Le documentaire Bureau de chômage offre une plongée saisissante dans la machinerie complexe des contrôles de chômage.
Un lieu: un bureau de l’Onem de Charleroi. D’un côté de la table, des chômeurs. De l’autre, des contrôleurs. Pour seul décor sonore, le bruit des voix, des pas, des touches de l’ordinateur, des fardes qui s’ouvrent et se referment et des pages qui se froissent. Les réalisatrices Charlotte Grégoire et Anne Schiltz ont assisté à des dizaines de face-à-face entre l’Onem et le chômeur, sommé de prouver sa recherche d’emploi. Ce huis clos tragicomique donne un visage à la masse invisible des demandeurs d’emploi. Il interroge aussi le sens du travail aujourd’hui et montre les limites du système de contrôle des chômeurs. Rencontre avec les réalisatrices, témoins privilégiées de ces duels mouchetés.
Alter Échos: En regardant votre parcours cinématographique, s’il fallait définir un fil rouge, ce serait un intérêt pour l’humain qui galère, qui se bat aussi pour s’en sortir.
Charlotte Grégoire: L’humain qui galère, peut-être, mais pas toujours. On s’intéresse surtout à l’humain dans toute sa complexité.
Anne Schiltz: À travers les différents projets que nous avons menés ensemble, même si les sujets et les contextes sont différents, on s’intéresse toujours à l’humain dans son quotidien, à la banalité dans ce qu’elle a de plus touchant. On cherche, d’une certaine manière, tout ce qui n’est pas banal dans la banalité; à comprendre comment les gens vivent et rêvent. On avait envie pour ce documentaire de mener une réflexion sur le travail et le non-travail, étant nous-même confrontées en tant qu’artiste à la question du contrôle des chômeurs. De là est venue l’idée de ce film. La tâche n’était pas facile, parce qu’en nous-mêmes, nous contenions de la révolte, de l’impuissance face à l’institution, la bureaucratie, l’administration.
A.É.: Comment avez-vous gagné la confiance des protagonistes de ce documentaire?
A.S.: C’est le fruit d’un long travail avec les membres du personnel. Il y avait une confiance à construire. En revanche, il n’a pas été possible de rencontrer les chômeurs en amont, trop nombreux dans cette grande machinerie. On les a donc vus pour la première fois quelques minutes avant leurs contrôles. C’était quelque chose de très nouveau pour nous par rapport à nos autres films où tout était basé sur la construction d’une relation avec les gens que nous filmions.
C.G.: Il y avait quelque chose de très paradoxal. Nous avons filmé des gens qu’on ne connaissait pas du tout et qui pourtant livraient une parole intime. Nous avons réalisé que ces entretiens constituent des moments d’intimité fugace où le chômeur est là pour se défendre, avec une certaine dignité. C’était très fort parce qu’ils amenaient dans un espace-temps relativement court beaucoup de leur personnalité, de leur vie, de leur passé, de leur situation familiale sociale et économique. Tellement pris par l’enjeu de l’entretien, ils sont même parvenus à oublier la caméra.
A.É.: Les demandeurs d’emploi ont-ils accepté facilement que vous les filmiez?
C.G.: On prenait toujours quelques minutes pour leur expliquer le projet et nos intentions. Et finalement notre crainte de départ s’est dissipée. La moitié des demandeurs d’emploi a accepté.
A.É.: Avec les travailleurs, davantage perçus dans le rôle des «méchants» par une frange du grand public, n’était-ce pas plus complexe?
A.S.: L’exercice était différent pour eux. Ils ne livrent pas leur vie personnelle mais sont filmés au travail, ce qui n’est simple pour personne. De plus, ils travaillent dans une institution, ce qui pouvait engendrer une crainte par rapport aux éventuelles réactions de la hiérarchie. Ils sont aussi très conscients du mépris que peut rencontrer leur métier dans les médias, etc. À Charleroi, sur la bonne trentaine d’agents, seuls sept ont accepté d’être filmés. Les autres nous ont bien accueillis et ont collaboré à d’autres échelles.
A.É.: Ce film porte d’ailleurs un regard nuancé sur le métier de facilitateur des agents de l’Onem… Était-ce l’ambition de départ aussi de s’intéresser à ce métier et pas uniquement aux demandeurs d’emploi?
A.S.: On ne voulait pas faire un film militant. Ce qui nous intéressait, c’était la dynamique à l’œuvre entre les chômeurs et les facilitateurs. Nous pensons que l’un comme l’autre sont piégés dans un système.
C.G.: Nos intentions étaient de mettre en exergue le fossé qui existe entre le système, la procédure incarnée par les facilitateurs et les situations singulières de chaque chômeur.
A.É.: La colère arrive très tard dans le documentaire. C’est la résignation qui prédomine. Est-ce une volonté narrative ou le reflet de la réalité?
