Malgré le soleil, il fait franchement frais en ce matin de janvier, à Las Vegas. À l’horizon, les montagnes du désert des Mojaves sont couvertes d’une fine pellicule de neige. Et au cœur de la ville, un vent glacial souffle sur le fameux «Strip», cette portion du «Las Vegas Boulevard» qui regroupe les casinos les plus exubérants du monde. Bellagio, Luxor, Ceasars Palace, Flamingo: les noms de ces endroits où se jouent parfois, à coups de mises de plusieurs milliers de dollars, la vie des parieurs les plus audacieux, font partie de l’imaginaire collectif aux USA comme en Europe.
Ce que l’on sait moins de ce côté de l’Atlantique, c’est qu’il y a un peu plus de cinq ans, c’est l’existence de milliers de personnes qui s’est jouée en même temps sur le «Strip», à coups de balles de fusil semi-automatique cette fois-ci. Le 1er octobre 2017, Stephen Paddock, un homme âgé de 64 ans, s’est posté à la fenêtre de sa suite située au 32e étage du Mandalay Bay, un hôtel casino construit sur le thème de l’Asie. Il a ensuite fait feu sur une foule de 22.000 personnes qui assistaient, de l’autre côté du boulevard, à un concert de musique country. Soixante d’entre elles seront tuées dans ce qui reste à ce jour la tuerie la plus sanglante de l’histoire moderne des États-Unis.
Leur vie en morceaux suite au trauma causé par la tuerie, les survivants se retrouvent parfois en proie à des difficultés financières.
Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de visible de cette tragédie, à part quelques roses desséchées par le vent du désert, accrochées à la porte grillagée qui marque l’entrée du terrain où s’est tenu le concert. Pourtant, à quelques kilomètres de là, dans une banlieue résidentielle de Las Vegas alignant les pavillons proprets, le Vegas Strong Resiliency Center n’a pas oublié. Créé quelques semaines après la tragédie, il vient en aide aux «survivants» de celle-ci. Et ils sont nombreux…
Une vie en morceaux
«Helping the community to heal» («Aider la communauté à guérir.»). En quelques mots, avec cet emploi si américain du terme «communauté», Tennille Pereira vient de résumer le rôle du Vegas Strong Resiliency Center. Créé le 21 octobre 2017 par le comté1 de Clark, le centre compte aujourd’hui dans ses listes près de 11.000 survivants. Un terme qui concerne en fait toute personne affectée à des degrés divers par la tuerie, quel que soit son lieu de résidence actuel. «Cela va de celle qui a été grièvement blessée à celle qui connaît des séquelles au niveau de sa santé mentale, en passant par les personnes qui n’étaient pas sur place, mais que la tragédie a affectées, ou encore les membres des services d’urgence», détaille celle qui est la directrice du centre.
Pour prendre les survivants en charge, le centre a développé toute une série de services, souvent axés sur les questions de santé mentale: thérapie musicale, artistique, yoga, méditation, groupes de support hebdomadaires. Il sert également de centre de référence aux survivants pour trouver un thérapeute ou une thérapie pour les aider à surmonter leur trauma. Un soutien par les pairs – d’autres victimes de la tragédie – est également proposé. «Les survivants sont souvent isolés. Au début, les familles font des efforts, mais, au bout d’un moment, elles finissent par dire qu’elles en ont assez. Se faire aider par une autre victime peut les aider. Quant à celle qui aide, elle y trouve aussi une forme de soulagement», continue Tennille Pereira.
Dans un premier temps cependant, c’est souvent via l’axe financier que les survivants font leurs premiers pas dans les locaux du Vegas Strong Resiliency Center. Leur vie en morceaux suite au trauma causé par la tuerie, ils se retrouvent parfois en proie à des difficultés financières. Pour les aider, le centre a mis sur pied une assistance financière d’urgence leur permettant de toucher deux fois 500 dollars sur 12 mois consécutifs, avec un maximum de quatre fois 500 dollars (environ 470 euros) par personne au total. Il assiste également les survivants dans leur recherche d’aide auprès d’autres ressources, comme le programme d’aide aux victimes de l’État du Nevada. Enfin, il propose également une aide juridique. «Nous assistons les gens qui se font par exemple licencier suite aux conséquences du trauma, se voient refuser des aides, divorcent», liste Tennille Pereira, qui est avocate.
«Les survivants sont souvent isolés. Au début, les familles font des efforts, mais, au bout d’un moment, elles finissent par dire qu’elles en ont assez.» Tennille Pereira, directrice du Vegas Strong Resiliency Center
Very much Las Vegas
Cinq ans après la tuerie, le centre ne semble pas près de fermer ses portes. Il reste beaucoup de survivants à aller chercher, même si ceux-ci n’aiment pas toujours demander de l’aide. Pour cela, le centre mène une politique proactive, faite d’activités de proximité, de coups de téléphone et de «tonnes d’interviews» dans les médias. «On pense souvent aux gens qui assistaient au concert. Mais il y a aussi ceux qui se trouvaient dans l’hôtel et se cachaient en pensant que la fusillade y avait lieu. Il y a aussi les touristes étrangers présents sur place», explique-t-elle quand on lui demande qui le centre peut encore aider.
Après toutes ces années, le temps semble aussi venu de passer à une autre étape, celle du souvenir. Un mémorial financé par des donations devrait bientôt voir le jour à proximité des lieux du drame. Pour autant, on est à Las Vegas: le terrain où a eu lieu le concert a récemment été revendu par son propriétaire. Un projet de casino est dans les cartons et Tennille Pereira espère que celui-ci ne sera pas énorme au point de masquer le mémorial… Ce serait dommage. D’après elle, malgré l’horreur de la tragédie, les événements du 1er octobre 2017 ont aussi eu des conséquences positives. «Le mémorial devra célébrer la résilience et l’héroïsme de la communauté. Les gens faisaient la file pour donner leur sang, distribuaient des sandwichs au beurre de cacahuète, chargeaient les blessés sur leur pick-up. Las Vegas est une ville de passage, avec peu de locaux et beaucoup de touristes. Ses habitants ne s’identifiaient pas vraiment à elle. Depuis le 1er octobre, cela a changé, nous sommes devenus ‘very much Las Vegas’», conclut-elle.
- Aux États-Unis, un comté est une forme de gouvernement local, une division territoriale plus petite qu’un État fédéré mais plus grande qu’une ville ou une municipalité.
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