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Regard critique · Justice sociale

Social Décalé

Hep taxiwoman!

Faire monter des inconnus dans sa cinq portes allemande, c’est son métier. Joëlle*, 55 ans, ancienne commerciale, est l’une des rares taxiwomen de Wallonie. Le temps d’une course, Alter Échos s’est assis sur le siège passager.

(c) BRAUNER TEDDY

Le numéro habituel ne répondait pas. J’ai appelé ailleurs, au hasard de Google. Une voix de femme a annoncé qu’elle serait là dans dix minutes. Des phares dans la nuit, une brune mystérieuse au volant, des boulevards qui n’en finissaient plus, l’impression d’avoir rêvé. Mais au matin, la carte de Joëlle dans la poche de mon jeans faisait foi. On s’est revues un mois plus tard. C’était au café de la gare. Joëlle a franchi la porte de verre. Blazer noir, pantalon cigarette, bottines à talons, la démarche de celles qui se déplacent dans un couloir invisible. «Je ne m’habille pas comme ça pour le travail, c’est mon style.»

Longtemps commerciale et responsable d’équipe, Joëlle a perdu son emploi après un cancer. «Je voulais absolument retravailler. Sur la mutuelle, j’étais tout le temps malade. Et puis j’avais des charges de famille.» Mais à 47 ans, c’est comme si toutes les portes s’étaient refermées. Suite à plusieurs échecs, elle décide d’élargir ses recherches et tombe un beau matin sur l’annonce d’une société de taxis. «J’adore les bagnoles, les motos. Je conduis depuis mon plus jeune âge.» Dans cette ville wallonne, elles ne sont que trois femmes à faire ce métier. Les collègues draguent tout le temps, mais Joëlle est passée maître dans l’art de les remettre à leur place sans se faire d’ennemis. «J’ai toujours évolué dans des milieux d’hommes.» Une semaine de formation plus tard, elle fait monter son premier client. Un baptême du feu marqué par l’adrénaline et la noirceur. «C’était le jour des attentats de Bruxelles. Plus personne n’osait prendre le bus… Je n’ai pas arrêté», se souvient-elle.

Couteau de boucher

Joëlle pensait que ce serait provisoire. Huit ans plus tard, elle continue d’enquiller 150 à 200 kilomètres par jour. Un métier qui lui plaît, même s’il fait honte à sa fille. «Parmi les taxis, il y a un peu de tout, commente Joëlle. Des universitaires, mais aussi des gens qui font ça parce qu’ils ne savent rien faire d’autre. Ce n’est pas très valorisé.» Pour une femme, exercer ce boulot frôlerait carrément l’inconscience. Les mains sur la cuisse sont une chose: Joëlle les évite en exigeant que le client monte à l’arrière. Mais il y a aussi les agressions régulières pour lui piquer du cash. La dernière lui a valu un bras dans le plâtre.

Joëlle pensait que ce serait provisoire. Huit ans plus tard, elle continue d’enquiller 150 à 200 kilomètres par jour. Un métier qui lui plaît, même s’il fait honte à sa fille.

Et puis il y a les clients remontés dans leur haine misogyne à la vue de cette femme qui ne leur semble pas à sa place. «Un jour, un type qui avait insisté pour monter à l’avant – ce que j’avais refusé – a sorti un couteau de boucher… une lame de 30 centimètres. Il m’a dit ‘Je peux te tuer depuis derrière si je veux.’» Mais Joëlle n’a pas seulement d’excellents réflexes sur la route, sa vivacité est aussi d’esprit. «‘Je te propose un truc, je lui ai dit. Tu essaies de me tuer par-derrière et moi je te prouve que je me défends très bien depuis l’avant.’» Décontenancé, l’apprenti boucher a rangé sa quincaillerie. «Le pire, c’est qu’il a été tellement surpris qu’il m’a donné les 10 euros qu’il me devait», rigole Joëlle. En plusieurs milliers de courses, elle n’a vraiment eu peur qu’une seule fois. «C’est un type qui avait un regard très particulier, je n’aime pas y repenser. Il m’a dit: ‘Je vais pénétrer dans ton esprit et je vais te hanter.’ Un vrai psychopathe.»

Frites, pizzas et micro-siestes

Après le cappuccino, Joëlle m’a embarquée sur le siège passager. «Y a pas mal de femmes qui gardent mon numéro et qui veulent voyager avec moi. Je comprends que ça les rassure. Mais il est hors de question que je fasse exclusivement ‘taxi pour femmes’. Pour moi, ces histoires de taxis roses, c’est une insulte à la femme, c’est surtout pour rassurer les maris…» On a refait de jour le chemin qu’on avait parcouru de nuit un mois plus tôt. En longeant le fleuve, Joëlle, attendrie, s’est souvenue d’un client pas comme les autres. Un client qui n’allait jamais nulle part. «J’ai été le chercher toutes les semaines pendant sept ans. On faisait le tour du quartier, il voulait juste parler. Il disait que je lui faisais du bien, que j’étais son rayon de soleil. J’avais fini par connaître toute sa vie, ses problèmes avec son frère… Je lui donnais des conseils. Quand on est taxi, on est aussi psy et assistante sociale.»

«Y a pas mal de femmes qui gardent mon numéro et qui veulent voyager avec moi. Je comprends que ça les rassure. Mais il est hors de question que je fasse exclusivement ‘taxi pour femmes’. Pour moi, ces histoires de taxis roses, c’est une insulte à la femme, c’est surtout pour rassurer les maris…»

Hommes d’affaires en transit, vieilles dames en route pour le coiffeur, sans-abri au bout du rouleau, dealers cherchant à se déplacer incognito… Joëlle voit défiler toute la société sur sa banquette arrière, y compris ses franges les plus louches: souvent, on lui a proposé d’arrondir ses fins de mois grâce au trafic d’armes ou de drogue… Parfois, des clients lui demandent de pousser jusqu’à Ostende, Francfort ou Amsterdam. Sa course la plus longue l’a menée au fin fond de la Pologne. Mieux vaut être endurant. «Beaucoup de chauffeurs de taxi meurent de crise cardiaque. Parce qu’on conduit souvent douze heures d’affilée, parce qu’on mange mal. Des frites, des pizzas.» Afin de limiter les dégâts, Joëlle pratique le fitness et le krav-maga. Désormais, elle est aussi devenue experte en microsiestes. Entre deux clients, si elle n’a pas sommeil, elle en profite pour «étudier». De la psychologie et même du droit.

Joëlle s’est arrêtée le long du trottoir. J’ai pensé que les journalistes aussi mouraient souvent de crise cardiaque. Elle a coupé le moteur. Comme toujours, c’est à ce moment-là qu’on s’est dit la vérité. «Ce que j’aime dans ce métier, c’est qu’on apprend tous les jours. Tous les jours, il se passe quelque chose d’intéressant. Les gens sont esclaves de leur travail. Moi, j’ai l’indépendance, la liberté. Quand je commence ma journée, je ne sais jamais ce qui va se passer. C’est l’aventure.»

  • Prénom modifié.
Julie Luong

Julie Luong

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