à l’occasion de la grève générale. Dans la série d’interventions à la tribune sur place, voici, épinglée et traduite, celle du philosophe Lieven De Cauter, qui met l’accent sur l’essence même des choix politiques à venir, venant de membres du gouvernement aux orientations idéologiques plutôt discutables. Bonne lecture !
Traduction par Marie-Eve Merckx
Lieven De Cauter : « Sinistre! ‘Sinistre’, c’est le mot qui vient à l’esprit lorsque vous prêtez une oreille attentive aux hommes politiques actuellement au pouvoir. Bart de Wever, le bourgmestre d’Anvers et premier ministre de l’ombre, voulait déployer l’armée pour protéger le quartier juif. Juste une idée au vol? Jan Jambon, son acolyte, à présent ministre de l’Intérieur, veut déployer l’armée aussi! Oui, l’armée devrait prendre en charge des tâches policières. Extrêmement sinistre. L’armée est envoyée lors d’états d’urgence, comme les catastrophes naturelles (pour remplir des sacs de sable, remparts contre les inondations, pour évacuer les civils), Et si ce n’est pas le cas, il s’agit alors de l’état d’exception: la suspension de la loi pour défendre le système contre le soulèvement, la révolte, la conspiration ou le coup d’État. Dans tous les cas de figure, des troubles graves qui menacent la stabilité et la survie de l’Etat. Sinistre.
Jambon veut également déléguer plus de tâches policières aux firmes de sécurité privées, alors que selon de nombreux rapports, ces firmes sont mal contrôlées et opaques. Sinistre.
Toutes les grèves sont politiques (du moins, au sens large). Cependant, si un homme comme De Wever qualifie cette grève de politique et dit des syndicats qu’ils sont le « bras armé du PS », il y a là plus que de sinistres nuances. Ce sont des connotations. Car que dit-il précisément? Que cette grève ne porte pas sur des questions sociales, mais qu’elle vise à renverser le gouvernement. En fait, il prétend qu’elle a pour objectif de donner lieu à ce que les Américains appellent « un changement de régime ».
Contre une grève politique, au sens technique d’une tentative de renversement d’un régime (Sorel!), l’État a tous les droits de répliquer avec la loi martiale, l’état d’exception. L’idée d’envoyer l’armée sur le terrain doit être considérée dans cette optique. Ai-je raison d’employer le terme «sinistre»?
Eh bien, bon sang, à mes yeux ceci devient dès lors une grève politique. J’étais en état de choc après la lecture d’un article paru dans De Standaard et qui décrit comment d’anciens membres du KVHV – une organisation étudiante de droite – font main basse sur toute une série de postes clés au sein de l’Etat. J’ai soudainement visualisé une prise de pouvoir silencieuse de l’Etat.
Oui, il est temps de changer de régime. Nous en avons plus que marre de la doctrine du choc, de la politique d’austérité, de cette hégémonie néo-libérale. Cela sonne révolutionnaire, n’est-ce pas ? Eh bien, pas du tout: nous voulons défendre l’Etat providence, nous défendons le modèle du dialogue social. Nous avons besoin d’un retour à l’ancien régime du dialogue social, qui se trouve à présent renversé par les personnes au pouvoir. À cet égard, ce sont eux les révolutionnaires, mais de tendance droitière.
Car en clamant que cette grève est politique, De Wever a montré une fois de plus qu’il était un extrémiste néo-conservateur. D’une certaine manière, il aime l’état d’exception, tout comme Schmidt et son élève Leo Strauss, qui fut le parrain du néo-conservatisme.
Peu après son élection à Anvers, il a édicté une interdiction de rassemblement à Borgerhout, uniquement basée sur quelques envois de SMS, fait exceptionnel et typiquement néo-conservateur: volonté, voire même empressement à suspendre la Constitution par le biais de mesures exceptionnelles. L’atteinte grave au droit de grève fait partie de cette falsification de la Constitution.
Ce sont eux les extrémistes, nous défendons le système : l’État providence et le célèbre modèle belge de dialogue social, les droits constitutionnels. Ce vaste mouvement Hart boven hard/Tout Autre Chose et les syndicats défendent une société chaleureuse contre leurs tentatives de transformation de la Belgique en une société divisée, dure, compétitive et répressive.
Mais attention: gardez votre armée dans ses baraquements, votre excellence, ministre de l’Intérieur. Cave canem. Vous jouez avec le feu, certainement pour ce qui touche à la Constitution. Mais vous pourriez également jouer avec le feu en termes de paix sociale. L’agitation pourrait se radicaliser et se répandre. Le fait même de mentionner ce déploiement de l’armée aujourd’hui est sinistre, extrêmement sinistre.
Mon slogan demeure : « Hart boven hard als het kan, hard tegen hard als het moet » Difficile à traduire : réchauffement du cœur si possible, guerre froide si nécessaire. Cela donne peut-être mieux en français : « Le cœur, pas la rigueur » ou « Tout Autre Chose, en tout cas pas la peur ».»
Avec l’aimable autorisation de Lieven De Cauter, philosophe de la culture, activiste et poète.
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Entropic Empire : On the City of Man in the Age of Disaster, Lieven de Cauter, février 201, édition Paperback
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