Besoins de santé croissants, réductions budgétaires, desiderata des médecins en matière de rémunérations. Les hôpitaux ne savent plus par quel bout prendre la question de leur viabilité financière au risque de freiner l’accessibilité aux soins. La réforme de financement des hôpitaux de Maggie De Block viendra-t-elle au bout de ce problème? Ou ne fera-t-elle que l’intensifier?
Article publié le 9 avril 2018
«On est devenu des techniciens de soins plus que des infirmiers: aujourd’hui vous avez une telle liste d’actes que vous n’avez plus le temps de parler aux gens.» Martin (prénom d’emprunt) est infirmier depuis quinze ans en hôpital. Contrarié, il témoigne de l’évolution de son métier. «Quand j’ai commencé mon travail, la notion de santé et de bien-être du patient était primordiale. Au fur et à mesure des années et des gouvernements, les hôpitaux sont passés dans le rouge. On a fait appel à des gestionnaires pour les gérer. Là on a senti qu’il fallait être rentable. C’est devenu la course aux soins.»
Il faut remonter à la crise financière de 2008 pour expliquer la fragilisation de la situation financière des hôpitaux. Les autorités, ayant opté pour un soutien au secteur bancaire en déroute, entament une série d’économies, y compris dans le secteur des soins de santé. Le Budget des moyens financiers (BMF), qui finance le fonctionnement des hôpitaux (infirmières, aides-soignantes, matériel des chambres…), est réduit, alors que les coûts tendent à s’accroître. Pour compenser, les structures hospitalières s’efforcent de stimuler d’autres sources de rentrées: elles font gonfler le nombre de prestations médicales remboursées par l’Inami et renforcent leurs politiques d’augmentation des suppléments d’honoraires.
«Les hôpitaux tendent à multiplier les examens médicaux, générant une surconsommation de soins au détriment du budget de la sécu.»
Explications. Outre le BMF, qui provient du fédéral, les hôpitaux dépendent financièrement d’une rétrocession des médecins d’une partie de leurs honoraires facturés à la sécurité sociale. Sur les tarifs officiels de l’Inami, une moyenne de 40% des rémunérations des médecins atterrit dans les mannes financières de l’hôpital, une somme qui diffère d’un hôpital à l’autre, d’une spécialité à l’autre, voire d’un médecin à l’autre. Conséquence, les hôpitaux tendent à multiplier les examens médicaux, générant une surconsommation de soins au détriment du budget de la sécu.
En outre, l’hôpital prélève une marge des suppléments d’honoraires que peuvent revendiquer les médecins sur les actes médicaux administrés aux patients en chambre particulière (ces suppléments sont couverts par les assurances hospitalisation privées). Cette rétrocession s’élève à 10-15% des suppléments, estime Lieven Annemans, professeur en économie de la santé à l’Université de Gand. À nouveau, c’est une moyenne. À nouveau, la situation est peu transparente.
La spirale inflationniste des suppléments
Et là aussi, on constate une hausse des suppléments au cours du temps, puisqu’ils permettent autant de faire entrer de l’argent dans les caisses de l’hôpital que d’attirer des médecins soucieux de s’octroyer une rémunération de choix. Selon une étude de l’Agence intermutualiste (AIM), en 2015, 531 millions d’euros de suppléments d’honoraires étaient couverts par des assurances privées (contre 303 millions en 2006). Soit une croissance annuelle de 6,5%, contre 3,6% pour celle des honoraires remboursés par l’assurance maladie obligatoire. Cette évolution ne s’est pas interrompue en 2016 même si elle a été moindre que l’année précédente (+1,7%). Historiquement, ces suppléments étaient associés à certaines spécialités (chirurgie, gynécologie). Désormais ils touchent une multitude de disciplines, en ce compris les prestations «techniques» (biologie clinique, radiologie…) pour lesquelles le patient n’a pas le choix de son prestataire.
On pourrait arguer que l’accroissement des suppléments d’honoraires pèse sur une patientèle plus aisée dans la mesure où elles sont comprises dans les assurances hospitalisation privées (mutuellistes, privées, assurances-groupe): libre à elle de payer plus si elle souhaite plus de confort en étant soignée en chambre particulière. Mais le problème est plus complexe, et à plusieurs titres.
