Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Environnement/territoire

Heyvaert, le quartier qui déménage

À deux pas des Abattoirs d’Anderlecht, le quartier Heyvaert est spécialisé dans l’exportation de véhicules d’occasion. Mal connu des Bruxellois, déconsidéré par les autorités locales, il est pourtant une place marchande de première importance. Depuis 30 ans, cette activité internationale et cosmopolite dicte le rythme du quartier. Mais les nouvelles aspirations résidentielles de la Région pour le « territoire du canal » pourraient bientôt tout faire changer.

©flickrCCstijn

À deux pas des Abattoirs d’Anderlecht, le quartier Heyvaert est spécialisé dans l’exportation de véhicules d’occasion. Mal connu des Bruxellois, déconsidéré par les autorités locales, il est pourtant une place marchande de première importance. Depuis 30 ans, cette activité internationale et cosmopolite dicte le rythme du quartier. Mais les nouvelles aspirations résidentielles de la Région pour le «territoire du canal» pourraient bientôt tout faire changer.

Pour entrer dans la rue Heyvaert, longue artère étroite située à deux pas du canal de Bruxelles, il faut tourner le dos aux deux taureaux de fonte massifs qui gardent l’entrée des Abattoirs, rue Ropsy Chaudron. Il y a un monde fou dans la rue. Des hommes surtout, qui bavardent par petits groupes devant la bouche béante d’un garage, le capot ouvert d’une voiture ou le restaurant Faso du Niger, d’où s’échappent des effluves de viande grillée. La plupart sont Africains et sont ici pour affaires. Ils viennent acheter des véhicules d’occasion dans ce quartier qui compte plus d’une centaine de garages spécialisés et des «shippers» – ou consignataires – qui se chargent d’organiser le transport jusqu’à l’un des grands ports du continent. Abidjan, Accra, Cotonou, Conakry, Goma, Pointe-Noire : les noms défilent sur les enseignes des entrepôts où s’entassent des milliers de véhicules usagés. Bientôt, des camions «porte-huit» viendront les chercher pour les emmener au port d’Anvers, où ils seront chargés sur d’immenses barges qui traverseront l’océan.

Un marché cosmopolite

En Afrique, tout le monde connaît les voitures «Heyvaert». Sur les 300.000 véhicules débarqués sur le continent chaque année, environ la moitié ont transité par ce quartier de Cureghem. C’est une véritable place marchande qui, sur un périmètre de 5 km2, concentre tous les métiers nécessaires pour organiser le commerce de voitures d’un continent à l’autre : garagistes, consignataires, vendeurs de pièces détachées, et même restaurateurs et hôteliers qui se chargent de satisfaire les besoins plus élémentaires. Sans oublier toute une armée de rabatteurs, la plupart sans papiers, qui, en échange d’une commission, font le guet au coin des rues pour guider ceux qui cherchent ou veulent revendre une voiture.

À l’image du quartier, le 64 de la rue Heyvaert est une ruche bourdonnante. À l’entrée d’un entrepôt où les voitures s’alignent sur quatre étages, une immense bâche recouvre le mur : «Nigeria, the land we trust.» C’est l’antre de Pierre Hajjar, un des six gros shippers du quartier. Son entreprise, Socar, emploie une vingtaine de personnes et assure le transport d’environ 1.700 véhicules chaque mois. Avenant, la petite quarantaine, ce chef d’entreprise dit adorer le contact avec ses clients africains. Ils représentent la grande majorité des 300 à 400 négociants qu’il reçoit chaque mois. Visiblement, ils le lui rendent bien. Son bureau est un bric-à-brac rempli de cadeaux : peintures de cargos et toiles abstraites, trophées d’honneur, cartes d’Afrique sculptées dans du bois. «J’ai aussi plein de boubous (habit traditionnel africain) à la maison, au point que ma femme ne veut plus que j’en ramène», confie-t-il en souriant. Il est fier de ce brassage culturel : «J’ai trois cultures : orientale par mon père, qui est libanais, belge par ma mère et africaine par mes clients. Du coup, maintenant, je suis tout-terrain. Je peux aller partout dans le monde et me sentir à l’aise!»

