Le logement d’abord. Importé d’Amérique du Nord, le modèle « Housing First », qui postule qu’il faut avant tout donner un logement aux personnes sans abri pour améliorer leur situation, est innovant, sexy et fonctionne. Après plus de deux ans d’expérimentation, une grosse dizaine de nouveaux projets se sont immiscés dans le paysage belge de l’aide aux sans-abri. Sont-ils l’amorce d’un renversement du modèle de prise en charge ou une solution parmi d’autres pour répondre à des besoins multiples ?
Fin des années nonante. La maison d’accueil Source, à Bruxelles, et ses partenaires Diogènes, Pierre d’Angle et l’AIS «Logement pour tous» font un constat commun: pour toute une série de personnes, quitter la rue est une chimère. Si elles accèdent parfois au logement, très vite, c’est retour à la case départ. «Ce retour en rue s’explique par un manque d’accompagnement, mais aussi par un problème d’isolement très fort. Le logement est anxiogène. Ce qui interpellait aussi très fort à l’époque, c’est qu’il n’existait qu’un parcours très linéaire, un peu en escalier (modèle qui, de manière caricaturale, conditionne l’accès à certains services selon des parcours ‘types’ et une ‘échelle de réussite’, NDLR). Au final, c’était un peu une logique méritocratique et toute une série de personnes qui n’avaient pas les ressources suffisantes ne pouvaient pas franchir ce parcours», retrace Mallorie Van den Nyden, directrice de l’association Fami-Home, asbl «fille» de la maison d’accueil Source. «Le logement est la condition à la réinsertion, à la reconstruction psychique, en ont conclu les partenaires. Et puis c’est un droit. Aujourd’hui, cela paraît évident, mais, à l’époque, cela ne l’était pas tant que ça.»
L’asbl Fami-Home, structure d’habitat accompagné et d’insertion par le logement, se lance alors dans l’aventure de son «Habitat solidaire», un logement collectif destiné à des sans-abri, «des personnes très abîmées, très précaires, souvent exclues partout ailleurs».
Quatre maisons avec jardin accueillent aujourd’hui à durée indéterminée une quinzaine de personnes, et une cinquième est sur le point d’ouvrir. La principale condition d’accès à ces habitations consiste à accepter «les règles de vie en cohabitation établies par le groupe», ainsi qu’un accompagnement collectif visant à rendre cette vie collective la plus sereine possible. «Nous n’avons jamais appelé notre projet ‘Housing First’, car c’est quasi un label, ajoute Mallorie Van den Nyden. Mais c’est bien un projet ‘bas-seuil’ d’accès direct de la rue au logement.»
Housing First en Belgique
Né au début des années 1990 aux États-Unis, adopté dans plusieurs pays européens (Finlande, Danemark, Irlande), le modèle Housing First est mis en oeuvre en Belgique depuis plus de deux ans dans le cadre d’une expérimentation financée par le fédéral (1) à Bruxelles, Anvers, Gand, Charleroi et Liège dans un premier temps. Des villes auxquelles se sont ajoutées, il y a un an environ, des entités de taille «moyenne»: Namur, Molenbeek et Hasselt.À Bruxelles, le financement fédéral est complété depuis 2015 par un financement de la Cocom, qui a intégré dans son giron un nouveau projet proposé par le Samusocial, «Step Forward», ne participant pas à l’expérimentation fédérale et s’adressant à un public de jeunes de 18 à 25 ans. L’enjeu, à terme, est que la pérennisation de ces projets repose exclusivement sur les Régions. La secrétaire d’État à la Lutte contre la pauvreté, Elke Sleurs, va «certainement» assurer un financement de transition jusqu’en décembre 2016, selon Coralie Buxant, coordinatrice générale de «Housing First Belgium».
Housing First, un label ?
Plutôt que d’un label, Coralie Buxant, coordinatrice de «Housing First Belgium», préfère parler d’une «expérimentation avec différents sites d’implémentation» qui, au-delà des particularités locales, respecte un certain «modèle», une certaine «philosophie». Dans le cadre de l’évaluation fédérale de ces projets, un «test de fidélité» a même été passé par chacun d’entre eux, afin d’en estimer la proximité avec le modèle de référence, né dans les années nonante aux États-Unis (voir encadré).