Premier hic, les patients sont mal informés. Certaines assurances de luxe (ex.: DKV) couvrent jusqu’à 300% des suppléments, tandis que les assurances des mutuelles se limitent à 100, 150, voire 200%. Si un patient, convaincu d’être assuré, ne l’est en fait que pour 100% des suppléments et qu’on lui en facture 300%, la note risque d’être salée. «Les patients ne se rendent pas compte que c’est 300% du tarif Inami, et pas 300% du ticket modérateur, ajoutent aussi Françoise De Wolf (conseillère institutions de soins) et Paul Jammar (conseiller juridique), de l’Union nationale des mutualités socialistes. Ils se retrouvent parfois avec un supplément de 8.000 euros au lieu des 100 attendus. Ces suppléments sont gigantesques et imprévisibles, car on ne connaît pas à l’avance tous les actes qui vont être prestés. On voudrait que les hôpitaux introduisent au moins un degré de prévisibilité à l’admission. C’est dans l’intérêt de tous, y compris des hôpitaux, qui se retrouvent avec des patients incapables de payer 10.000 euros cash.»
Le système entraîne aussi son lot de dérives, associant parfois chambre particulière à l’accès ou à la qualité des soins. «J’ai eu un patient il y a deux, trois ans qui devait être opéré pour une hernie discale. Ils lui ont dit qu’il devait prendre une chambre particulière, sinon il ne serait pas opéré, relate Sophie Merckx, docteure à la maison médicale de Médecine pour le peuple à Marcinelle. On lui a mis la pression alors qu’il était sous médiation de dettes.» Autre pratique régulièrement mise en lumière: la garantie, pour le patient d’être opéré par un professeur – et non son assistant – s’il prend une chambre particulière. «On suggère au patient qu’il aura des soins de meilleure qualité s’il est en chambre particulière. Cette médecine à deux vitesses n’existe pas obligatoirement, commente Lieven Annemans. Un professeur n’administrera pas forcément des soins de meilleure qualité. Cela dit, on le suggère, et c’est inacceptable.»
Vers une commercialisation des soins?
L’augmentation des suppléments d’honoraires se répercute aussi sur les primes d’assurances hospitalisation. Celles-ci deviennent moins supportables pour les assureurs, qui les majorent et rendent leur accès plus difficile aux patients. En 2016, DKV a subi un trou de 15 millions d’euros et s’est vu imposer par la Banque nationale de Belgique une hausse de 5,5 à 9% des tarifs de ses principaux produits. De leur côté, les mutualités ont elles aussi dû revoir leurs montants à la hausse.
Quelque 80% des Belges ont une assurance hospitalisation privée complémentaire. Celle-ci couvre les suppléments liés à une chambre individuelle, mais aussi un certain nombre de frais moins bien remboursés par la sécu (que l’on soit en chambre individuelle ou non): techniques de traitement, matériel médical, implants, médicaments ou encore soins à domicile après une hospitalisation. «On peut estimer qu’aujourd’hui le montant total de ces primes est de deux milliards d’euros, explique Jean Hermesse, secrétaire général de la Mutualité chrétienne. C’est une privatisation insidieuse de la santé. Le gouvernement dit qu’il maîtrise les dépenses en soins de santé, mais on ne tient pas compte de l’augmentation rapide de ces primes. Il y a en fait deux réalités.»
Le système ne fera que s’emballer si aucune mesure n’est prise pour l’enrayer. D’un côté les patients souhaitent de plus en plus être soignés en chambre particulière. De l’autre, toutes les nouvelles constructions prévoient au minimum un ratio de 50% de chambres particulières (jusqu’à 70% dans un hôpital comme le Chirec) alors que jusqu’ici l’offre était plutôt de 80 chambres à plusieurs lits contre 20 chambres à un lit. «Tout cela est complètement dérégulé et pas du tout transparent, cela va droit dans le mur, estime Paul Jamar. Et il n’y a aucune volonté politique pour s’attaquer à cette problématique.»