Le père de Pierre Hajjar fait partie de ceux qui ont lancé le commerce de voitures d’occasion à Heyvaert au début des années 80. Le quartier se vidait alors peu à peu de ses occupants précédents, des grossistes en viande qui occupaient les entrepôts à proximité des Abattoirs. Sous la pression de réglementations européennes plus strictes, ils déménageaient en périphérie de la ville, libérant de vastes espaces. Flairant une opportunité, des immigrés libanais ont rapidement réinvesti les lieux. «À l’époque, peu de gens acceptaient d’y vivre et d’y travailler», rappelle le patron de Socar. Au début, les voitures sont envoyées au Liban, en pleine guerre civile. «Le besoin était énorme car il n’y avait plus de transport public.» Et puis, peu à peu, le commerce s’est tourné vers les marchés africains. De la boucherie à la voiture, le quartier Heyvaert a ainsi, en quelques années, complètement changé de fonction. Par un effet d’aimant, d’autres commerçants se sont ensuite installés.

Des relations conflictuelles

Ce commerce s’est développé dans une relative indifférence. Comme le note Martin Rosenfeld, jeune chercheur de l’ULB qui a consacré sa thèse à cette filière commerciale, Heyvaert est un lieu souvent inconnu des Bruxellois, alors même que c’est une place marchande de première importance. Pour lui, ce phénomène s’explique par le statut marginal du quartier et la proximité du canal. «Cela en fait un espace peu fréquenté par ceux qui n’ont rien de particulier à y faire. Que ce soit une activité commerciale mise en œuvre par des groupes issus de l’immigration et uniquement destinée à d’autres groupes migrants participe également à sa discrétion.»

Après une période de laisser-faire, les pouvoirs publics ont quant à eux adopté une attitude conflictuelle, considérant avant tout l’activité comme une nuisance dont il faut se débarrasser. Anderlecht et Molenbeek, les deux communes sur lesquelles elle est principalement implantée, ont ainsi mis en place des taxes spécifiques pour les établissements actifs dans l’exportation de véhicules d’occasion. «Aucune autre profession n’est touchée par ce type de taxes exceptionnelles, pas même les garagistes revendant leurs véhicules d’occasion sur le marché belge. Il y a donc une dimension dissuasive parfaitement ciblée dans cette mesure», souligne Martin Rosenfeld. Les commerçants ont créé la Fédération des exportateurs de véhicules neufs et d’occasion pour défendre leurs intérêts collectivement. Ils continuent encore aujourd’hui à se battre contre ce type de mesures.

Pendant dix ans, les commerçants de la rue Heyvaert ont aussi fait l’objet d’une surveillance policière spécifique orchestrée conjointement par les deux communes, qui ont mis en place une «cellule garages» chargée de contrôler la conformité des exploitations aux normes environnementales. D’après Martin Rosenfeld, l’intention était clairement de décourager l’activité. «Cette filière commerciale, qui montre un autre visage de la globalisation économique, est mal vue : elle participe à l’idée que l’Afrique est une poubelle de l’Europe. De plus, il y avait le soupçon que ces garages abritaient des voitures volées, qu’ils étaient gérés par une mafia.» Mais on était loin du cliché. À la suite des contrôles, la plupart des commerçants ont plutôt affiché de la bonne volonté et se sont mis en règle. Aujourd’hui, comme le confirme Marc Denis, un commissaire de la zone de police Bruxelles-ouest, «toutes les boîtes sont en ordre. Il y a bien parfois du chipotage, du travail non déclaré mais rien qui ressemble à de la criminalité organisée.» Son service est un de ceux qui ont pris le relais de la «cellule garages», dissoute en 2012. Il s’occupe principalement de traquer le transport de déchets illégaux. Il arrive parfois que des voitures soient bourrées de vieux moteurs de frigos ou de matelas usagers.

Pour Pierre Hajjar, l’intervention de la «cellule garages» a été positive, même s’il regrette le manque de concertation au départ. «Ils ont débarqué comme ça et ont commencé à embêter les gens. Mais finalement, cela a assaini le quartier. C’est vrai qu’il y avait des vendeurs sans permis qui travaillaient à la sauvette dans la rue.» Il tient cependant à dénoncer le manque de considération dont souffrent les marchands du quartier Heyvaert. «On n’est pas toujours apprécié à notre juste valeur alors qu’on rapporte beaucoup d’argent à Belgique. Il y a des milliers d’emplois qui dépendent de nous : les camionneurs, l’Horeca dans les environs, le port d’Anvers. Même les transporteurs aériens! Sans oublier qu’on paie énormément de taxes, les impôts, l’ONSS.» (1) Pierre Hajjar brandit la menace d’un départ vers des cieux plus hospitaliers. «La Hollande nous fait les yeux doux», prévient-il.