A.S.: Les personnes sont en général plutôt plus résignées. Mais quelques uns se battent et n’ont pas peur de la confrontation…
C.G.: Notre idée était, au fil du montage et de la construction du film, d’amener le spectateur du film vers des sensations de plus en plus oppressantes: l’incompréhension, la résignation, le mépris, la colère, la peur et enfin, le découragement, dans la dernière séquence du film. Cela nous a beaucoup marqué: face à l’institution, le chômeur n’a ni le temps ni le droit d’être découragé. C’est très violent.
A.É.: L’incompréhension face à la procédure revient très souvent. «Je ne savais pas que je pouvais imprimer mes papiers au Forem, ou consulter Internet», entend-on plusieurs fois. Vous filmez donc également un système défaillant.
C.G.: Les demandeurs d’emploi sont souvent perdus face à une machine trop complexe, et souvent dysfonctionnelle. Ils ont trop de papiers, beaucoup d’interlocuteurs… Et s’ils ne comprennent pas le jargon administratif et onemien, ils sont d’autant plus fragilisés.
A.S.: On voulait aussi mettre en valeur l’absurdité du contrôle et du système. Les personnes doivent prouver une recherche active d’emploi alors que passer le contrôle à l’Onem ne veut pas toujours dire qu’on cherche par ailleurs du travail. On peut très bien chercher du travail par le bouche-à-oreille, le téléphone, la constitution d’un réseau… Et donc, être démuni lors d’un contrôle de l’Onem. Le contraire est vrai aussi: on peut faire ses devoirs, amener des quantités de preuves et en fait ne pas chercher. On s’est rendu compte que d’une part, on n’a pas le droit de baisser les bras, d’autre part beaucoup de gens n’ont pas les outils nécessaires pour comprendre le langage administratif et savoir ce qu’on attend d’eux. Les premières victimes de ce système sont à nouveau les personnes déjà vulnérables.
A.É.: Il s’agit d’un film sur le travail, le manque de travail mais aussi sur le non-travail.
C.G.: Nous voulions que le hors champ du film fasse écho au monde du travail aujourd’hui: le travail intérimaire, la fin du monde ouvrier, la précarisation du marché de l’emploi, la déshumanisation du travail, l’inégalité des chances, le plaisir et la souffrance au travail. Avec un peu de distance, on se dit que finalement, le système mis en place oblige les gens à accepter n’importe quel travail, quelles que soient les conditions d’embauche, peu importe qu’il corresponde ou non à la formation de la personne, ou à ses ambitions professionnelles, qu’il soit précaire ou non.
A.S.: La notion de travail est très réductrice. Celle de l’épanouissement, très justement formulée par l’un des personnages du film, est rarement entendue, ni prise en compte. Dire «Je veux trouver quelque chose qui me plaise» n’est pas prévu dans la procédure. On ne tient pas compte de l’envie du désir des gens de faire certaines choses et pas d’autres. Et puis certaines personnes n’ont simplement plus leur place dans la société pour trouver un travail.
A.É.: Le dispositif du huis clos et du passage d’un visage à l’autre était-il prévu d’avance ou s’est-il imposé lors du tournage?
C.G.: Le dispositif a été réfléchi et testé avant le tournage. Nous voulions le moins possible toucher à l’organisation spatiale du service et des bureaux afin de laisser les habitudes de chacun en place. L’espace du plateau, qui correspond à l’espace du bureau, situé entre deux cloisons, était très étroit, nous laissant donc très peu de marge de manœuvre pour filmer… Nous avons choisi de n’utiliser qu’une seule caméra et de laisser le cadreur suivre le fil des conversations en fonction de son ressenti.
A.S.: Nous tenions à utiliser cette caméra-épaule flexible et intuitive, malgré les contraintes techniques que cela impose. Cela nous semblait plus plus juste par rapport à la manière dont on voulait témoigner de l’interaction: c’est-à-dire être très proche des deux interlocuteurs.
A.É.: Vous filmez des entretiens individuels, entrecoupés de prises de vue plus générale. Le but était de relier les situations individuelles à une problématique collective?
C.G.: Nous voulions que la narration principale du film repose sur une sélection d’entretiens, où la caméra est très proche des individus, de leur visage et de leur gestuelle. Nous voulions donner au spectateur le temps de rentrer dans l’intimité de chaque interaction. Mais nous désirions aussi élargir les entretiens au système qui les engendre, les replacer dans cette machine infernale qu’est le contrôle des chômeurs, en insérant entre les entretiens des bribes d’interactions qui ont lieu dans les bureaux d’à côté.