Le problème ne se cantonne pas aux murs de l’hôpital. L’externalisation de plus en plus fréquente des soins hospitaliers vers le secteur ambulatoire a même tendance à accélérer le mouvement. «L’hôpital vous propose un rendez-vous dans six mois et, si vous voulez une place plus vite, c’est en cabinet privé. C’est devenu un standard. Même dans les hôpitaux publics, les médecins ont réussi à négocier la possibilité de négocier une clientèle privée en contrepartie de leurs rétrocessions financières aux hôpitaux», explique Yves Hellendorff, secrétaire national du non-marchand à la CNE. Dans les structures hospitalières, les suppléments d’honoraires sont liés au fait de prendre ou non une chambre individuelle; dans l’ambulatoire, ils sont associés au conventionnement (ou non) du médecin. Or le nombre de médecins conventionnés est particulièrement peu élevé dans certaines spécialités comme l’ophtalmologie ou la dermatologie (moins de 50%). «Le risque d’avoir de réels problèmes d’accès aux soins, il est là, renchérit Paul Jammar. En ambulatoire, il n’y a aucune limite aux suppléments d’honoraires. On peut se retrouver dans une région où il n’y a pas de médecins conventionnés dans telle spécialité. Les gens doivent aller voir ailleurs. Cela reste actuellement un problème de déplacement, l’horreur serait de voir la situation se généraliser.»
«L’hôpital vous propose un rendez-vous dans six mois et, si vous voulez une place plus vite, c’est en cabinet privé. C’est devenu un standard.» Yves Hellendorff, secrétaire national du non-marchand à la CNE
En arrière-fond, c’est la rémunération des médecins qui fait débat. «Les médecins méritent d’être très bien payés mais aujourd’hui cette rémunération n’est plus juste, constate Lieven Annemans. Il y a de grandes différences entre les spécialités. Certaines d’entre elles gagnent beaucoup plus, parfois dix fois plus que d’autres.» Jusqu’à atteindre 640.000 euros annuels brut, après rétrocession à l’hôpital (données 2014, KCE). Et s’il existe, dans certains hôpitaux, des systèmes de solidarité entre spécialités, ils sont loin d’être généralisés. L’accord de gouvernement prévoyait bien une révision de la nomenclature des médecins, mais la mesure est jusqu’ici restée lettre morte.
Les seules avancées en la matière ont été engrangées au cours des négociations entre mutualités et médecins, au sein du dernier accord «médicomut» 2018-2019, qui prévoit pour les deux années à venir de débattre d’un plafond de suppléments d’honoraires pour certains types de séjour et d’une plus grande transparence des hôpitaux en la matière. Ils se sont aussi accordés sur la mise en place d’un «standstill» des suppléments d’honoraires afin de mettre un coup d’arrêt à la spirale inflationniste.
Maggie De Block: réseaux et des soins au forfait
Depuis 2014, Maggie De Block, ministre fédérale de la Santé, planche sur son projet de réforme du financement des hôpitaux. But de l’opération: répondre aux besoins croissants en matière de soins de santé, tout en contribuant à une «utilisation plus intelligente des budgets de soins». Pour ce faire, elle s’attelle à deux chantiers. Le premier, réorganiser le paysage hospitalier via la mise en place de réseaux. Tandis que les soins dits stables seraient administrés sur tous les sites, certaines activités spécialisées seraient réservées à certains établissements. Le deuxième point touche au financement des hôpitaux. L’idée est que les soins «à basse variabilité», autrement dit les soins dont les risques sont les plus aisés à planifier, soient financés de manière forfaitaire (et non à l’acte). Objectif: éviter les surprestations.
«Idéalement il faudrait augmenter les revenus des médecins en provenance de l’Inami et parallèlement travailler sur une dégression des suppléments d’honoraires.» Lieven Annemans, professeur en économie de la santé à l’Université de Gand
Cette idée de forfait avait déjà été lancée par Laurette Onkelinx lors de la législature précédente. «Il y a cette volonté de fonctionner avec des espèces de maladies à points», commente Martin, infirmier, qui ne voit pas la mesure d’un bon œil. Yves Hellendorff abonde dans son sens: «Il y a une tendance à standardiser les soins. Avec l’aide de l’outil informatique, on harmonise la prise en charge, et cette standardisation va être liée au financement. Il y aura moins d’individualisation de ces soins.» Parallèlement, la pression est mise sur les hôpitaux et les soignants pour faire sortir plus rapidement les patients de l’hôpital. Au risque de les réhospitaliser quinze jours plus tard. «En moyenne, dans un service, il y a 30 lits pour 13 ETP de personnel soignant, explique Martin. Avant, quand un patient entrait à l’hôpital, il y avait une grosse intensité de soins au début, puis il entrait dans une phase de stabilité. Sur 30 lits, il y a 8 à 10 lits de soins aigus. Avec la réforme de Maggie De Block, l’idée est de garder les gens en lits aigus pendant un temps court puis de les renvoyer à domicile, sans modification des quotas infirmiers. Si on se retrouve avec 20 à 25 lits aigus, l’intensité de soins triple, voire quadruple.» Et de nuancer: «Le système, en soi, n’est pas mauvais, à condition, aussi, que les soins à domicile soient suffisamment développés et financés.» Ce qui n’est aujourd’hui pas garanti.