Voiture contre logement

Au cœur des crispations que génère cette activité, il y a la question du logement, même s’il n’occupe actuellement qu’une place minoritaire dans le quartier. Habiter au milieu de ce trafic incessant – des dizaines de camions transitent chaque jour – n’est pas une sinécure. Les habitants de Heyvaert sont surtout des locataires pauvres, qui vivent dans des logements en très mauvais état et surpeuplés. La plupart sont des immigrés en attente d’un avenir meilleur, comme les Italiens, Portugais, Marocains, Turcs qui se sont succédé ici depuis plus d’un siècle. Les arrivants les plus récents viennent surtout d’Afrique de l’Ouest, de Guinée en particulier, et de Russie, d’Afghanistan, Équateur…

Mais la tension entre fonction résidentielle et économique se fait plus vive à mesure que le quartier se transforme. Les contrats de quartier (en 16 ans, trois à Molenbeek, quatre à Anderlecht) ont contribué à cette métamorphose. De nouveaux habitants, plus aisés, se sont aussi installés dans des ensembles tel celui des Terrasses de l’Écluse, construit en 2008 par la Société de développement pour la Région de Bruxelles-Capitale (SDRB) à l’angle de la rue Heyvaert et du quai de l’Industrie. La Région, qui considère le canal comme un axe de développement prioritaire pour le logement, a d’autres projets pour cette partie de Bruxelles. «Et les commerçants de Heyvaert n’y ont plus leur place, comme le souligne le Plan régional de développement durable (PRDD). Le commerce de voitures de seconde main à Cureghem n’est pas compatible avec le développement des fonctions urbaines propres au centre-ville. Il n’apporte aucune plus-value à la ville et est plutôt source de nuisances.» La proposition de la Région est de déplacer l’activité à Haren, au port de Bruxelles, où serait créé un terminal «Roll-On Roll-Off» qui permettra aux voitures d’être acheminées par bateau jusqu’à Anvers. Date officielle prévue pour le déménagement : 2017.

«Au départ, nous n’étions pas forcément prêts à partir, mais, en rencontrant les autorités, la Région, nous avons compris qu’il y avait des plans sérieux pour Bruxelles, que le quartier a un potentiel important», raconte Pierre Hajjar. «Comme nous sommes pour la plupart propriétaires de nos bâtiments, nous pouvons tout à fait nous inscrire dans ce projet de rénovation urbaine. Avoir du logement peut aussi nous rapporter. Nous avons une carte à jouer.» Selon lui, tous les commerçants, à quelques exceptions près, sont plutôt pour la relocalisation. «Si on peut créer un zoning où on se retrouverait tous sans être embêtés par les voisins, sans avoir des taxes qui nous tombent dessus pour une raison x ou y, why not? Les clients suivront le business.» Il précise toutefois que la Fédération des exportateurs de véhicules étudie toujours la faisabilité et la rentabilité du projet.

Reste à voir, si cette vision prend forme, à qui les logements se destineront. La vision de la Région pour les abords du canal suscite l’inquiétude des associations qui défendent l’accès au logement pour tous. «Ce qui nous préoccupe, c’est que les habitants d’ici puissent rester dans de bonnes conditions, explique Barbara Tomson, du Centre de rénovation urbaine. Pour l’instant, la logique, c’est plutôt d’attirer une nouvelle population. La majorité des logements en projet dans la zone sont portés par la SDRB ou des investisseurs privés. Ce n’est donc pas pour les petits revenus.» La construction de nouveaux logements sociaux reste quant à elle complètement anecdotique.

 

(1) Une société concurrente de SOCAR, Karim Export, autre grand shipper du quartier, réalise un chiffre d’affaires annuel de 40 millions d’euros et paie 450.000 euros de charges ONSS par an. Son impôt sur les bénéfices s’élevait à 1 million d’euros en 2012.

Aller plus loin

Alter Échos n°377 du 10.03.2014 : Dernier baroud d’honneur pour le PRDD ?

Amélie Mouton

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)