A.S.: Ces entretiens nous intéressent pour ce qu’ils sont mais aussi pour ce qu’ils peuvent nous dire sur les milliers d’autres entretiens qui se déroulent un peu plus loin dans ce le bureau ou dans d’autres bureaux ailleurs en Belgique. Il y a très peu d’intimité puisque tout se passe entre deux parois, au sein d’un open space. Ces moments fugaces, filmés de plus loin, traduisaient bien, à nos yeux, l’idée d’une grande fourmilière…
A.É.: Le film est tourné dans une période très critique, en octobre et novembre 2014 , peu avant le 1er janvier 2015, date butoir pour de nombreux chômeurs. Avez-vous fait ce film pour cette raison ou est-ce un pur hasard?
C.G.: Ça nous est tombé dessus! Lorsque nous avons démarré le projet en 2013, on parlait déjà de mesures plus coercitives pour le contrôle des chômeurs. Mais les débats dans la presse au sujet de la limitation des allocations d’insertion et donc les exclusions du 1er janvier 2015 sont arrivées plus tard, au moment où nous avons reçu les budgets pour la réalisation du film en 2014. D’une certaine manière, nous en avons profité pour le film parce que ces exclusions mettaient d’autant plus en exergue l’absurdité du système… Nous assistions à de nombreux entretiens où les gens étaient contrôlés sur leur recherche d’emploi en sachant bien que quelques mois plus tard, ils seraient définitivement exclus du système.
A.S.: Cette situation mettait parfois les facilitateurs dans l’embarras. De manière générale, ils font face à de nombreuses incohérences intrinsèques à tout cadre administratif formaté mais pour s’en protéger, ils n’ont pas d’autre choix que de se retrancher derrière la procédure.
A.É.: Vous êtes anthropologues toutes les deux. Votre «style» pourrait être rapproché du cinéma direct?
C.G.: On privilégie la subtilité à la démonstration ou à l’explication. On essaye de porter un regard humain sur les choses et les situations qui nous entourent.
A.S.: On se confronte au réel de manière directe mais le film est le fruit d’une construction à travers les longues périodes de repérages, d’écriture et puis surtout de montage.
A.É.: Ce film a-t-il vocation à devenir un outil d’éducation permanente?
C.G.: Nous souhaitons d’abord qu’il soit regardé comme une œuvre cinématographique. Mais bien entendu, le documentaire, et les films en général, ont aussi ce pouvoir de parler du réel, et de faire état du monde dans lequel on vit. Si notre film peut avoir la vocation de devenir un outil d’éducation permanente, donner lieu à des débats dans les milieux associatifs et toutes les structures qui travaillent de près ou de loin sur l’emploi, la réinsertion ou le chômage, ou soutenir la cause des plus faibles, nous en serions évidemment très heureuses.
A.É.: S’il y avait un personnage, une situation, que vous reteniez à l’issue de ce tournage…
C.G.: Si je devais choisir l’entretien ou le personnage qui me touchent le plus, je serais incapable de le faire. Je les aime tous. Chaque entretien, chaque personnage du film amène un questionnement propre et des émotions diverses. C’est l’accumulation de chaque situation et de toutes les petites choses amenées en filigrane dans le film qui provoque un sentiment d’impuissance, de violence et d’oppression de plus en plus grand…
A.S.: À l’issue du tournage, c’est l’absurdité du système qui m’a le plus interpellée; un système mis en place pour pouvoir faire le tri entre ceux qui «méritent» leurs allocations, qui y ont droit, et les autres. Il existe pour «démasquer» les fraudeurs. On parle d’évaluation mais il s’agit plutôt d’un contrôle qui, au final, pousse à la fraude. C’est inhérent au système puisqu’il n’y a pas de travail et chacun, à sa manière, met des stratégies en place pour survivre…
Bureau de chômage, un film de Charlotte Grégoire et Anne Schiltz, Belgique/2015/75′, Image : Pierre Choqueux / Son : Jean-François Levillain & Bruno Schweisguth / Montage Thomas Vandecasteele / Montage son & mixage : Jean-François Levillain / Etalonnage : Xavier Pique / Production Eklektik Productions (Marie Besson & Samuel Tilman) www.monoeil.org www.eklektik.be
Projections :
–Festival Filmer à Tout Prix (sélection compétition belge): lundi 09 novembre 18h www.fatp.be (cinéma Aventure, Bruxelles)
–Week-end du doc jeudi 19 novembre 20h au Plaza Art (Mons) vendredi 20 novembre 19h30 au Cinéma Aventure (Galerie du centre, Bruxelles) vendredi 20 novembre 20h au Centre culturel de Neufchâteau
-Projection lors de soirées/événements (en collaboration avec les Grignoux)
jeudi 26 novembre au Cinéma Le Parc Charleroi
lundi 30 novembre au Cinéma Le Parc à Liège
mercredi 2 décembre à la Maison de la culture de Namur
-Sortie en salles dès le 2 décembre au Cinéma Aventure à Bruxelles