Côté Mutualité chrétienne, on applaudit l’idée à la base de la réforme. À condition que les suppléments d’honoraires soient régulés. «Car si l’hôpital se trouve dans une situation de manque à gagner, il risque de vouloir le compenser par ces suppléments», précise Jean Hermesse. Une des conditions de réussite du système réside donc dans un financement suffisant, raison pour laquelle le département santé publique de l’ULB bûche actuellement sur des calculs qui devraient garantir aux hôpitaux des montants convenables pour ces soins. «Idéalement il faudrait augmenter les revenus des médecins en provenance de l’Inami et parallèlement travailler sur une dégression des suppléments d’honoraires», confirme Lieven Annemans avant de conclure: «C’est une réforme difficile à mettre en œuvre car des changements de financement influencent les revenus des médecins et inversement. Tous les éléments sont corrélés. Cela rend les choses difficiles.»
RWLP: Un puits sans fond qui sera payé par les plus faibles Au Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP), il n’est même pas question d’accès aux assurances hospitalisation privées. Pour certains, payer deux-trois euros de soins de santé est hors de portée. Interview de Gaëlle Peters (animatrice politique) et Christine Mahy (secrétaire générale et politique).
AÉ: Quels constats faites-vous concernant l’accessibilité des soins en hôpital?
RWLP: Avec la recentralisation des fonctions de soins par bassins, déjà en route et que Maggie De Block souhaite accélérer, certaines personnes ne vont plus à l’hôpital. Elles n’ont pas de voiture, pas toujours accès à un taxi social et ne peuvent pas se payer vingt euros de taxi, voire beaucoup plus en région reculée pour accéder à des soins même si ces derniers sont remboursés. Pourtant on sait que les personnes appauvries sont celles qui sont proportionnellement les plus exposées aux maladies chroniques et qui ont besoin de soins spécialisés.
AÉ: On sait aussi que les personnes en situation de pauvreté tendent à reporter leurs soins. Conséquence, elles arrivent à l’hôpital en situation d’urgence.
RWLP: Les personnes peuvent reporter leurs soins pour des raisons financières. On ne se rend pas compte que pour une partie de la population qui se retrouve avec vingt euros à la moitié du mois, payer deux ou trois euros de ticket modérateur peut être un problème. Il y a d’autres causes que les raisons financières. La peur du contact, de ne pas être compris, de ne pas être entendu. C’est plus quelque chose de l’ordre du culturel, du relationnel, mais aussi lié à une certaine déconsidération de soi-même. Il y a des personnes qui se sentent «chassées» de partout. Conséquence, ces personnes ne se soignent pas et arrivent à l’hôpital dans un état avancé de la maladie. Ce qui engendre des frais très lourds dès le début, tant pour elles que pour la société.
AÉ: Les réformes lancées par Maggie De Block vont-elles creuser ces inégalités?
RWLP: Notre gouvernement a fait le choix d’une orthodoxie financière. C’est un calcul et une idéologie qui sont choisis, au lieu de réfléchir à l’amélioration des conditions d’existence des gens et à l’organisation d’une première ligne de soins bien développée, avec des médecins qui peuvent consacrer du temps aux gens. Il y a tout un amont qui fait que l’hôpital est aujourd’hui devenu très coûteux. Aujourd’hui on se retrouve donc à devoir couper dans les budgets des hôpitaux, centraliser les établissements et raccourcir les durées de séjour. Ces mesures d’économies risquent de favoriser le développement des hôpitaux privés alors qu’on s’est jusqu’ici prémuni d’une privatisation de la santé. C’est un pas vers une médecine à deux vitesses. Si on ne règle pas les questions de surconsommation de soins et des salaires des médecins, on va faire des économies sur le dos des patients. C’est un puits sans fond qui sera payé par les plus faibles.