En construction depuis 2001 avec la collaboration de dix associations des secteurs du sans-abrisme, de la santé mentale, des assuétudes et du logement, le projet Housing First du Smes-B, à Bruxelles, s’est toujours voulu «le plus proche possible du modèle Housing First», précise d’emblée Muriel Allard, qui le coordonne. Pourquoi? «Parce qu’il a été évalué comme étant le plus efficace en Amérique du Nord, mais aussi parce que nous partageons complètement ses valeurs : le non-jugement, l’empowerment, le rétablissement, la participation.»
Housing First propose à des sans-abri «longue durée» un accès direct au logement, sans étapes intermédiaires et sans autre condition que celle de payer son loyer. Les projets mis en œuvre se réclament du modèle nord-américain et reposent sur plusieurs principes fondamentaux.
Le public cible tout d’abord. Housing First s’adresse à des sans-abri avec un long parcours en rue et des problématiques de toxicomanie et/ou de santé mentale. «Le système actuel d’aide aux sans-abri discrimine certaines populations, puisque 30 % du public reste à la rue malgré les aides existantes. C’est ce public-là qui est visé», explicite Coralie Buxant. Et à ceux qui allèguent que le projet, en établissant des critères aussi stricts, est lui-même discriminant, elle répond du tac au tac: «C’est de la discrimination positive.»
Une définition rigoureuse qui n’a pas empêché le Samusocial, à Bruxelles toujours, de mettre sur pied un projet un peu hors cadre (et en dehors de l’expérimentation fédérale). «Avec le CPAS de Bruxelles, nous avons décidé d’unir nos forces et compétences pour un projet qui vise les jeunes de 18 à 25 ans. Le CPAS et nous, observons de plus en plus de jeunes en rue. Si on peut très vite les faire sortir de la rue, c’est autant d’années de gagnées», justifie Laurence Bourguignon, directrice pédagogique de la structure d’accueil d’urgence. «Mais ce sont des jeunes avec des problèmes psychiques et des assuétudes. C’est donc bien du Housing First, avec la même démarche, la même vision.»
Si Muriel Allard ne remet pas en cause l’existence, dans le secteur, de projets divers qui se destinent à des publics tout aussi variés (femmes, familles monoparentales, jeunes…), elle estime qu’«il est important d’appeler Housing First ce qui est du Housing First». Une question de visibilité, mais surtout de continuer à prendre en compte les publics les plus fragilisés. «Car jusqu’ici, personne n’avait fait le choix de prendre en charge ces personnes qui vont le plus mal, qui ne sont pas demandeuses et pour lesquelles on pensait que rien ne pouvait marcher.»
Des spécificités locales
Deuxième précepte à la base du Housing First: un accompagnement social séparé du logement. Autrement dit, si le locataire décide de se dégager de l’équipe d’accompagnement, il peut conserver son toit, à la seule condition de respecter son contrat de bail. L’accompagnement proposé par les projets Housing First se doit d’être «intensif», «sur mesure», «mobile», «sur une base volontaire» et «aussi long que nécessaire». «Une manière de travailler qui ne va pas de soi», commente Sébastien Lo Sardo, du Forum bruxellois de lutte contre la pauvreté, en train de réaliser un travail de documentation des pratiques des deux projets bruxellois portés par le Smes-B et Infirmiers de rue. «Cet accompagnement impose une redéfinition de la relation entre la personne et l’institution: ce n’est plus la personne qui doit montrer patte blanche, mais l’institution qui se moule aux besoins de la personne. C’est un boulot extrêmement violent pour le travailleur social, pas seulement à cause du public cible, mais aussi parce que le cadre d’intervention est très modulable. Quand il sonne à la porte, il ne sait pas s’il va aller boire un café avec la personne pendant une demi-heure ou s’il va aller aux urgences psychiatriques. Ces travailleurs portent une certaine manière de travailler et c’est précieux.»
