La start-up liégeoise Hytchers a mis au point un système d’«autostop» de la livraison qui permet aux automobilistes de transporter des colis d’une station Total à l’autre en échange de crédits-essence. Si l’aspect «économique et écologique» du projet pose question, l’argumentaire bien rodé de ces jeunes entrepreneurs s’appuie sur un autre levier sensible: la défense du (e-)commerce de proximité.
Aussi dématérialisé soit-il, le shopping en ligne finit toujours par un camion sur la route et du CO2 dans l’air. Il y a un an, à l’occasion de leur master complémentaire en entrepeuneuriat à HEC-ULg, Antoine Dessart et Jonas Douin, deux jeunes ingénieurs civils, ont l’idée de créer une société de transport de colis collaborative et écologique baptisée «Hytchers», conscients de la nécessité actuelle de proposer «du sens» et non seulement du service. Le principe? Permettre aux e-commerçants de déposer leurs colis dans une station-essence où ceux-ci sont pris en charge par des automobilistes jusqu’à une autre station se trouvant sur leur itinéraire. Et ainsi de suite jusqu’à ce que le client récupère sa commande – au maximum quatre jours plus tard – dans la station la plus proche de chez lui. «Lorsqu’Antoine étudiait à Louvain, il voyageait souvent entre le campus de Woluwe et celui de Louvain-la-Neuve en faisant de l’autostop. Un jour, il a oublié son livre de statistiques derrière lui et a pensé qu’il était dommage que ce livre ne puisse pas lui aussi faire de l’autostop! C’est comme ça qu’est née l’idée de l’‘autostop des colis’, avec ce constat que c’est souvent dans les stations-essence que les autostoppeurs trouvent un automobiliste pour les véhiculer, en raison de leur position stratégique sur les axes autoroutiers et de la facilité à stationner», raconte Jonas Douin, installé dans les locaux flambant neufs du VentureLab, l’incubateur pour start-up de l’ULg.
Un impact écologique Total
Hytchers facture directement ses services aux e-commerçants, conserve quelque 30% à titre de commission et rémunère avec le solde les automobilistes sous forme de bons d’essence. Une formule économique, mais aussi écologique, défendent-ils. «Classiquement, les colis font de grands détours parce qu’ils doivent passer par des centres de tri, avant d’être dispatchés et livrés vers leur destination finale. Avec Hytchers, les colis sont transportés grâce à des particuliers qui auraient de toute façon fait le trajet», explique Jonas Douin. Nominée récemment dans la catégorie «Sustainable Mobility» lors des «Environment & Energy Awards 2017», la start-up a aussi commandé au bureau indépendant Ecores une étude – «qui a ses limites», reconnaît Jonas Douin – montrant que leur application permettait de diminuer jusqu’à 88% les émissions de gaz à effet de serre liées au transport des colis. Le simulateur disponible sur leur site assure par ailleurs que cinq trajets hebdomadaires Liège-Bruxelles permettraient par exemple d’économiser quelque 1.573 euros de carburant annuel et d’épargner 31,25 kg de CO2.
«Toute notre application est développée pour que les gens ne puissent pas se dire ‘aujourd’hui, je vais faire de la livraison de colis’, mais pour qu’ils profitent simplement du trajet qui est le leur pour faire une livraison», Jonas Douin, fondateur de Hytchers
De quoi redonner bonne conscience aux automobilistes? Oui, à condition de ne pas se laisser troubler par le partenariat de la jeune entreprise avec le géant pétrolier Total, l’unique réseau de stations avec lequel elle travaille actuellement et chez qui les automobilistes peuvent dépenser leurs «crédits». Si cette alliance ne facilite pas l’argumentaire écologique, Jonas Douin est déjà rodé à l’exercice. «Total est un pétrolier: on ne le nie pas. Mais c’est l’un des seuls qui bouge, innove et évolue vers l’énergie renouvelable, le modèle électrique, etc. En ce sens, c’est mieux que d’autres réseaux de stations», avance-t-il. Pour dépasser le récurrent débat sur le «greenwashing» des géants de l’énergie, Jonas Douin a d’ailleurs dans sa botte un autre argument, d’ordre social cette fois. «Total a énormément de stations en Belgique. Or, dans de nombreux villages, la station Total est le dernier commerce de proximité à subsister. Et Total est parmi les derniers à proposer une politique de shop avec du personnel, à l’heure où beaucoup de stations sont automatisées et ne génèrent donc plus d’emploi. Or nous, nous travaillons avec ce réseau de stations, pas avec la partie exploration minière.» Mais, au fait, comment deux jeunes entrepreneurs ont-ils fait pour s’attirer si vite la confiance de ce géant de l’industrie? «J’ai un ami dont le père travaille chez Total, reconnaît avec simplicité Jonas Douin. J’ai demandé à le rencontrer, je lui ai expliqué le projet, il a adoré et, de fil en aiguille, le partenariat s’est mis en place. Total est très sollicité et très sélectif avec ses partenaires, donc pour nous, c’est vraiment une valeur ajoutée.»