Encore une fois, si les défenseurs du modèle Housing First ne souhaitent pas s’ériger «en gardiens du temple», ils tiennent à «stimuler une culture du Housing First» et empêcher «les stratégies opportunistes» qui tenteraient d’accaparer les subsides sans respecter les valeurs originelles du modèle.
Troisième principe fondateur du Housing First, un logement accessible avec un bail illimité dans le temps. Là où les projets belges sont moins fidèles à l’archétype new-yorkais, c’est sur cette idée selon laquelle le locataire devrait allouer moins de 30% de son revenu à son loyer. Avec la plupart du temps, un RIS de 800 euros pour seul revenu et sans «aides au loyer» (telles qu’elles existent dans d’autres pays), c’est chose impossible. Autre bémol, le principe de libre choix du logement, qui, dans un contexte de crise du logement, est difficile à suivre.
Au-delà du respect à ces critères, les projets comportent dans leur mise en oeuvre leur lot de spécificités. Exemples? Si l’appartement individuel reste la norme, d’autres habitats, comme une maison de repos ou une initiative d’habitations protégées, sont expérimentés, toujours en complément de cet accompagnement intensif proposé par les équipes «Housing First».
Autre particularité, le Smes-B travaille avec un «pair aidant», soit «quelque qu’un qui a eu un parcours similaire, qui s’en est sorti, et qui fait aujourd’hui partie de l’équipe d’accompagnement sur la base de cette expertise». À Namur enfin, on a misé sur une équipe pluri-institutionnelle. Tandis que le relais social pilote le projet, quatre autres institutions (Ville de Namur, deux associations du secteur toxicomanie, le relais santé) ont détaché des travailleurs afin de pouvoir répondre «aux besoins complexes qui émergent au fil du temps», explique Renaud De Backer, coordinateur du projet. Un vrai partenariat, donc, qui a permis l’intégration cette année de 11 personnes dans les différents logements débusqués par un «capteur de logement» dans les parcs locatifs public et privé.
90 % des ex-sans-abri toujours dans le logement
L’évaluation fédérale de Housing First est toujours en cours. Après deux ans, 90% des personnes entrées dans un logement dans le cadre du Housing First y sont toujours. Gérer cette «mise en logement» est la priorité. «Certaines personnes dorment par terre ou ne prennent pas de douche pendant des mois, raconte Muriel Allard. C’est la même chose pour la consommation, rien ne les oblige à arrêter. On en parle, mais on travaille cette question dans une optique de réduction des risques. Ces personnes n’accepteraient pas d’entrer dans un projet avec des règles trop strictes, trop cadrantes. Comme pour tout le monde, les grands changements doivent venir de la personne elle-même.»
Quant aux impacts du projet sur la santé mentale ou les addictions, on constate une stabilisation de l’état des personnes. Muriel Allard note aussi, chez les «ex-sans-abri», une meilleure estime de soi, une envie de refaire des projets ou, parfois, des contacts qui se renouent avec leur famille. «En deux ans de recul, toute une série de personnes se sont stabilisées. Mais il faudra de nombreuses années pour noter une amélioration de leur santé physique, du point de vue des addictions ou de l’insertion sociale: on ne peut pas reconstruire en deux ans ce qui s’est étiolé en quinze.»
Même son de cloche chez Laurence Bourguignon, du Samusocial: «Une fois dans leur appartement, les jeunes se disent: ‘Moi aussi je peux vivre comme les autres jeunes de mon âge.’ C’est un projet hyper-motivant, mais aussi difficile. S’ils font une overdose dans leur logement, cela ne se passe pas sous les yeux de tout le monde. Il y a un risque clair par rapport à cela.»
Renverser la vapeur ?
«La fin du sans-abrisme à Bruxelles est possible! Elle est même à portée de main, ou plutôt de décision ministérielle», proclame une Carte blanche dans Le Soir du 26 avril dernier, intitulée «Le ‘Housing First’, premier échelon vers la fin du sans-abrisme à Bruxelles?» «Aujourd’hui, avec les moyens annuels alloués aux dispositifs d’urgence – 10 millions d’euros –, y lit-on, il serait possible de reloger durablement la majorité des personnes actuellement en rue présentant les profils les plus complexes.»