Une solution pour les petits e-commerces
Se défendant de participer à l’ubérisation ambiante, Hytchers rappelle par ailleurs que son but n’est pas de proposer un job d’appoint aux automobilistes. «Toute notre application est développée pour que les gens ne puissent pas se dire ‘aujourd’hui, je vais faire de la livraison de colis’, mais pour qu’ils profitent simplement du trajet qui est le leur pour faire une livraison. Nous ne proposons pas par exemple une liste de tous les colis qui sont à transporter en Belgique, mais seulement des colis qui correspondent au trajet que fait l’automobiliste.» Ceux qui voudraient ruser devront de toute manière se contenter d’un paiement «en nature», même si la carte «essence» n’est pas nominative et peut donc être donnée ou, imaginons, revendue. «On ne donne pas du cash aux gens! Ce n’est donc pas une activité complémentaire, mais un moyen de réduire ses frais de carburant», insiste Jonas Douin qui n’exclut pas d’évoluer par la suite vers d’autres rémunérations «en phase avec l’écologie», comme des crédits pour des recharges à des bornes électriques pour les véhicules idoines. Pour le reste, il admet avec nous que, pour les automobilistes, l’incitant financier prime évidemment sur la bonne action. «Mais c’est pareil avec les panneaux photovoltaïques: personne n’en installe uniquement parce que c’est écologique», se défend-il.
Des points «Total» pour résister aux géants? Il fallait oser l’argument.
Après une première levée de fonds ayant permis de récolter quelque 150.000 euros, la start-up a démarré depuis février une phase de test entre les villes de Liège, Bruxelles et Anvers, mêlant le transport de vrais et de faux colis pour limiter la casse en cas de couacs. «La phase de test était destinée à améliorer le processus au niveau opérationnel. Dès fin octobre, nous souhaitons couvrir une bonne partie de la Belgique avec comme objectif à long terme le Benelux.» La start-up pense en effet avoir une place à prendre dans la livraison transfrontalière, qui fait généralement exploser les coûts chez les opérateurs classiques. Elle envisage également des possibilités de partenariats avec les livreurs à vélo présents dans les grandes villes – qui pourraient par exemple assurer la livraison de la dernière station au domicile tout en préservant le parti pris écologique – ou même avec des acteurs comme Bringr, la plateforme de livraison de particulier à particulier lancée par la Bpost au grand dam des syndicats.
Pour l’heure, Hytchers souhaite en priorité s’attirer la faveur des petits e-commerces qui surfent sur la vague écoresponsable. «Beaucoup se spécialisent aujourd’hui dans les produits équitables et écologiques, mais une fois qu’on arrive à l’étape livraison, on se retrouve avec les choix classiques, sans lien avec les valeurs qu’ils défendent», argumente Jonas Douin qui cite parmi ses premiers clients la boutique de puériculture «naturelle» installée à Soumagne Happy Baby ou le magasin de vêtements liégeois Easy Clothes, plutôt présent sur le créneau du vêtement accessible qu’éthique. «Aujourd’hui, on sait que le coût de livraison est un véritable frein à l’achat. Avec ce système, les petits e-commerces pourront bénéficier d’une livraison bon marché alors que, classiquement, c’est eux qui paient le prix fort tandis qu’Amazon ou Zalando peuvent se permettre de pratiquer des prix planchers en raison de leur volume de marchandises», explique encore Jonas Douin. Des points «Total» pour résister aux géants? Il fallait oser l’argument. «En quête de sens», Hytchers l’a fait.
En savoir plus
www.hytchers.com, application disponible sur Apple Store et Google Play.
Alter Echos (site), «Ma voiture, ma nécessité?», Manon Legrand, 29 juillet 2015