Le secteur du sans-abrisme devrait-il basculer du tout au tout vers des projets de type «Housing First»? «Au début on s’est fait beaucoup d’ennemis. On prenait notre discours comme “Vous avez essayé, mais vous n’avez pas réussi”, explique Coralie Buxant. Nous avons compris qu’il fallait parler autrement: il faut des offres multiples pour des publics multiples. Mais le constat, c’est que ce public restait à la rue, malgré l’efficacité de l’offre pour d’autres.»
«Ce qui a pu produire des craintes, c’est que, dans d’autres pays, Housing First est devenue la politique principale d’aide aux sans-abri, ajoute Muriel Allard. Ici on en est très très loin.» Il reste que le modèle, désormais en train de prendre racine dans le paysage belge de la lutte contre le sans-abrisme, vient rendre visible, concrète, cette approche «centrée logement» qui fait l’objet de recommandations européennes depuis plusieurs années. Et en proposant un saut direct de la rue au logement, il bouscule les habitudes.
«Si ça marche avec ce public très éloigné du logement, cela devrait marcher avec les autres», glisse Coralie Buxant. Tout en coûtant moins cher, puisque l’accompagnement de publics moins fragiles pourrait être plus léger et réalisé par d’autres acteurs. «Tout le monde y adhère, ça marche, soutient encore la coordinatrice fédérale. Mais cela inquiète les autres parce que les portefeuilles des subsides ne sont pas extensibles. Pour l’instant, je pense que les choix ne sont pas optimaux. Les ministres ne sont pas prêts à réévaluer leur politique de lutte contre le sans-abrisme. Ils considèrent que Housing First est un outil en plus qu’ils financent en parallèle du reste. Et l’urgence sociale est financée un peu plus chaque année. L’un dans l’autre, tout cela coûte très cher.»
Aujourd’hui un consensus se dégage sur la nécessité de booster les approches «centrées logement». Mais celles-ci seront-elles aptes à venir à bout de toutes les situations? «Il y a des personnes qui ne sont pas prêtes, à qui cela ne convient pas, tempère Mallorie Van den Nyden. J’ai moi-même travaillé en maison d’accueil, il y a certaines personnes à qui cela fait du bien de se poser, d’être pris en charge. [La mise en logement], cela demande quand même une dose d’autonomie, un minimum de ressources.»
«Il y a toute une série de personnes avec des problèmes psychiatriques lourds qui ne sont pas en demande d’intégrer un logement et qui vont rester dans le circuit de l’urgence sociale, où ils n’ont pas de comptes à rendre», ajoute de son côté Laurence Bourguignon. Sans parler des sans-papiers, condamnés à errer d’hébergement d’urgence en abri de fortune, la signature d’un contrat de bail étant hors de leur portée. La Finlande, qui a résolument opté pour une optique Housing First en prévoyant la fermeture progressive de ses refuges au profit d’appartements susceptibles d’être occupés de manière permanente, a dû rouvrir certains refuges d’urgence, concède d’ailleurs Coralie Buxant.
Le sans-abrisme n’est-il pas aussi une problématique qui devrait être traitée en amont, par davantage de prévention afin d’empêcher les expulsions de leur logement des personnes les plus fragilisées? «Il y a en effet encore beaucoup trop peu de réponses par rapport à cela, répond Muriel Allard. Mais de nouveau, il y a un sens à ce que la priorité aille, pour une fois, aux personnes en rue qui n’ont aucune perspective et qui y meurent encore trop souvent.»
Note:
- Le projet est soutenu par la secrétaire d’État Elke Sleurs, le SPP-Intégration sociale, la Loterie nationale. Notons que, à Charleroi, le projet avait bénéficié auparavant d’un financement d’Éliane Tillieux, alors ministre wallonne de l’Action sociale.